2 La gravité quantique élaborée comme une physique de l’information

Je continue l’exploration du tournant que prend la gravité quantique en suivant un chemin singulier mais aussi avec l’aide précieuse de l’excellent article de Cowen qui dans la partie finale présente avec clarté les nouveaux enjeux de cette discipline tout en nourrissant la thèse centrale qui m’anime ainsi que d’autres physiciens. Nous entrons dans l’ère des physiques de l’information. Le champ qui s’ouvre est d’une richesse tellement labyrinthique qu’il est difficile de s’y déplacer et d’en donner une présentation accessible. Le point focal de départ a été la dualité AdS/CFT de Maldacena qui fut utilisée pour résoudre la fameuse conjecture de Hawking sur la disparition de l’information dans un trou noir. Le principe est simple. Si une information disparaît de l’univers bloc, elle se retrouve dans l’autre moitié de la dualité et le tour est joué. Premier constat, l’information apparaît comme centrale. On ne sera pas étonné car la mécanique quantique est par essence une physique de l’information. Mais l’affaire n’est pas classée avec une autre conjecture sur le mur de feu dont la résolution pourrait faire tomber l’un des deux piliers de la physique, le quantique ou la relativité. Mais je ne vais pas m’étendre sur ce point.
Le talon d’Achille de la dualité de Maldacena, c’est sa signification physique. La jonction établie avec l’intrication quantique conduit vers le sens physique mais le chemin sera long avant d’aboutir à une compréhension physique de la gravité quantique dans le cosmos. Actuellement, les recherches se poursuivent. La Fondation Simon basée à New-York a alloué des fonds à ces travaux concernant les relations entre le quantique, la gravité et l’information. L’un des enjeux important étant d’élaborer une sorte de dictionnaire permettant de transcrire les notions géométriques en langage quantique et réciproquement. Mais si l’on veut faire de la physique, il faut que ces notions et langages puissent parler de la nature. Sur ce point, la communauté scientifique reste perplexe. Les succès obtenus avec les calculs effectués sur la dualité jauge/gravité restent une énigme mais nombreux sont les chercheurs qui pensent que cette dualité de Maldacena nous dit par des moyens détournés quelque chose de « vrai » sur la réalité de l’univers.
Maldacena lui-même poursuit ses recherches, enquêtant avec Susskind sur les connections du genre « trou de ver » qui pourraient expliquer l’intrication entre deux particules. Mais les trous noirs restent des objets incertains. Une autre démarche cherche aussi le secret de cette relation entre géométrie et intrication en utilisant comme modèle la matière condensée et comme outil mathématique les réseaux de tenseurs permettant de décrire l’état d’un nombre colossal de « particules ». Brian Swingle a trouvé que le réseau le plus efficace permettant de représenter les interactions entre paires d’électrons génère une figure qui ressemble à un arbre généalogique. Or, il a constaté que cette figure se retrouve dans la cartographie reliant les deux moitiés de la dualité, le pôle gravité de univers étendu et massif, et l’horizon quantique (boundary) formalisé comme un champ conforme. Etait-ce une coïncidence ? Non puisque Swingle a développé des calculs dont la conclusion publiée en 2012 rejoint celle de Van Raamsdonk concernant la relation entre géométrie et intrication publiée en 2010.
Poursuivons cette enquête qui chemine dans l’univers des informations. N’oublions pas que la transmission des informations est un aspect essentiel dans l’univers physique mais que l’organisation, l’ordre et la hiérarchisation de ces informations sont aussi essentiels pour régler ce même univers. Ces propriétés d’ordre et de complexité sont par tradition attribuées aux systèmes complexes comme la vie mais maintenant, elles émergent sous une forme spécifique dans le contexte de la gravité quantique. C’est ce qui découle des conceptions les plus récentes issues du principe holographique, de la dualité AdS/CFT et maintenant de l’intrication. Ce qui aboutit à une nouvelle interprétation de la dualité exprimée sous la forme d’une correspondance entre géométrie et intrication. La théorie de l’intrication appliquée au pôle CFT décrit des processus dont la contrepartie dans l’autre moitié de la dualité se traduit comme une émergence d’un « mécanisme » spatial consistant en un agencement d’éléments pour former une structure qui n’est autre que la géométrie de l’univers bloc décrite dans le pôle AdS et qui contient la gravité.
Il est néanmoins difficile d’extraire le sens physique dans ces calculs mathématiques de haute volée. Comme cela a été précisé par ailleurs, il faut en premier lieu établir comment des notions géométriques sont traduites en langage quantique. La particularité de la dualité AdS/CFT est de proposer une double description avec une correspondance précise entre les éléments figurant dans les deux moitiés. La nouveauté réside dans l’entrée en scène de l’intrication quantique qui se déplace alors d’une moitié à une autre. Cette intrication est une propriété quantique attribuée au champ quantique de matière (CFT) qui ne connaît pas la gravité et elle « migre » dans le champ géométrique qui lui, contient la gravité (AdS). Au final, il faut interpréter ces résultats comme la possibilité de concevoir une intrication géométrique là on ne l’attendait pas.
L’intrication est considérée par les physiciens comme une propriété fondamentale pour la mécanique quantique qui est une physique de l’information. Il n’est pas surprenant que l’étape suivante aille encore plus loin dans le rapprochement entre la gravité et l’information. Les travaux les plus récents publiés en 2015 ont franchi un pas supplémentaire en concevant au sein de la dualité AdS/CFT un code pour corriger les « erreurs quantiques ». Avec l’holographie, nous avions un principe déterminant la situation de l’information. Avec la dualité intrication et géométrie se dessine une sorte de dialectique permettant à l’information de transiter depuis le domaine « champ conforme intriqué » vers le domaine géométrique étendu. L’entrée en scène de l’informatique quantique montre que la dualité intrication et géométrie fonctionne en utilisant un « algorithme quantique » qui corrige les informations et que l’on interprétera sans hésitation comme la découverte d’un processus par lequel l’univers parvient à corriger et même ordonner le désordre quantique. Ces travaux marquent un grand changement puisque non seulement « des » théories de l’information mais aussi « des » théories de la complexité et de la computation quantique sont maintenant utilisées pour décrire l’étendue gravifique, géométrique, dans le contexte de la gravité, du moins la gravité géométrique qui n’est qu’un aspect car la gravité inclut la disposition des masses. La route est encore longue avant qu’une compréhension définitive de la gravité ne soit acquise, pour autant que cela nous soit permis et ne relève pas des ultimes mystères insondables de la Nature.
Si nul ne peut prédire l’issue de ces recherches, nous pouvons cependant situer les trois étapes modernes pour penser le cosmos. (1) Avec Newton, l’univers est fait de masses et de forces jouant sur une scène étendue plate et fixe. (2) Avec Einstein, la scène et les masses sont indissociables. La scène est courbe, dynamique, décrite par un champ et une géométrie ; les masses sont introduites comme des domaines du champ avec un tenseur formalisant l’énergie et les moments. La cosmologie d’Einstein décrit comment la géométrie se déforme en fonction de la disposition des masses qui en retour, suivent les géodésiques dont elles sont la source (avec la géométrique globale). (3) Avec l’holographie et la dualité jauge/gravité, une nouvelle conception se dessine. L’étendue géométrique n’est pas déformée mais informée et même « calculée » dans un certain sens. La relation entre le pôle de la matière et le pôle de l’étendue géométrique se présente comme un lien entre le calculateur quantique opérant sur les intrications et la « communication » de cette intrication à l’étendue géométrique. Ce calculateur se comporte comme un code corrigeant les erreurs quantiques, ce qui suggère une forme de rétroaction dans le domaine des informations. Cette conception est fascinante. L’intrication et le calcul quantique seraient une sorte d’ADN matériel codant pour l’étendue géométrique, autrement dit, le « cosmos vivant ».
A ce stade, je ne peux écarter la question ontologique qui reste décisive autant qu’irrésolue. L’intrication est-elle une propriété du monde quantique ou bien le résultat de la gravité qui ordonne les processus quantiques ? Si l’on raisonne correctement à partir des déductions ayant abouti au paradoxe EPR alors on a un élément de réponse. Il n’y a sans doute pas d’ontologie quantique mais juste une phénoménologie insérée dans une monadologie. L’ontologie est dans la Gravité. Et aussi dans la force forte.
La chose importante à retenir concerne l’essence du cosmos et de la gravité qui ordonne le cosmos. La conception qui se dessine à travers ces recherches axées sur la dualité holographique AdS/CFT s’inscrit dans une physique de l’information. La vision einsteinienne du champ géométrique influencé par le champ des masses s’efface peu à peu au profit d’un cosmos dont la géométrie comme la matière est ordonnée à travers deux processus, le calcul quantique qui représente une sorte de code permettant de corriger les fluctuations géométriques du cosmos et l’intrication qui semble fonctionner comme une sorte de « colle » permettant de rendre solidaires les parties de l’univers. Comme l’a suggéré Susskind en interprétant ses travaux sur les trous de ver (raccordant deux trous noirs), l’intrication est quelque part déterminante dans la genèse de l’espace alors que la complexité computationnelle serait déterminante dans l’ordre du Temps. L’augmentation de complexité s’interprète alors comme un phénomène dont l’essence est la gravité dans sa version holographique et computationnelle.
Cette nouvelle conception du cosmos nous éloigne du schéma classique d’Einstein mais ne livre pas une vision définitive des choses car la gravité intervient dans deux catégories de phénomènes « classiques » dont l’un est certain, c’est la disposition des masses et l’autre reste problématique et concerne la nature physique de l’étendue géométrique. Je pense que la gravité quantique est au fondement du phénomène constaté de l’intrication. Cette même gravité intervient aussi avec le monde quantique sous la forme d’un computer corrigeant les erreurs (A. Almheiri et al, arXiv : 1411.7041v3, juillet 2015). La gravité pourrait même être l’instance qui ordonne le jeu de dés quantique qui crée de l’information. Cette thèse de la dialectique (computationnelle ?) entre la gravité et le monde quantique a été pressentie dans un cadre plus philosophique (B. Dugué, cosmonadologie quantique, Cerveau, science, conscience, N° 10, avril 2015).
Nous voilà au seuil du secret de l’univers, face à la caverne de Platon sans pour autant accéder au monde des intelligibles. L’ancien schéma de la gravité s’efface mais le nouveau est loin d’être dessiné. Nous avons quelques indices. Mais il faut revenir au sens physique. La géométrie certes mais aussi une réalité aussi évidente que la pierre lancée en l’air et qui retombe sur terre, ou alors la sonde spatiale qui accélère en suivant la géodésique sous l’influence de la gravité produite par Mars ou Jupiter. Nous découvrirons peut-être que les masses dans le cosmos ne suivent pas des géodésiques mais se déplacent en recalculant en chaque instant leur disposition dans l’univers. La masse inertielle représenterait l’information individuelle par laquelle une masse tend à rester dans sa disposition alors que la masse gravitationnelle renverrait à l’information partagée avec l’ensemble du cosmos.
Cette conception radicale repose sur la nature de l’étendue géométrique. J’ai précédemment interprété l’étendue électromagnétique mais l’étendue géométrique reste irrésolue, du moins si l’on n’accorde pas une confiance dans la conception d’Einstein en doutant du champ tensoriel qui influe sur la matière avec comme conséquence nomologique le calcul des géodésiques. L’étendue géométrique d’Einstein n’existe peut-être pas. C’est mon hypothèse. Il faut la remplacer par une étendue communicante analogue à celle de l’électromagnétisme mais dont le quantum n’est pas le photon. Sans doute le neutrino. Hallucinant j’en conviens !
Le Temps serait lié au désordre quantique qui crée des informations et à l’ordre gravito-quantique qui se génère au cours du temps en ordonnant ces informations. Un champ immense s’ouvre. Vous êtes les acteurs et les complices de cette ouverture si vous le décidez. Vous pouvez aussi décider de rester dans vos certitudes.
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