Un cadavre sur le palier, ou le temps de l’indifférence

Il y a quelques jours, lors d’un voyage à Paris, j’ai cru reconnaître sur un quai de la ligne 6 du métro une ancienne voisine qui m’a occasionné l’une des expériences les plus désagréables de mon existence. Était-ce elle, 25 ans après, ou quelqu’un qui ressemblait à l’image, vieillie d’un quart de siècle, que j’avais de cette femme ? Peu importe, une rame l’a emportée tandis que j’attendais la mienne sur le quai opposé. Mais cette rencontre a fait ressurgir des images enfouies, et une dizaine de jours plus tard, je ne parviens pas à m’en défaire...
À cette époque, mon épouse et moi résidions dans le 13e arrondissement de Paris, au 5e étage d’un IGH (Immeuble de Grande Hauteur), autrement dit une tour d’habitation. Chaque étage comportait sept appartements, disposés en U autour d’un puits technique central où étaient notamment logés les ascenseurs et l’escalier. Vers 1 heure du matin, notre fils est revenu d’une sortie avec des copains. Très agité, il est entré dans l’appartement et nous a réveillé en nous secouant ; il était livide. « Il y a un cadavre sur le palier ! » nous a-t-il dit.
Je suis sorti sur le palier, et immédiatement j’ai vu des cheveux noirs qui dépassent sur le sol dans l’un des angles du palier ; de longues traînées de sang couraient sur les murs ; ici et là des traces de doigts s’étaient imprimées comme des témoignages d’art pariétal sur les parois d’un site préhistorique. La porte de notre voisine, une jeune Capverdienne – appelons-la Amalia –, était entr’ouverte. J’ai contourné l’angle du palier et découvert son corps inanimé. Á l’exception d’un slip, Amalia était nue sous un peignoir largement ouvert. Elle s’est ouvert les veines mais elle vivait encore : par chance, les entailles avaient rapidement coagulé. Tandis que mon épouse appelait le gardien et les secours, je pénétrais dans l’appartement d’Amalia. Aucun doute sur le suicide : plusieurs bouteilles d’alcool étaient ouvertes, et un couteau de cuisine baignait dans une bassine ensanglantée.
Nous n’avions pas de rapports étroits avec cette jeune femme, et pour cause : Amalia travaillait dans une boîte de nuit et ses horaires n’étant guère compatibles avec les nôtres, nous ne la croisions que rarement. En discutant avec elle, nous avions quand même compris qu’elle avait une vie sentimentale compliquée. Après avoir eu quelques brèves liaisons, elle était tombée amoureuse d’une sorte d’aventurier portugais qui la manipulait sans vergogne : cet individu menait une double vie, partageant son temps entre son épouse légitime à Lisbonne et sa maîtresse à Paris où ses (troubles) affaires l’amenaient très fréquemment. Manifestement, il berçait Amalia d’illusions. Jusqu’au jour où la jeune femme ne l’a plus supporté.
À 1 h 15, les lourdes portes coupe-feu des ascenseurs ont été bruyamment fermées pour isoler notre étage. Il y avait là le gardien de nuit, des policiers, et bien entendu les pompiers, accompagnés par un jeune médecin. Tandis que ces derniers s’efforçaient de réveiller la voisine avant de l’évacuer, nous répondions aux questions de la police. Je vous laisse imaginer le bruit que font les voix et la manipulation du matériel de réanimation, puis de la civière ! Enfin, près de trois quarts d’heure après la découverte du corps, l’ordre d’évacuation a été donné ; la voisine n’avait pu émettre que quelques grognements avant de replonger dans un dangereux coma éthylique. Direction : les urgences de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, situé à quelques centaines de mètres de là.
En cinq minutes, le palier s’est vidé après que le gardien eût fermé l’appartement d’Amalia et pris possession de son jeu de clés. Mon épouse et moi sommes retournés nous coucher. Il était 2 h 05. Notre fils dormait déjà, terrassé par l’émotion et sans doute également par les quelques bières bues avec ses amis à la Butte-aux-Cailles ou au Quartier Latin. Le sommeil avait été beaucoup plus dur à trouver pour nous.
7 h 30. Requis d’urgence à son domicile par le gardien de l’immeuble, le sympathique Omar, un Malien du voisinage, d’habitude très enjoué, s’efforçait en grimaçant de faire disparaître les traînées sanglantes sur les murs. Pas facile d’enlever des taches de sang sur un crépi. Surtout quand on a sur le dos un abruti comme le comptable du cinq-pièces qui jouait les contremaîtres et ne lâchait pas ce pauvre Omar d’une semelle. Ce sont les éclats de voix de ce col blanc autoritaire qui m’ont attiré sur le palier. Furieux, j’ai envoyé balader ce parasite et suis resté à discuter avec le Malien que je connaissais un peu, de même que sa femme et ses deux gamins.
Omar s’est détendu. Puis il a parlé : « Il paraît qu’à part votre femme et vous, tous les autres sont restés enfermés chez eux malgré le raffut. Chez nous, au village, tout le monde serait sorti de chez soi pour aider les secours, ou pour encourager le blessé. » Je suis resté silencieux. Eh oui, Omar, c’est bien là que se situe la différence : chez nous en ville, personne (ou presque) ne sort plus de son appartement. Par peur de prendre un mauvais coup, par peur d’être impliqué dans une sale histoire, par peur… d’on ne sait trop quoi…
Amalia n’a commencé à émerger que deux jours plus tard. Elle a même eu la force de m’adresser un sourire lorsque je suis allé lui rendre visite à la Salpêtrière. En la quittant, j’ai rencontré l’infirmière qui s’occupait d’elle. C’est cette femme qui a le mieux résumé la situation : « Des cas comme celui-là, nous en voyons toutes les semaines. Le pire, c’est que dans notre pays, on peut crever d’abandon au cœur de la ville. Et l’on ne peut même pas blâmer les gens de leur indifférence : entre les spectacles de plus en plus violents et les discours sécuritaires qui, loin de les rassurer, alimentent au contraire leur sentiment d’insécurité, ils se replient sur eux-mêmes. » Cela s’est passé il y a 25 ans. Et si l’on en croit les sociologues, l’indifférence aux autres n’a fait qu’empirer depuis cette époque.
Amalia s’en est sortie et, quelques jours plus tard, nous a offert un apéritif au son d’une musique capverdienne. Trois mois plus tard, elle a repris l’avion pour Praia. Avec, dans ses modestes bagages, quelques expériences en plus et pas mal d’illusions en moins…
Note : À l’exception des noms, cette histoire est, hélas, rigoureusement vraie.
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