Bac plus 4, la cinquantaine, ex-commerçante en liquidation judiciaire, crise économique. C'est très bête, mais avoir voulu monter ma propre affaire m'a coûté beaucoup d'argent, et me voilà donc à accepter des jobs à droite et à gauche pour survivre financièrement.
Passé les premiers mois de déprime, et les sursauts d'orgueil, les "non, je ne ferai pas ça", il s'ouvre à moi un extraordinaire champs d'expérimentation et de découverte. Accepter des jobs à droite et à gauche, c'est découvrir des univers que je côtoie quotidiennement sans les connaître, sans y prêter d'attention. Finalement, c'est une chance de cesser de me scléroser, une chance d'apprendre.
Je suis donc totalement détendue et ouverte à l'expérience lorsque j'accepte de faite une mission de merchandising, dans une grande enseigne, entre quatre heures et huit heures du matin. Il s'agit de mettre en rayon des produits d'une marque réputée selon un plan préétabli. Plutôt simple comme emploi, plutôt bien payé aussi, enfin, si l'on considère le salaire moyen de ce genre de jobs...
Depuis quelques jours, je me sens excitée comme une petite fille à l'idée de voir l'envers du décor, un hypermarché la nuit. Pourtant, je ne fréquente que très peu, pour ainsi dire pas du tout, ce genre d'enseignes. Je m'y sens vite perdue, angoissée, écœurée , enfermée.
Trois heures et demie du matin. Quelque voitures sur le parking, quelques silhouettes poussant des files de chariots, on entre par la porte de derrière, béton à nu et néons, on présente nos papiers, le mec grincheux derrière son petit bureau nous donne un badge en échange. Ça y est, j'y suis. Comme je ne connais pas vraiment l'ambiance de ces magasins de jour, cela ne prend sans doute pas toute sa saveur, mais qu'importe. Je suis dans le temple de la consommation. Ou plutôt, je suis dans l'envers du décor du temple de la consommation.
C'est sale, bordélique, des caddies pleins de marchandise stationnent devant des rayons en désordre, les humains arrivent par petits groupes, pâles, ensommeillées mais se voulant énergiques et dynamiques. Car, et c'est une des grandes règles de notre société, il importe d'être toujours battant et tonique. Après, on a le risque de finir en burn out ou en problèmes ostéo articulaires sérieux, et on est éliminé de la danse des battants dynamiques. C'est juste une règle un peu stupide à connaître, parmi l'océan de règles un peu stupide de notre univers.
Je me dis que c'est bien d'être avec deux amis, seule, cela aurait été plus glauque, une ambiance à la Hopper sans le raffinement, une expérience un peu burlesque, mais sans la dérision.
On part à la recherche de notre rayon. On le trouve, mais notre chef n'est pas encore là. Alors, on attend en papotant, puis en plaisantant. On attend un bon moment, autour de nous cela commence à s'agiter, sans sourire et sans élan. L'ambiance est fiévreuse et fatiguée. Un petit chef au polo rayé et au visage fermé aboie des ordres. Notre chef est enfin arrivé, mais comme il ne sait pas encore ce qu'il faut faire, nous continuons d'attendre. Il essaye vainement de demander au petit chef en polo rayé où nous devons nous déplacer, l'autre ne répond pas. Peut être ne sait-il pas lui même ce qu'il convient de faire et cache-t-il cette manière d'incompétence sous des allures de dogue ? Finalement, il apparaît que le rayon doit être vraiment déplacé, alors nous mettons tous les produits dans des caddies. Il est bientôt cinq heures et nous avons travaillé dix minutes.
Notre chef est un jeune homme, c'est la première fois qu'il fait cela. Très vite, les vieux chefs de rayon de l'hypermarché le scannent, comme une marchandise. Jeune poussin paumé, allez, on le réquisitionne pour nous aider dans notre boulot, même s'il n'est pas payé pour ça. Les vieux grigous savent comment être impressionnants avec leurs airs revêches, leur ordres aboyés, leur regards méprisants pour qui ne s'agite pas, pour qui attend qu'il y ait vraiment quelque chose à faire. Le dynamisme, n'oublions pas la distorsion du dynamisme qui pousse les gens à s'agiter jusqu'à s'épuiser. Pour rien.
Personne ne semble savoir où nous devons ranger nos marchandises. Le petit chef s'énerve de notre inactivité, mais, ce n'est pas lui qui nous paye, on ne bouge pas. Bien sûr, ce serait facile d'aller vers la culpabilité et d'obéir par crainte, ou d'aller vers l'humanité et d'aider, normalement, d'autres humains qui travaillent. Ce serait aussi bien vu et dédaigné. Subtil rapport de forces.
Je ne me sens pas coupable, je n'ai pas été embauchée pour aider ces employés à déplacer leurs étagères, alors j'attends. D'ailleurs, il semblerait qu'ils agissent un peu au hasard, qu'ils ne sachent pas vraiment ni quoi faire ni comment faire. Il règne pendant plus d'une heure une ambiance d'improvisation désagréable où chacun râle sur l'autre, incapables qu'ils semblent de s'organiser vraiment pour être efficaces. Le petit chef paraît décidé à nous imposer de l'aider, il multiplie les allusions blessantes en jetant des regards en coulisse vers notre petit trio détendu. Ce monsieur n'a même pas conscience qu'en le demandant poliment, humainement, nous serions peut être disposés à l'aider. Il a sans doute l'habitude avec les employés de l'enseigne de fonctionner comme ça, par aboiements et allusions, et le personnel sous ses ordres doit se précipiter pour obéir à des désirs peu clairs, angoissé à l'idée d'être mal noté, ou renvoyé.
Nous filons tous les trois aider une connaissance qui, au bout du rayon, s'active, efficacement.
Finalement, à six heures moins le quart, nous apprenons que tout ce bordel est juste destiné à déplacer le rayon de deux mètres.
Dans une grande surface, les techniques commerciales imposent de déplacer tout le temps les marchandises pour que le "consommateur", cherchant désespérément sa marque préférée de pâtes ou de couches culottes, s'aventure dans des rayons où il n'aurait jamais mis les pieds et achète des produits souvent inutiles dont il ne soupçonnait pas l'existence.
C'est dire à quel point l'on prend les gens pour des cons, c'est dire aussi à quel points nous le sommes.
J'oublie parfois qu'il ne s'agit absolument pas d'avoir des personnes responsables qui viennent acheter des produits dont ils ont besoin, mais des moutons, des enfants obéissants à leurs impulsions : c'est nouveau, c'est beau, la pub en parle, mon voisin l'a, je veux. Et de remplir des placards de bouffe que l'on finira par jeter, parce que pourrie ou périmée, et de collectionner des gadgets qui, passé les premiers jours de découverte, finiront oubliés dans le fond d'un tiroir. Mais cela fait marcher le commerce, la machine. On importe des conneries inutiles de l'autre bout de la planète pour que des personnes lobotomisées par les messages publicitaires incessants les achètent. Qu'ils les utilisent ou non n'a aucune importance. On remplit par des objets, par des gadgets, le grand vide affectif, relationnel, intellectuel et spirituel dans lequel tout est fait pour maintenir les "consommateurs".
Je dis là des évidences, mais à ce moment, à six heures de matin, dans une grande surface bourdonnante, je les ai sous le nez, ces évidences, jusqu'à m'en donner la nausée, et l'envie de rire aussi.
Nous allons donc déplacer notre rayon de deux mètres, et nous sommes consternés en pensant que nous avons entièrement vidé le rayon, alors qu'il aurait suffit de pousser. Mais non. Le petit chef décide qu'on va aussi bouger les hauteurs des étagères. Sans doute un truc découvert par des neuropsychologues sur l'oeil, le regard, et immédiatement appliqué au délire consumériste. Les voilà donc poussant, démontant, déplaçant les présentoirs et les étagères. Sous les présentoirs, c'est franchement sale, crade, dégueulasse, pourri. Tellement sale que de grandes traînées noires et collantes accrochent les résidus des paquets qui s'éclatent au sol dans le déménagement.
Car, dans le déménagement du rayon, des produits tombent. Les mecs les écrasent avec leurs grosses chaussures de sécurité. Mépris total du contenu. C'est de la nourriture, quelque part loin en amont, d'autres humains ont travaillé à la produire, et quelque part, pas très loin en aval, cela ferait le repas de quelque désargenté qui se demande ce qu'il va faire manger à ses enfants. Mais ce symbolisme évident n'a pas sa place dans le temple. Les paquets succombent sous les lourdes chaussures. Un type armé d'une balayette enlève le plus gros, on replace les présentoirs, la merde crasseuse est cachée, la nourriture éventrée est jetée....
Je lève les yeux. Au dessus de nous, perdue, une tourterelle nous regarde. Comment est elle entrée ? Et trouvera-t-elle la sortie ? Sans doute pas. Sans doute peut -elle vivre dans cette abondance de nourriture éparpillée, boire, je ne sais pas. Sans doute va-t-elle mourir après une vie de merde pour un oiseau, coincé au dessus des rayons d'un hypermarché. J'ai un peu de peine, j'aimerais bien la sortir de là. Mais en quoi finalement est elle différente des tous ces gens coincés dans ces obligations de consommer pour les uns, et de tout faire pour favoriser la consommation pour les autres ?
Reprise de l'histoire, six heures et demi. Les dessous des présentoirs déplacés ont été vaguement nettoyés, les étagères sommairement dépoussiérées quand nous réalisons que les tout n'est pas vraiment à la bonne hauteur. Et puis, le dessin du rayon tel qu'il devra être à l'ouverture du magasin montre sept étages, et là, il n'y en a que six, bancals en plus.
Allez, on vide à nouveau, on équilibre. Et on recommence. Mettre les boîtes en place pour que cela ressemble à la photo.... et cela n'y ressemble pas. On s'active quand même, un peu par pitié pour le jeune étudiant, un peu par ras le bol de ne rien faire.
On approche des huit heures, l'ambiance devient fiévreuse. Une jeune femme passe et repasse dans les rayons, elle fait les courses pour des gens, ça s'appelle le drive. Normalement, cela se fait dans des hangars organisés pour ça, et là, c'est encore de l'improvisation. Elle cavale avec son petit sac à la main, déjà stressée. On a du lui donner une cadence de travail juste assez rapide pour l'épuiser et la culpabiliser de ne pas être à la hauteur. Technique classique de management.
Je suis fatiguée. Je suis heureuse de ne pas avoir plus de temps à passer aujourd'hui sous les néons. Il est huit heures, on part. On laisse le petit chef avec son rayon bancal, un peu partagés. L'humanité voudrait qu'on l'aide à ranger correctement, mais, en quatre heures, pour cause de désorganisation complète et générale, nous n'avons pas réussi à faire ce qui, sans efforts, aurait demandé une heure à une seule personne...Sous des allures d'efficacité, nous venons de vivre un moment de grand n'importe quoi.
Je n'achèterai pas les produits que j'ai mis en rayon. Ce que je paye en faisant les courses dans des temples de la consommation, c'est beaucoup plus que les quelques ingrédients de mauvaise qualité qui les composent, achetés au plus bas prix par des traders. Ce que je paye, c'est déjà l'énorme machine qu'il faut mettre en place quotidiennement pour arriver à hypnotiser les gens pour qu'ils achètent. Je parle ici de la publicité, des éclairages, des études pour savoir ce qui se vend le mieux, quand, et comment. Et des employés sous-payés à déplacer les rayons, l'humain, dernière roue du grand commerce.
Ce que je paye aussi, c'est la misère d'un univers qui ne propose aux êtres que des choses, de plus en plus de choses, pour qu'ils se sentent exister.
Huit heures et demie du matin, limpide soleil de printemps et café fumant. L’expérience est à refaire, pour payer mes factures. Cela me fait sourire un peu amèrement, mais ce n'est pas très grave. Ou alors, tellement, que je préfère ne pas y penser et savourer le café au soleil.