Voici pourquoi le stress au travail est contre-productif
Dans la prison de Guantanamo où la torture est une pratique courante, des médecins sont chargés de veiller à la bonne santé physique des prisonniers. C’est exactement dans cet esprit que le ministre Xavier Bertrand a nommé un groupe d’experts pour « décrire les risques psychosociaux liés au travail et conduire une réflexion prospective sur les indicateurs permettant d’identifier, de quantifier et de suivre ces risques ».
Marianne magazine a publié en mars 2008 une enquête remarquable de Perrine Cherchève, ayant pour titre « Les profiteurs du stress » et pour sous-titre « Des salariés marathoniens de la performance malgré eux, un monde du travail qui pousse au désespoir... Cette épidémie fait l’affaire d’experts en tout genre, prompts à tondre le stress sur le dos des employés et des entreprises ».
Perrine Cherchève donne des précisions intéressantes sur le Dr Patrick Légeron, qui a été appelé dans cette commission par le ministre. Sa nomination a soulevé un tollé de protestations. C’est un médecin psychiatre qui exerce à l’hôpital Sainte-Anne et enseigne à l’université. Auteur de plusieurs livres sur le stress, notamment chez Odile Jacob, c’est donc forcément un habitué des plateaux télé. Mais c’est aussi le patron de Stimulus, un cabinet de conseil spécialisé dans la gestion du stress au travail. Il a pour clients Bouygues, France Telecom, Michelin, Axa... Son chiffre d’affaires qui s’élevait à plus d’un million d’euros en 2006 était en progression de 30 % l’année dernière. « J’ai l’ambition d’avoir une structure qui englobe la totalité de la problématique du stress », a déclaré le Dr Légeron. Il fait partie de tout un petit monde qui met en place le juteux marché du stress, tel Jean-Marie Gobbi, patron de Psya, un cabinet qui cible les grosses PME pour « aider les DRH à mettre en place les actions préventives nécessaires au bien-être des salariés au travail et par conséquent préserver les performances des entreprises ».
La conclusion de l’enquête confirme tout ce qu’on peut lire à ce sujet sur Agoravox : « D’un côté ceux qui assurent que les dégâts sont d’abord posés par les conditions de travail et remettent parfois en cause les directions d’entreprise. De l’autre, ceux qui ne voient que des cas individuels, à traiter comme tels pour le bien de l’entreprise. Le gouvernement semble, bien entendu, avoir choisi le camp des seconds. Ce qui, dans cette situation caricaturale, ne fera rien avancer. »
Perrine Cherchève donne un aperçu des conditions de travail qui provoquent le stress. Elle donne la parole à Bernard Salengro, médecin du travail, chargé des questions de santé au travail à la CGC : « Lorsqu’on demande à un individu de bâcler son boulot ou qu’on ne lui donne pas les moyens de bien le faire, ça le fait souffrir. Le contexte relationnel compte aussi. Aujourd’hui, l’entreprise développe l’individualisme. Son message consiste à faire comprendre au salarié qu’il est seul face au système et que la ressource est en lui, pas dans le groupe. » Et plus loin : « Quand on met la pression, ça fait courir, et les employés sont momentanément plus rentables. » On croirait lire Deming : « Bien sûr, si vous fouettez les chevaux, ils iront plus vite... mais pour combien de temps ? »
Qui est Deming ? J’en ai parlé plusieurs fois sur Agoravox. Mathématicien, économiste, Deming (1900-1993) est un maître à penser des patrons de l’industrie japonaise. Il est résolument opposé aux méthodes de management prônées par le Medef et le gouvernement. Son livre Hors de la crise, publié pour la première fois en 1983, dernière édition en 2002, décrit avec une précision étonnante les symptômes du stress au travail. Lisons ce qu’il dit sur le salaire au mérite :
Le salaire au mérite favorise les performances à court terme, annihile les projets à long terme, installe la crainte, démolit le travail d’équipe, alimente les rivalités et les intrigues. Il rend les gens amers, accablés, désabusés, affligés, découragés. Il en fait des chiens battus, les conduit parfois à la dépression nerveuse. Il leur donne un sentiment d’infériorité, les paralyse pendant des semaines après qu’ils ont eu connaissance de leurs notes, car ils ne parviennent pas à comprendre pourquoi ils sont mal notés. C’est une méthode injuste parce qu’elle impute aux membres d’un groupe des différences qui proviennent parfois entièrement du système dans lequel ils travaillent.
Il est tout aussi sévère à l’égard de la méthode de management par objectifs :
Le management consiste à guider. Pour guider quelqu’un, il faut comprendre son métier. Pour bien diriger son équipe, le manager doit apprendre le métier auprès de ses subordonnés. Or, il est tellement plus facile de renoncer à cet apprentissage et de fuir ses responsabilités en braquant les projecteurs sur le produit à la sortie, en demandant des rapports sur la qualité, les stocks, les ventes, etc. Oui, c’est facile, mais ce n’est pas en fixant son attention sur le bout de la chaîne qu’on peut améliorer une activité. Le management par des objectifs chiffrés provient de l’illusion qu’on peut conduire une affaire sans connaître le métier. C’est aussi le management par la crainte.
Le stress au travail est provoqué en grande partie par ces deux méthodes. Il nous reste à comprendre pourquoi le stress est contre-productif. En d’autres termes, il s’agit de savoir s’il existe des méthodes plus productives qui ne provoquent pas de stress.
Ces méthodes existent depuis longtemps au Japon. Elles sont expliquées en détail dans Hors de la crise, qui devrait être un livre de chevet pour les cadres dirigeants français ainsi que pour les professeurs de management des grandes écoles. L’idée fondamentale est que chaque salarié travaille dans un système. Il ne faut pas lui attribuer des performances qui ne sont pas les siennes, mais qui sont plutôt celles du système. Des efforts individuels peuvent parfois, comme dit Bernard Salengro, « améliorer momentanément les performances », mais tant que le système reste le même, la performance moyenne restera la même. De plus, en voulant reconnaître un prétendu « mérite », on récompensera trop souvent un individu habile à exploiter ses collègues de travail et à tricher sur les résultats. On comprend donc que les méthodes actuelles de management, ces méthodes qui encouragent l’individualisme, font dépenser beaucoup d’efforts en pure perte. La solution, c’est l’esprit d’équipe.
Les méthodes préconisées par Deming sont plus efficaces sur le plan économique comme sur le plan humain, parce qu’elles permettent de reconnaître objectivement la valeur d’un salarié, faite de sa compétence professionnelle et de son aptitude à travailler en équipe pour le succès de l’entreprise.
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