Vie et mort de la philosophie
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La philosophie est née il y a quelque 2500 ans, en Inde, en Chine et pour nous occidentaux, en Grèce. Qu’est-ce que la philosophie au juste ? C’est en fait une manière de penser et de comprendre, de décrire le monde avec des catégories et concepts, des principes génériques, après avoir observé ce monde et effectué également l’expérience du monde. L’univers, la nature, l’homme et la société, voilà ce que les philosophes grecs observaient. L’expérience concernait essentiellement la vie humaine. Lorsque le philosophe expérimente la vie dans la cité, il conçoit le politique. Lorsque l’expérience éclaire un chemin personnel, la philosophie propose une éthique. Aristote a écrit deux textes majeurs sur ces thèmes incontournables. Mais aussi des textes sur la logique, le vivant, l’âme, la physis (la nature), la métaphysique, le cosmos.
La philosophie a pris d’autres contours et voies au moment de la Modernité. Avec deux périodes. Celle de la métaphysique classique avant Kant (Descartes, Leibniz, Spinoza, Locke) et après Kant celle de la philosophie de l’esprit, de l’expérience, de l’Histoire, de la conscience, avec Schelling, Hegel, Kierkegaard, Nietzsche … et pour finir Husserl et Heidegger. Pendant ce temps, les sciences spécialisées ont supplantés les anciens savoirs. La physique s’occupe de la nature et du cosmos. La biologie et l’évolutionnisme étudient le vivant. Les mathématiques s’occupent entre autres de la logique. Quant à l’expérience humaine, les psychologues s’en sont emparés, laissant aux sociologues la compréhension et la théorisation de la société. Les psychologues sont sortis de leur cabinet pour occuper la scène médiatique et parler des problèmes de société. Ils ont été accompagnés par les nouveaux philosophes venus bavarder sur les questions politiques. Maintenant, les humoristes, les acteurs, les journaleux, les chanteurs viennent parler de la société. Ou de leur vécu. Très intéressant !
La philosophie française est décédée après 1968. En vérité, la philosophie française moderne n’a pas pu rivaliser avec son homologue germanique pendant le 19ème siècle. Le 20ème siècle a débuté avec une vitalité philosophique indéniable, jusque dans l’épistémologie et même les recherches théologiques. Guénon, Ruyer, Kojève, Koyré, Canguilhem, Lubac, Certeau, Teilhard de Chardin … Et puis le tournant des années 1960. Le « structuralisme » suivi par la french theory. La philosophie face à l’alternative entre la sérieuse érudition des professeurs historiens de la philo et la farce des bricolages d’idées avant-gardistes. D’un côté les très rigoureux mandarins de la Sorbonne, de l’autre, des tentatives d’innovation menées par des philosophes qui connaissaient aussi bien les auteurs classiques que les professeurs sérieux mais qui voulaient tracer un autre chemin et faire œuvre. Quelques noms connus. Derrida, Deleuze, Lyotard et pour finir le dernier de la liste, Alain Badiou. Avec le recul, on peut penser, du point de vue de l’universel, que tout cet affairement intellectuel n’a été qu’une farce, qu’une vaste plaisanterie fort utile néanmoins, autant que les toiles de Dali et Picasso. On mettra de côté Ellul et Foucault, les rares qui surnagent après 1968 et dont l’œuvre offre un regard perçant sur nos sociétés modernes. Sans oublier l’œuvre magistrale de Strauss dont les vues sur les étapes de la pensée politique sont pénétrantes et encore d’une cruciale actualité.
Après 1980, il reste les philosophes dont les recherches portent sur les grands auteurs passés et qui enseignent la philosophie produite par ces mêmes auteurs passés. Ils sont parqués dans les amphis et les colloques, confinés dans les revues spécialisées complétées par les éditeurs confidentiels. Quelques uns de ces philosophes sortent de leur bocal pour apparaître dans les médias et écrire des livres populaires. Ou parfois ne sont jamais entrés dans le bocal universitaire avec ses normes contraignantes. Ce sont plus des intellectuels que des philosophes. De BHL et Finkielkraut à Onfray, Stiegler, Serres, Lenoir et toute une flopée d’écrivains philosophes à succès. Ces intellectuels ne disent pas que des idioties ou des choses insignifiantes. C’est juste que rapportés aux grandes figures de la pensée il semblent se placer au niveau du bavardage. L’usage de ce terme indiquant bien le volet médiatique. La plupart de ces intellectuels sont brillants à l’oral. On peut les trouver instructifs, intéressants ou carrément ennuyeux. Les intellectuels au service des citoyens, les professeurs au service de la transmission de l’héritage philosophique. Et encore un peu de place pour les farceurs mais les idées nouvelles se font rares et le genre s’est épuisé, tout comme l’art contemporain. Sartre était un philosophe engagé. Actuellement, les intellectuels s’engagent surtout à défendre leur visibilité et promouvoir leur image. A se demander si les émissions culturelles ne finissent pas à ressembler à du télé achat.
Ces propos quelque peu lapidaires ne doivent pas occulter les rares travaux philosophiques ayant fait progresser le champ de compréhension de l’existence humaine ainsi que du réel. Citons Paul Ricoeur et Michel Henry parmi une petite dizaine d’auteurs singuliers ayant produit des œuvres significatives après 1970. Quelques penseurs méritent en effet le détour pour leur application à déchiffrer le sens du présent et du passé. Je pense à Lasch mais aussi, plus près de chez nous, un Régis Debray ou un Peter Sloterdijk dont les investigations offrent un regard éclairé sur nos pratiques sociales et institutionnelles.
Ces brèves notes laissent penser à une période achevée. Que ce soit dans la pensée philosophique ou l’évolution des sociétés. Comme au Moyen Age, quand l’univers clos de la scolastique avait réglé toutes les questions de l’époque. Actuellement, le monde n’est plus clos mais il se referme sur l’infinité des affects, des communications, des écrans de tous types et des bricolages sans fin de la technologie. L’homme n’est plus face aux mystères de l’infini indéfini comme au temps de Pascal. Il est noyé dans un infini surdéterminé, servant le flux tel un Shadock décervelé manipulant les clics pour dévorer un morceau du monde artificiel en s’enivrant de divertissements. Alors que les technocrates s’emploient à solutionner les problèmes qu’ils créent. Le technocosme ressemble à une infinité d’opérations et de régulations.
La philosophie occidentale a vécu, elle vit encore mais elle est morte, ou si l’on veut, achevée, ce qui revient à peu près au même. On peut se demander s’il y a encore une possibilité pour une pensée radicale et surtout une place, un accueil, sachant qu’une telle pensée ne sera pas plus accessible qu’un écrit de Heidegger. Une pensée dont la hauteur et l’envergure sont comparables à celles des édifices ontologiques d’un Aristote ou un Hegel ? La réponse est affirmative pour le volet « possibilité ». L’ontologie nouvelle sera construite en interprétant la science contemporaine tout en jouant sur une audace spéculative qui ne refuse pas les transcendances et les infinités. Celles de l’esprit et de l’universel. Les premières pièces de l’édifice sont en place. Mais il n’est pas certain que la société accorde une place à ce qui demande de l’exigence tout en mettant en cause quelques fondamentaux permettant au système de se maintenir. Principalement le matérialisme et la croyance dans le marché ainsi que dans la science mécaniste et ses technologies, le tout pour servir le dieu suprême qu’est la Croissance.
Parabole de la pensée occidentale
La philosophie a connu plusieurs moments décisifs. 1, la philosophie grecque qui inscrit l’homme dans la nature et tente d’écrire la cité. L’homme idéal grec est le citoyen vertueux mais l’homme remarquable se trouve plutôt chez Thucydide. 2, la philosophie romaine qui inscrit l’homme dans un destin et une société. L’homme idéal est celui qui suit un horizon sensé et juste ; l’homme remarquable est le tribun. 3, la philosophie médiévale qui avec les Ecritures, inscrit l’homme dans un ordre divin. L’homme idéal est l’homme de bien ; et au dessus, les saints. 4, la philosophie moderne, avec des débuts hésitants et pour finir, l’inscription de l’homme dans l’Histoire (qu’il écrit du reste). L’homme idéal serait le peuple en mouvement et le héros serait remarquable ; aux grands hommes - d’Etat, d’Art, de Science - la patrie reconnaissante ! 5, peut-être ou pas, le moment psychique et existentiel, avec Husserl, Freud, Heidegger. L’homme s’inscrit en lui-même, lui et ses expériences relationnelles dans le monde. Difficile de tracer l’homme idéal. Nous serions alors dans la période de l’homme flou, indécis, incertain. Voire disloqué, ou seul. Fin de partie, 1970. 6, la philosophie post-moderne qui les yeux ébahis observe l’homme inscrit l’homme dans le technocosme, souvent dans les réseaux sociaux et dans l’univers des jeux. Y a-t-il un homme idéal ? Non, mais sans doute un homme conforme, qui travaille, prend des vacances, apprécie les loisirs, utilise les moyens modernes de communication et en France, sait faire la cuisine ! L’homme remarquable, c’est celui qui change la vie mais en surface, dans le technocosme, Steve Jobs ou Mark Zuckerberg et même, cocorico, Roland Moreno l’inventeur de la carte à puce qui est devenue vitale.
L’homme est mort et la philosophie avec. Je parle de la philosophie en mouvement, en changement, en quête d’innovation et de percées inédites permettant de comprendre et interpréter le monde. Morte mais peut-être bientôt renaissante…
Et donc pour finir, 7, la philosophie qui va venir ou pas et se dessine dans quelques lieux de pensée tout en peinant à se forger une visibilité. La « déflagration » philosophique viendra de la science qui a considérablement avancé avec la physique quantique et la biologie. La renaissance de la philosophie ne se fera qu’avec la renaissance de l’homme et réciproquement.
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