Vieillir
Nommer ou mûrir.
Il y a une chanson des Modern Lovers qui m’obsède sans cesse. Dans le refrain, Jonathan Richman répète : « Someday we’ll be dignified and old… » (« Un jour, nous serons dignifiés et vieux »). Une autre question née de l’écoute de cette chanson m’est souvent venue à l’esprit : comment les caïds nourris à la culture urbaine allaient-ils un jour être dignifiés et vieux ? Comment même le rock, la pop, cette culture juvénile américanisée allaient-ils permettre à tous ces gens autour de moi de vieillir ? Je revois mes deux grands-pères, tous deux statiques, souvent mutiques, laisser percer en quelques mots ou par un regard vif tout le sens de leur présence. Ils n’avaient pas été jeunes comme j’allais l’être. Mes parents non plus ne l’ont pas été. Leur musique et leur tempérament ne les enjoignaient pas à tout dire. Il était désirable avant tout de danser et de chanter, et de pouvoir supporter le travail. Le sens importait peu. Il était déjà là, il n’y avait pas besoin de l’affirmer.
La culture anglo-saxonne qui a avalé la française est arrivée à maturité dans les années 1990. Little Richard chantait « Tutti Frutti » comme un nouveau-né et forcément, en grandissant, la culture pop-rock a étayé son discours jusqu’à devenir progressive ou rebelle. Dans les années 1980, il était trop visible que tout ça était devenu un cirque qui s’auto-alimentait, l’excentricité devenant une conquête en soi. Kurt Cobain et le hip-hop menaient une sorte de combat pour remettre la vraie vie et les sentiments authentiques au centre des débats, et bien entendu, ils ne pouvaient le faire que dans le bruit ou dans le rythme. Ils ont été engloutis dans le spectacle dont les termes avaient déjà été résolus pour Nik Cohn dès la fin des années 1950 : « amasse, bébé, amasse ». Et s’il le faut, et il le faut, dis tout, hurle tout.
Le hip-hop, aujourd’hui un des styles de musique les plus promus et entendus, est également le plus bavard. Au cinéma, les scènes d’exposition sont de plus en plus longues, il y en a souvent même après le générique des films. Les dialogues parfois surlignent abusivement l’image, que ce soit dans un « Star Wars » ou un Terrence Malick. L’inventivité et l’expressivité se font pesantes. La vérité nous presse. Serions-nous parvenus d’un terme d’un processus ? Il a fallu des millénaires d’études pour parvenir à la musique de Bach, des siècles d’expériences pour mettre au point le cinéma de Méliès. Beaucoup moins pour écrire « Anarchy in the UK » ou « The Eternals ». La technique est achevée. Et nous avons tellement de noms à disposition.
Nommer est un élan puérile. Pour chaque enfant, il est magique de regarder le Soleil et de l’appeler le Soleil. Ainsi on se l’approprie. Il y a d’autres objets plus proches que l’on nomme aussi, et parce que ceux-ci, on peut s’en saisir, alors on peut les contrôler et les utiliser pour notre propre bien. On peut nommer nos maux et s’en sentir soulagés. Oui, c’est purement magique de pouvoir nommer. Nommer, c’est le début de l’action, c’est le début de la création, c’est le début de l’ordre. Mémoriser et socialiser ces noms sont les moyens de développer ces actions et ces transformations et ce désordre. Il faut imprimer, diffuser, partager à tout prix. Tout devient objet, tout devient action. Un ordinateur se révèle vite indispensable. De Gutenberg à Zuckerberg, il n’y a qu’un chemin de berge. Passée une certaine quantité, dépassée une certaine qualité, nommer maintient le puérile. Il le fait grandir jusqu’à un certain stade, puis stagner. Il ferme l’accès au mûrir.
Le pouvoir est une lutte des sens, les noms en sont les reflets et non les directeurs. On ne soumet les âmes que pour contrôler les corps et s’accaparer les sols et les ressources. L’aspect purement matériel des enjeux se lit dans le regard des personnes âgées. Dans la culture de ce siècle, cet aspect purement matériel est occulté sous la narration spectaculaire et le recours systématique à l’écran. Les sentiments individuels et l’action sur le monde ne forment qu’un seul continent, et il est bâti sur des noms. Le bruit continu donne aux sens l’illusion d’un temps persistant et donc d’une jeunesse ininterrompue. C’est seulement dans le silence qu’il est possible de vieillir. Et ce silence n’existe plus, pour des raisons démographiques et culturelles.
Nous sommes devenus très nombreux. Huit milliards de respirations et de paroles interdisent le silence. Et nous ne faisons rien pour atténuer le brouhaha. Il est impossible d’entrer dans un supermarché sans y entendre de la musique. Impossible de se rendre à un concert sans entendre des téléphones sonner et des gens y répondre. Même confinés et seuls, c’est la télévision qui apporte les nouvelles. Nous voulons être entourés d’esprits qui parlent et non plus de corps qui vieillissent. Ceux-là, on les place, ils sont gênants.
La raison pour laquelle le silence des personnes âgées passe pour de la sagesse est que lorsqu’elles ouvrent la bouche, la gravité de l’expression de leurs corps marqués par l’usure se voit contredite par la légèreté des mots qu’ils prononcent. Le langage ne transmet qu’une part de l’expérience, et la faute de la culture moderne, dans son élan technocratique, est de tout vouloir/pouvoir/devoir expliciter. Ce mouvement fait partie de l’objectif déclaré de croissance économique, qui appelle la complexité et dénonce la simplicité. On crée ainsi des établissements pour regrouper les personnes âgées, non parce qu’elles sont déconnectées du monde, mais parce qu’elles sont déconnectées de la nécessité de pousser toujours le langage dans ses ultimes retranchements afin de satisfaire à l’augmentation du capital.
Entre les extrêmes de la suractivité juvénile et de la sénilité médicalisée, il y a un milieu inaccessible, et c’est celui de la dignité qui assume de vieillir régulièrement, c’est-à-dire de mûrir. L’équilibre n’a jamais été un thème majeur en politique, surtout depuis qu’elle s’est dissociée de l’économie. Les corps et les esprits sont des consommables. Ils ne doivent pas revenir à la terre ou à la cité mais à l’économie. Ils doivent nourrir la culture, montrer la formidable énergie qui persiste dans l’espèce humaine, quitte à ce qu’elle soit surstimulée par des produits dopants ou canalisée par des analgésiques, la faire circuler. « Tout peut arriver, tout est possible et vraisemblable. Le temps et l’espace n’existent pas. Sur un fond de réalité insignifiante, l’imagination brode et tisse de nouveaux motifs. » (« Le Songe » de Strindberg, cité au dénouement de « Fanny et Alexandre » d’Ingmar Bergman) Qu’importe alors la compagnie. La sensation est un outil qui ne doit pas vieillir afin de pouvoir s’exprimer dans le langage commun, celui qui rapporte.
Alors, oui, je sais qu’on meurt rapidement si on ne se raconte pas d’histoires. La fin de « Don Quichotte » ne prouve pas autre chose. Si je continue à écouter de la musique, c’est parce que je ne suis pas certain que do majeur n’exprime que le triomphe, même quand il est ironique ou amer. Quand je serai vieux (locution primordiale de l’illusion qui lutte contre l’écoulement continu du temps en catégorisant l’idée du « troisième âge », et plus encore de l'espoir de survie), je voudrais surtout entendre un do majeur dénué de fun, détaché du loisir, qui laisse à ma simple présence sans désir le devoir d’exister auprès des enfants et des adolescents. Je voudrais pouvoir rire d’être un ascète, un handicapé de la jeunesse, pouvant se passer de guitares saturées, de basses profondes, de tatouages indélébiles, de licornes et de jurons. Je voudrais avoir un rôle, et il est clair que la culture de mon temps ne me le laissera pas. Heureusement, l’imagination sait coudre sur les blessures.
60 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON