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Comment Google est devenu un empire (première partie)

Au milieu des années 90, internet est une vaste jungle, et la recherche d'informations une entreprise fastidieuse dont les résultats n'ont souvent aucun sens. À cette époque, Larry Page, étudiant à Stanford et futur co-fondateur de Google, utilise le moteur de recherche de référence AltaVista. En l'utilisant, il se rend compte que le moteur affiche, en plus de la liste des résultats, une donnée supplémentaire : des liens. Son attention se porte sur ses liens, lesquels AltaVista ne semble pas vraiment utiliser1. Page développe alors une théorie selon laquelle on pourrait utiliser les liens pour mesurer, à l'instar des citations dans les publications scientifiques, la valeur d'une page internet. Il vient de trouver l'idée qui sera à la base de la création de Google : le PageRank.

Le 15 septembre 1997, le nom de domaine « google.com » est enregistré, et durant l'année 1998 les deux entrepreneurs réussiront, grâce au réseau de Stanford, à réunir la somme d'1 million de dollars. En Septembre 1998, Google Inc. s'installe dans le garage de Menlo Park ; le moteur de recherche répond à 10 000 requêtes par jour. En cinq mois, ce nombre passe à 500 000 ; la firme retient l'attention de la presse mondiale et des investisseurs. Si bien que le 7 juin 1999, Google obtient 25 millions de dollars de capitaux propres et déménage vers son lieu définitif, le GooglePlex à Mountain View en Californie.

Le trafic journalier du site dépasse alors les 100 millions de requêtes, ce qui n'est encore rien puisqu'en 2012 le nombre de requêtes gérées par le moteur sera de 3,5 milliards. Comment expliquer une telle ascension ? Comment d'une base de donnée d'1 To dans un garage de Californie parvient-on à bâtir un empire technologique incontournable dont le pouvoir dépasse celui des États ?

Les raisons du succès : une entreprise en rupture totale

Les deux fondateurs de Google, Larry Page et Sergueï Brin, sont issus de l'université de Stanford, réputée pour inculquer à ses étudiants un sens de l'innovation et de l'entrepreneuriat en valorisant au mieux le produit de leurs recherches. À travers des liens étroits tissés avec les entreprises de la Silicon Valley, l'université établit des contrats de licence et génère des revenus importants qu'elle peut ensuite réinvestir dans la recherche.

Cette culture de l'innovation est ce qui a fait le succès de Google ; l'entreprise est en rupture à tous les niveaux : technologique, organisationnel et économique.

L'organisation

L'innovation est au cœur même de l'organisation du géant de Mountain View. Le Googleplex, siège social de la compagnie, a des allures de campus et de centre de loisirs ; il met à disposition des employés une myriade d'installations : restaurant, salle de sport, espace de relaxation etc... Tous les services sont gratuits, fonctionnent à l’énergie solaire et sont autant de raisons pour le Googler (employé de Google) de se sentir au travaille comme chez lui.

Google fait d'ailleurs tout pour retenir ses talents. Les employés profitent donc d'un grand nombre d'installations, mais aussi de beaucoup de temps. En effet, Google tient à laisser 20% de temps libre à tous les Googlers2 ; un salarié trop occupé par son travaille n'a pas le temps de développer des idées nouvelles. Ainsi afin d'encourager l'innovation, les dirigeants laissent-ils assez de temps libre à leurs employés pour qu'ils développent des projets personnels. Ils mettent même en place un dispositif d'évaluation des idées3. Les meilleurs projets sont sélectionnés, présentés au public et transformés en prototype par une équipe de trois ingénieurs. Pour les employés ayant significativement contribué au développement de l'entreprise, une récompense de 10 millions de dollars leur est offerte.

L'organisation de Google est donc tout à fait atypique et lui permet de sans cesse innover. Néanmoins, la véritable raison du succès de la firme est ailleurs.

L'algorithme

Le PageRank est probablement la cause première du succès planétaire de la firme. Outre son originalité technique, il renferme également un système de valeurs, des principes de bienveillance chers à Brin et Page ; il est l'âme que les deux scientifiques ont voulu donner à leur créature.
En s'inspirant du monde scientifique pour concevoir leur système, ils veulent faire du web un espace de méritocratie où seule compte la qualité de l'information.
En effet, la fonction du PageRank est de mesurer l'autorité d'une page, et pour ce faire il ne se contente pas d'évaluer la pertinence d'une recherche en fonction des mots-clés présents sur une page (démarche sémantique), mais mesure également son référencement, à savoir la relation qui existe entre les pages. Sur une échelle de 1 à 10, le PageRank recense le nombre de liens menant à une page donnée ; plus ces liens, signe d'autorité, sont nombreux, plus la page aura un bon classement.
La subtilité du système est qu'il utilise le contenu du web sans intervenir sur lui. Ce sont les utilisateurs qui, en se citant mutuellement, opèrent un jugement et créent un classement ; l'algorithme ne fait qu'agréger ces jugements de manière totalement neutre. Le lien hyper-texte comme la citation est une abstraction ; il permet de quantifier, selon un idéal scientifique d'objectivité, une autorité qui ne se soucie pas des personnes. Les dirigeants de Google étendent même le parallèle : le lien, plus qu'une citation, est un vote, ce qui vaut à l'algorithme le titre de « champion de la démocratie »4 .

Cependant le web est très différent du monde scientifique. Il est ouvert à tous, alors que l'univers des savants, de part leur statut de chercheur, opère déjà un filtre de l'autorité. Sur la toile, la qualité des publications varie fortement, et c'est une des intuitions fondamentales de Larry Page, lorsqu'il imagine le PageRank, que de différencier la popularité de la qualité d'un lien. En effet, PageRank effectue un calcul récursif, autrement dit, plus une page a un bon référencement plus son vote5 aura de l'importance : les grands sites internet sont favorisés. Le régime de Google est donc plus une Aristocratie qu'une véritable Démocratie.

Les cadres de Google n'ont de cesse de revendiquer l'absence d'intervention humaine du système et pour cause : une des conditions de la pertinence des résultats du PageRank réside dans sa neutralité, mais cette neutralité ne peut exister que si l'algorithme est invisible. Or c'est de moins en moins le cas.
Le PageRank postule la sincérité des utilisateurs lorsqu'ils citent une page, mais cela fait longtemps que les internautes anticipent le fonctionnement de Google dans leurs publications, ce qui est un vrai problème pour l'idéal méritocratique que la firme désire porter. Le développement des techniques d'optimisation des pages pour augmenter leur visibilité (SEO), des marchés noirs où des internautes s'échangent des liens alors qu'ils n'ont aucune proximité, des « fermes de contenus » construites à base de mots-clés très recherchés par les robots mais formant des articles illisibles pour des humains, a fait d'internet une course aux liens géante, et pousse la firme d'adapter sans cesse son code, mais aussi d'effriter inévitablement, faille après faille, son idéal de non-intervention.
De plus, des travaux sur la structure du web mettent en évidence des effets de hiérarchisation dont notamment l'effet Mathieu : une minorité de pages captent la majorité de l'attention ; 90 % du PageRank du web est possédé par 10 % des sites (Pandurangan et al., 2006). Ils montrent aussi des mécanismes « d'attachement préférentiels » : les gros sites refusent de citer ceux qui ont moins d'autorité qu'eux... En somme, des effets pervers qui font qu'au sommet du PageRank, l'autorité se confond avec la popularité6.

Pour sortir de ce cercle vicieux, Google adopte de plus en plus des systèmes d'apprentissage évolutifs (machine learning). Il ne s'agit plus de modifier l'algorithme à la main pour qu'il couvre un nombre de plus en plus grand de cas, mais de laisser le système d'apprentissage recueillir des données sur l'historique de navigation, sur les anciennes requêtes et ainsi fournir des réponses au cas par cas fonctions des habitudes d'utilisation de chacun.

À leurs débuts, Brin et Page concentrent leur attention uniquement sur l'amélioration technique de leur système. Mais l'histoire de Google montre qu'une idée, si brillante soit-elle, ne suffit pas.
Malgré le nec plus ultra de la technologie, et un modèle de management leur permettant de garder les meilleurs cerveaux de la Silicon Valley, il restait à Sergueï Brin et Larry Page de trouver un moyen éthique de rendre leur entreprise rentable.

Le modèle économique

À un moment, le succès du moteur de recherche semble se retourner contre lui. Le nombre de requêtes augmentant d'une manière exponentielle, il faut investir davantage dans du matériel pour accueillir une base de données toujours plus importante, mais le million de dollar d’investissement initial a été entièrement utilisé. Aujourd'hui, Google génère un chiffre d'affaire de 59,8 milliards de dollars par an, mais durant l'année 1999, en l'absence de modèle économique, l'entreprise est en difficulté et n’est pas en mesure de faire les investissements nécessaires pour suivre sa demande7. De plus, les fondateurs ont des scrupules a utiliser la publicité pour générer des revenus. Ils publient d'ailleurs en 1998 une déclaration à ce sujet, affirmant l’impact négatif des publicités sur la qualité des résultats des moteurs de recherche8.

En étudiant le marché, les deux entrepreneurs parviennent néanmoins à trouver une solution. Pour ne pas biaiser la qualité des résultats de leur moteur de recherche, ils décident de distinctement séparer la zone des liens sponsorisés de celle des résultats et mettent en place un nouveau type de publicité plus subtile et moins envahissante.
Le 23 Octobre 2000, la firme annonce donc le lancement du programme Adwords, un programme qui permet aux annonceurs de construire des campagnes de publicité ciblées en achetant à Google des mots-clés. Ce modèle applique à la publicité le principe de la Longue Traîne issu de la Nouvelle Economie9.

La Longue Traine est rendue possible par la réduction totale du cout de gestion d'une infinité de produits que permettent les nouvelles technologies. Dans le cas d'un best-seller, le produit va toucher un public très large ; il va rapporter un chiffre d'affaire très important mais limité puisqu'il ne sera généré que par un seul produit. À l'inverse, dans le cas d'une infinité de petits produits de niche, on se retrouve avec une infinité de petits revenus (Longue Traine), mais qui, additionnés, dépassent celui d'un Best-seller.
Cette stratégie est appliquée par Google lorsque la compagnie propose discrètement, à coté des résultats d'une recherche, des liens commerciaux ciblés par des mots-clés. Quand l'utilisateur clique sur le lien commercial cela génère un revenu pour Google qui a préalablement vendu le mot-clé correspondant à l'annonceur. La publicité ne s'impose plus lourdement au consommateur comme avec le modèle du portail web et ses bannières putassières, mais lui propose exactement ce dont il a besoin, au moment où il en a besoin.

Le 18 aout 2004, la société est introduite au NASDAQ. Un an plus tard, elle réalise une des plus grandes augmentations de capital de l'histoire boursière. En 2004, avec une expansion de 400% en cinq ans, Google connait la croissance la plus forte de tous les temps10. Une telle évolution reste du domaine du jamais-vu en économie, et semble attester de la réalité de la Nouvelle Économie, qualifiée de mythe depuis l'effondrement de la bulle technologique en 2001.

Désormais, il n'y a plus rien de honteux à faire de l'argent grâce à la publicité. Et pour s'en assurer, la firme a mis en place un ensemble de règles à respecter : Pertinence ; discrétion et distinction claire entre les résultats et les publicités.
Les sommes astronomiques que génère Google grâce à cette publicité vont lui permettent de multiplier ses investissements et de bâtir un empire dont l'étendue ne cesse d'inquiéter.

Notes

1. VISE (David). The Google Story. Pan Books, 2008. p. 18.
2. Ibid
3. DIALLO (Demba). Comment des start-up deviennent des grands groupes mondiaux : le cas de Google, Vie & sciences de l'entreprise, 2007/3 N° 176 - 177, p. 43-60. DOI : 10.3917/vse.176.0043
4. http://zabaque.uqac.ca/navigation/nav05/pourquoi.htm#pag
5. ibid
6. Pour une approche plus en détails du PageRank voir : CARDON (Dominique), « Dans l'esprit du PageRank » Une enquête sur l'algorithme de Google, Réseaux, 2013/1 n° 177, p. 63-95. DOI : 10.3917/res.177.0063
7. VISE (David). The Google Story. Pan Books, 2008. p. 27.
8. Ibid, p. 35.
9. On appelle Nouvelle Économie la période de prospérité économique qui fit suite au développement des nouvelles technologies à la fin des années 90. Un moment marqué par un chômage bas et une tension inflationniste quasi nulle. Cette Nouvelle Économie regroupe plusieurs modèles différents dont celui du logiciel propriétaire qui fit la fortune de Microsoft, et celui de la Longue Traine qui fit celle de Google.
10. Deloitte Touche Tohmatsu, Deloitte Technology Fast 500, 2004


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8 réactions à cet article    


  • Doume65 13 mars 2015 16:01

    Bonjour.

    Article intéressant et pertinent, à deux détails près.

    Le premier :

    Il y est dit :
    « En effet, PageRank effectue un calcul récursif, autrement dit, plus une page a un bon référencement plus son vote aura de l’importance : les grands sites internet sont favorisés. Le régime de Google est donc plus une Aristocratie qu’une véritable Démocratie. »

    Je ne suis pas d’accord avec cette assertion. Les grands sites sont de toute façon favorisés par le PageRank. Cette récursivité permet justement d’éviter l’écueil cité un peu plus loin dans l’article :

    « les internautes anticipent le fonctionnement de Google dans leurs publications, ce qui est un vrai problème pour l’idéal méritocratique que la firme désire porter. Le développement des techniques d’optimisation des pages pour augmenter leur visibilité (SEO), des marchés noirs où des internautes s’échangent des liens alors qu’ils n’ont aucune proximité, des « fermes de contenus » construites à base de mots-clés »

    Sans ce dispositif, les résultats seraient moins ce qu’en attendent les internautes.

    Le deuxième :

    C’est trop tard pour cet article mais le mot travail... s’écrit travail, pas travaille.
    Voilà, ça me travaillait ! smiley

    Je suppose que la ou les autres parties porteront sur la façon dont Google, au travers de tous les outils (remarquables) qu’il met à la disposition des utilisateurs, exploite sa marchandise  : les données de l’internaute.


    • Abou Antoun Abou Antoun 13 mars 2015 23:26

      Article très intéressant et bien rédigé.
      Vous pouvez signaler que le PageRank travaille avec un échelle logarithmique. Il y a une énorme différence entre un Pr4 et un Pr5.
      Le problème est que Google s’il nous rend beaucoup de services, nous espionne aussi. Des moteurs alternatifs commencent à apparaître :
      https://duckduckgo.com/


      • nours77 nours77 14 mars 2015 07:00

        @Abou Antoun

        Dommage mais raté, google, bing, yahoo, ask, seek, duck duck go, wiki, lycos exalead, ixquiq, netscape, etc... powered by microsoft ! donc indexage identique.

        http://www.heberger-image.fr/images/87856_moteur_recherche.gif.html


      • Doume65 15 mars 2015 16:37

        @nours77

        Google powered by microsoft ! Qui t’a fait croire ça ? Le moteur de Google est né chez Google et évolue sans arrêt. DuckDuckGo a aussi son propre moteur de recherche. Mais le problème n’est pas dans le moteur. Le problème, c’est que DuckDuckGo étant étasunien, il est soumis à la loi de son pays. C’est à dire qu’il a l’obligation de coopérer avec les services secrets et l’obligation de clamer qu’il ne coopère pas avec ces services...


      • nours77 nours77 14 mars 2015 06:54

        « ...En 2004, avec une expansion de 400% en cinq ans, Google connait la croissance la plus forte de tous les temps... »

        Pas très étonnant vu que le 5 aout 2004 microsoft achète google pour environ 50 milliards de dollars... Ils jouent la comédie, ce n est pas la même entreprise et qu il y a concurence bing, google mais il font parti de microsoft tous les deux et joue pour la même équipe, en situation de monopole maladroitement dissimulé ! Haaaa bill... encore ! Avec le rachat de skype et mojang, la tentacule microsoft s étend... !

        Une source au hasard,
        http://www.generation-nt.com/microsoft-rachete-google-actualite-3312.html


        • Doume65 15 mars 2015 20:40

          @nours77

          It’s a joke !

          T’aurais dû lire :

          « Ayant une liaison par fibre optique chez Microsoft une information de toute importance a filtré et en exclusivité je vous la livre. »


        • attis attis 14 mars 2015 11:26

          Pour réellement savoir comment - et pourquoi - Google est devenu un empire, lire l’excellent article How the CIA made Google.


          • julius 1ER 15 mars 2015 09:33

            on croirait à un article écrit par l’attaché de presse de Google !!!!


            la réalité , c’était sur LCP il y a 2 jours où l’on montrait le côté bobo de l’entreprise avec la cantine bio, les salles de sport etc...... bref le bonheur personnifié......
            l’envers du décors c’est que pour alimenter en énergie(électricité)les « data centers » des 4 grands Google, Amazon, Apple, Facebook il faut des centrales à charbons et pour alimenter ces centrales à charbon, 500 montagnes ont été rasées dans les Appalaches(pour exploiter les mines de charbon à ciel ouvert)...... çà c’est la face sombre de la soit disant gratuité des services genre Cloud de ces monstres que sont devenus les 4 sociétés citées plus haut ...où l’excès de concentration engendre ce type de chose ....... alors je dirai oui la concentration de ce genre d’activité est néfaste pour l’environnement mais aussi pour l’économie en général où ces acteurs sont des prédateurs .

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Humain Enraciné

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