Fragments d’illustration d’un retard chronique
En 2007, la première page d’un éminent titre de la PQR annonçait fièrement :
« Les commerçants de Mâcon (ville préfecture de la Saône-et-Loire, rappelons-le, NDR) bientôt sur Internet ». En gros titre. En très grosses lettres…
Bientôt sur Internet ? En 2007 ? … Hum…
Est-il besoin de le rappeler ? Les concepts, les premières applications publiques, le nom Internet lui-même datent de 1983 (janvier 1983 pour être précis).
1983. Je travaillais à l’époque pour Sperry, pionnier historique de l’informatique, inventeur de l’ENIAC, et je revois précisément mon camarade Ingénieur José Vivero Rego prononcer pour la première fois le mot Internet, et annoncer que l’installation de TCP/IP sur les grands système DCP 40 d’UNIVAC s’était correctement déroulée.
Un système de messagerie internationale était donc déjà à notre disposition tout au long des années 80 – sur des lignes privées certes, et coûteuses.
Fin 89, un voyage dans la famille au Canada nous permettait de confirmer qu’à cette date, l’Internet était devenu chose courante en Nord Amérique. Fin 89, Compuserve était déjà accessible au public sur réseau commuté.
Mais en France, combien d’utilisateurs de l’Internet en 89 ? Combien de « business plan » en gestation pour de grandes applications ?
Dés 90 il y avait bien le BBS de Jean-Michel Billaut, le « Babillard » de l’Atelier de la Compagnie Bancaire, En 90 la Communauté de Taizé disposait déjà d’une messagerie électronique mondiale et d’un site sur almac.co.uk. En 92, sur le comptoir d’un café de village (Salornay-sur-Guye pour être précis), devant 30 personnes, une petite Association ( ACCENT, Association Cluny pour la Création d’Emplois Nouvelles Technologies) faisait une première démonstration de visioconférence avec l’Université de Phoenix en Arizona, sur réseau commuté toujours,
Avancée de quelques pionniers bien isolées, pris pour des doux utopistes..
Face aux efforts déployés par quelques fins observateurs (rien à voir avec des visionnaires..), justifiés par la certitude que l’Internet allait déferler, par l’idée qu’on pouvait tirer parti du phénomène pour faire mieux fonctionner la réalité, absence quasi-totale de réaction de la part des « pouvoirs ». Ceux qui auraient dû anticiper n’ont rien vu venir (il faut dire que Bill Gates lui-même a failli rater le coche et n’a dû son salut qu’en convertissant « overnight » Microsoft boîte de logiciels en puissant acteur de l’Internet), ou n’ont rien voulu faire. L’horizon de l’Internet en France, au début des années 90, c’est l’indifférence, l’ignorance, voire l’hostilité. L’élite dans son ensemble, qu’elle soit économique, politique ou intellectuelle, s’en tenait à la théorie de la « terre plate », brocardait et pontifiait, à défaut de pouvoir brûler comme au bon vieux temps de Galilée. Florilège de quelques expressions frappées au coin de la certitude (et de la confusion, de l’inaction, de l’hostilité, voire de leur conjugaison) et millésimées 1995 :
« Internet ? Un phénomène de mode à l’américaine. Dans un an on en n’entend plus parler ».
« Rien ne se vendra jamais sur Internet ».
« Internet ? J’y crois pas, c’est très dangereux…Faut arrêter tout ça »
Sénateur, patron de presse, directeur d’une grande école de renommée nationale…
En 2007 encore, un directeur régional de France Télécom, très certainement fier de l’acquisition de son nouveau savoir, croyait bon de me préciser, en me communiquant son E-mail : « et surtout, n’est ce pas, surtout, tout attaché, et en minuscule ! ».
Dernier exemple, très-probant : la SNCF n’a enregistré son nom de domaine sncf.fr qu’en septembre 1997 !
Coupables
Lorsque les communautés qui auraient pu bénéficier d’une appropriation intelligente de l’Internet dans notre pays s’apercevront enfin qu’elles sont à la traîne sur l’essentiel, que le tourisme pourrait mieux se porter, nos vins mieux se vendre à l’étranger, que nous étions les mieux placés pour tirer parti du « reverse mondialism » assisté par l’Internet (en raison de notre image, de nos exportations, de nos produits), elles chercheront, comme nous le faisons ici, à identifier les responsabilités. En 2009, les effets de notre retard sont encore très visibles. Frappez « wine » dans Google, vous comprendrez le problème. Même chose pour « tourism »… Et réfléchissez un peu à ce que représente Sula wines parmi des milliers d’exemples, comme danger… ” At Sula, we’re committed to placing India firmly on the global wine map as we continue to produce wines of outstanding quality and superb value”.
Coupable, La différence de civilisation, bien qu’elle n’explique pas tout. Pour l’Américain, l’utilisation du computer et de l’Internet est une « culture ». Bill Gates (24 millions de résultats dans Google, de Gaulle 360 000…) le disait quand on lui demandait les raisons, le pourquoi de ses obsessions de démocratisation de l’informatique : « …My mother capable of using a computer… »). Nous, les Français, viendrions encore de la civilisation de l’ « Ecrit »… Peu nombreux sont les patrons d’entreprise en 2008, les grands surtout, qui utilisent l’ordinateur aussi facilement qu’un crayon. Taper un courrier en Word et le balancer en Mail est encore trop souvent un geste « relégué » aux secrétaires. Alors ! Publier directement sur le Net, sans l’aide d’assistants hautement spécialisés, vous n’y pensez pas ! Certes, les choses changent au niveau de l’utilisateur, les « jeunes » bousculent la donne, même s’ils le font, parfois, avec cette absence de maturité qui les caractérisent par nature, les amenant à confondre objectifs et moyens, jeux et outils. Mais la progression est lente, le nombre de personnes qui mélangent encore URL et mail, boite de dialogue du browser et celle du moteur, est impressionnant.
Coupable, les politiques. L’incapacité d’une grande partie des « pouvoirs » à observer et comprendre le monde qui nous entoure, leur absence de vision, leur propension à l’inaction et à la procrastination, la torpeur et les certitudes tranquilles dans lesquelles ils se complaisent sur des enjeux vitaux, tout cela continue de produire les mêmes effets. Les politiques tentent de répondre aujourd’hui, tant bien que mal, à des questions posées il y a 20 ans.
Coupable, France Télécom, qui aurait pu se placer à la tête des pionniers, mais qui s’en ait bien gardé, accroché à la pompe à fric du Minitel, terrorisé par l’envahissement d’un modèle qui se présentait comme « gratuit ». France Télécom s’est rattrapé depuis, je veux dire sur l’aspect financier. Sur le plan technologique, la compagnie s’est contentée d’appliquer le principe d’OPT (Other People Technology). Son moteur « Voilà » indexe une portion congrue du Net. Quant au nombre d’utilisateurs, il n’y a pas de comparaison possible avec Google.
Coupable, le ministère de l’enseignement, qui utilisait pour son seul profit la puissance du réseau Renater.
Coupables les financiers, plus enclins à déverser de l’argent sur les développements « people » de l’Internet, à investir dans l’industrie du jeu, du loisir plutôt que dans des systèmes de développement commercial ou culturel au service de la Nation (mais la Nation a-t-elle encore un sens ? L’Internet est un des éléments au cœur de la question et de la réponse.)
A parcourir le site et le programme proposé, on peut immédiatement observer que :
1) La manifestation, sous l’égide d’une chambre de commerce et d’une "Agence NTIC" régionale, a moins pour objectif d’aider les visiteurs et les chefs d’entreprises que de déverser des flots de publicité au service de "partenaires" de l’évènement et de vendeurs de technologie.
2) Que nombre de clics proposés nous amènent sur des ressources redondantes, archétypiques des initiatives mercantiles qui proposent aux utilisateurs des services payants (en tout cas payés par la réclame, tel Viadeo qui parle sans vergogne de « cible captive ») qu’on trouve par nature et gratuitement sur le Net (exemple : "partagez l’information")
3) Que nombre de ces ressources, ainsi que les termes employés, sont en anglais (manifestant ainsi la relation de dépendance irrémédiablement établie)
4) Que la distinction entre un Web utile, professionnel, et un web de variétés n’est pas faite. Qui pense encore qu’une entreprise (sauf exception) a quelque chose à faire avec Facebook ?
5) Qu’il manque des choses bien simples, ne serait-ce qu’un moteur de recherche...
6) Qu’il n’est pas mis en évidence la spécificité et l’intérêt de l’information (stéréotypée) promise aux conférences, par rapport à celle accessible sur le Net, lorsqu’on utilise un simple moteur de recherche
7) Que le nombre des chefs d’entreprise (hors informatique, hors TIC), invités comme conférenciers à présenter leurs applications significatives et réussies, est infime, voire nul.
8) Que toute la présentation et le discours qui la sous-tend sont emprunts d’obsessions naïves et enthousiastes du moment : il faut être jeune-jeune, à la mode, à la pointe, technophile sans recul...Beaucoup de "consultants", de vendeurs, d’animateurs, de « têtes d’affiches », de politiques aussi, qui viennent trouver, dans de telles manifestations un diplôme gratuit de bonne conduite technologique... Mais pas l’ombre d’un McLuhan ou d’un Negroponte ("I have never seen people miss the scale of what’s going on as badly as they are doing it now," ) dans un Evènement d’une telle portée.
L’impression générale qu’on retire de la lecture indigeste de l’ensemble du site annonçant la manifestation est que :
1) Vous êtes invité à un salon de l’automobile où les stands vous montreraient la chimie du caoutchouc, l’électronique embarquée, l’emboutissage et la cage de peinture, avec force réclame...
2) Que ni les maîtres d’oeuvre de la manifestation, ni le maître d’ouvrage, n’ont pris la mesure de la révolution opérée par le Net : un petit CeBIT comme il y a 30 ans, pour faire joli et moderne dans la région, avec les moyens du bord.
3) Que le décalage est immense entre la langue véhiculaire des TIC, sabir de "docteurs" (fussent-ils de Molière) et la langue vernaculaire du chef d’entreprise.
Une manifestation de Chambre de Commerce, comme son nom l’indique.