L’hélium liquide, un superfluide étonnant !
Nous l'utilisons au quotidien sans nous en rendre compte. Si si. A tel point que son absence changerait franchement notre vie. En plus d'être utile, l'hélium est aussi étonnant. Etant pratiquement inerte chimiquement, il est ainsi incolore, inodore, non toxique. Sous forme gazeuse il se comporte comme un gaz parfait, tandis que sous forme liquide son comportement est encore plus inattendu : il peut sortir tout seul de son récipient en remontant les parois ! Petites explications.
Origines de l'hélium
La plus grande partie de l'hélium présente aujourd'hui dans l'univers a été formée lors de la nucléosynthèse primordiale, c'est-à-dire quelques fractions de secondes après le Big Bang quand la chute de température a "condensé" les particules en atomes. Il représente environ 25 % de toute la matière de l'univers, dans les étoiles et nuages gazeux interstellaires, bien que sur Terre il soit assez rare car sa faible densité est peu propice à une capture gravitationnelle, du moins par notre toute petite planète.
De l'hélium continue à être produit encore aujourd'hui dans l'univers mais par d'autres processus. Cela se passe notamment au coeur des étoiles, où l'hydrogène fusionne en hélium (voir aussi mon article sur les recherches délicates et controversées concernant la fusion thermonucléaire ou le soleil en bouteille).
Il existe huit isotopes de l'hélium, dont deux stables : l'hélium 3 (deux protons et un neutron) et l'hélium 4 (deux protons et deux neutrons).
Le plus abondant est l'hélium 4, et sur Terre il représente 0.000524% de l'atmosphère, soit en gros 75 fois moins que le CO2. Il est produit par la radioactivité α d'éléments lourds présents sur Terre. L'hélium 3 est lui environ 1 million de fois moins abondant.
Venons-en peu à peu à l'objet de cet article.
Comme n'importe quel gaz, l'hélium 4 peut être refroidi pour devenir liquide : Kammerlingh-Onnes montre en 1908 que cela se passe à 4,22 K (soit -268.93°C) à pression atmosphérique. Mais contrairement aux autres éléments, l'hélium reste liquide jusqu'au zéro absolu (il peut cependant se solidifier à des pressions supérieures à 25 atmosphères).
En 1927, Keesom observe en dessous de 2,17 K un deuxième état liquide différent pour l'hélium ! Il distingue alors ce qu'il appelle l’hélium I et l’hélium II.
Helium I
Ainsi, au-dessous de son point d'ébullition mais au-dessus de 2,17 K (soit -270,98°C, appelé le point lambda λ), l'hélium 4 est sous forme d'un liquide normal incolore, appelé hélium I. L'hélium I a un indice de réfraction tellement proche de celui des gaz (1,026) qu'il est pratiquement invisible : on utilise d'ailleurs des flotteurs en polystyrène pour voir son niveau !
Par ailleurs ce cryoliquide a une viscosité très faible, tout comme sa densité à 0,125. Ce qui est surprenant est que cette densité est 4 fois plus faible que prévue par la physique classique. L'explication est founie par la mécanique quantique : à cette température l'hélium I est tellement refroidis que les mouvements thermiques aléatoires ne peuvent plus masquer les propriétés quantiques des atomes. Les effets de la mécanique quantique, normalement sensibles seulement à l'échelle microscopique, se manifestent ici à l'échelle macroscopique ! Et comme l'atome d'hélium 4 est un boson (de par sa symétrie 2 protons + 2 neutrons), il peut donc exister en partie superposé à lui-même, un peu comme si vous pouviez traverser les murs, ce qui explique sa densité plus faible qu'attendue.
Mais il y a encore mieux !
Helium II, le superfluide
Au début du XXe siècle les études sur l'hélium offrent véritablement un festival de découvertes complètement hallucinantes. Tournée générale :
Tout d'abord en 1932, McLennan à Toronto observe que quand on le chauffe l'hélium II s'évapore sans bouillir. Ca commence fort.
En 1935, Wilhelm, Misener, et Clark à Toronto trouvent que l’hélium II est encore moins visqueux que l’hélium I (qui l'était déjà très peu).
En 1936, Rollin à Oxford a certainement cru à une hallucination en observant que dans un récipient l’hélium II remonte le long des bords et sort tout seul ! (voir plus loin).
Puis au début de l'année 1937, W. Keesom et A. Keesom à Leyde, Rollin à Oxford, Allen Udin et Peierls à Cambridge montrent que l’hélium II conduit incroyablement bien la chaleur, alors qu'il n'y a aucune raison !
En décembre de l'année 1937, Pyotr Leonidovitch Kapitsa à Moscou observe que l'hélium II coule à travers une fente avec une vitesse beaucoup trop élevée, et publie un article dans Nature en janvier 1938. Simultanément Jack Allen et Don Misener à Cambridge publient dans le même numéro de Nature leurs observations sur son écoulement à travers un tuyau très fin indépendant de la pression et même du diamètre du tuyau !
Voilà, diantre, un liquide qui coule selon des lois inconnues !
Pourtant Poiseuille avait montré au XIXe siècle qu'un liquide s'écoule avec une vitesse proportionnelle à la différence de hauteur, à la section du tuyau, et à l'inverse de sa viscosité. Ce qui a donné lieu au développement de toute la mécanique des fluides.
Mais pour apparemment l'hélium II pas du tout !
Ceci ne pouvait s'expliquer à l'époque que par une absence totale de viscosité. Pyotr Leonidovitch Kapitsa donna le nom de superfluidité à ce phénomène, et reçu tardivement en 1978 le Prix Nobel de Physique pour ces travaux (mais pas Allen ni Misener).
Ces derniers observent ensuite en 1938 le très impressionnant effet fontaine : l'hélium II chauffé dans un récipient jaillit comme une fontaine, ce qui est encore contraire aux lois de la nature connues jusqu'alors.
Illustrations...
Ainsi contrairement aux liquides ordinaires, l'hélium II rampe le long des surfaces sans frottements, même apparemment contre la gravité, et s'échappe d'un récipient (à moins qu'il ne rencontre un endroit plus chaud où il s'évapore).
Quelle que soit la surface, il se déplace en un film de 30 nm d'épaisseur (30 milliardièmes de mètre). Ce film est appelé film de Rollin, en souvenir du physicien qui l'a caractérisé.
Du coup il est très difficile de confiner l'hélium liquide. À moins que le récipient ne soit astucieusement construit, l'hélium II escaladera les parois et passera à travers les vannes jusqu'à ce qu'il atteigne une région plus chaude où il s'évaporera.
Ce film de Rollin est aussi impliqué dans l'effet fontaine : un tube remplit de matière poreuse que seul un fluide sans viscosité peut traverser, et prolongé par un petit tube fin en verre, est plongé dans un bain d'hélium II. En chauffant le tube, la partie superfluide à l'intérieur va se transformer en fluide ordinaire. A cause de la supraconductivité, l'équilibre de température avec le bain doit se rétablir, et du superfluide va donc à nouveau pénétrer à travers le bouchon fritté. Mais la pression augmentant, une partie du contenu du tube doit donc être éjecté par le tube fin supérieur, formant un jet, que l'on peut interrompre en cessant de chauffer.
(Pour ceux qu'un peu de maths n'effraient pas, la grande conductivité thermique induit un retour instantané à l'équilibre thermodynamique. Il s'ensuit que dG=-SdT+VdP=0, soit dP/dT=S/V. Un gradient de température est immédiatement compensé par un gradient de pression).
... et explications
Au final, un liquide est dit superfluide s’il n'oppose aucune résistance à l'écoulement. En conséquence, les solides qui se meuvent dans le liquide ne subissent aucun frottement visqueux. L'hélium II rampe ainsi sur les surfaces de façon à rétablir un équilibre hydrostatique.
Une autre propriété remarquable d'un superfluide est l'existence d'une conductivité thermique énorme supraconductrice (plusiers centaines de fois celle du cuivre). La plupart des matériaux bons conducteurs de la chaleur comme les métaux ont des électrons libres qui servent à conduire la chaleur (tout comme l'électricité). L'hélium II n'a pas de tels électrons et pourtant conduit bien la chaleur. Le flux de chaleur obéit à des équations semblables aux équations de la propagation des ondes du son dans l'air. Quand de la chaleur est introduite, elle se déplace à 20 m/s à 1,8 K dans l'hélium II.
Sa supraconductivité explique aussi qu'il ne puisse pas bouillir, toute élévation de température menant directement à une évaporation.
En 1938, Fritz London proposa en premier l’existence d’un lien entre ce phénomène et la condensation de Bose-Einstein. On a depuis découvert qu'à très basse température, environ 10 % des atomes occupent un même état quantique, formant effectivement un condensat. Cependant, de par les fortes interactions entre atomes d'hélium, la proportion d'atomes condensés reste faible, même à très basse température, alors que l'ensemble du fluide possède les propriétés superfluides. Ceci suggère une différence importante entre le phénomène de superfluidité et le phénomène de condensation de Bose-Einstein.
A la même époque, László Tisza propose encore une autre explication par un modèle à deux fluides : le fluide normal qui possède une viscosité non-nulle et le superfluide de viscosité nulle. Lorsque la température diminue, la fraction superfluide augmente et la fraction normale diminue. En dessous du point λ, l'hélium superfluide acquiert la qualité de supraconducteur de chaleur, c’est-à-dire qu'il ne supporte pas la moindre différence de température entre deux de ses parties.
Lev Landau en travaillant chez Kapitsa proposa un autre théorie concurrente à celle de London, à l'origine des travaux sur la supraconductivité. Il eut le Prix Nobel de Physique en 1962.
Ensemble London et Tisza expliquent toutes les propriétés de l'hélium superfluide, et bien que London et Landau ne se furent jamais appréciés, chacun avait en partie raison. Mais c'est bien Tisza qui proposa le modèle encore aujourd'hui utilisé.
Applications
Mais à quoi peut bien servir aujourd'hui l'hélium liquide, après avoir excité les chercheurs au début du XXe siècle ?
L'hélium superfluide est essentiellement utile pour la manipulation des champs magnétiques puissants qui réclament des quantités énormes d'électricité, et donc une résistance électrique minimale pour éviter les déperditions d'énergie. L'hélium superfluide permet de refroidir des conducteurs électriques jusqu'à les rendre supraconducteurs.
Ainsi l'imagerie médicale de type IRM (et les appareils de recherche de type RMN) utilisent de puissants aimants rendus supraconducteurs à basse température grace à l'hélium liquide.
De la même manière les accélérateurs de particules comme ceux utilisés dans certains hopitaux pour les traitement par radiothérapie, ou encore comme le LHC au CERN utilisent des électroaimants refroidis à l'hélium superfluide (9593 aimants mesurant chacun 15m et pesant 34 tonnes, refroidis par 94 tonnes d'hélium II à 1,9K (-271,3°C) pour faire passer un courant de 12000 ampères ; il faut 6 semaines pour refroidir le tout !).
Une autre application concerne les horloges atomiques qui définissent le temps de référence international et permettent la synchronisation des systèmes de télécommunication planétaire (satellites, téléphones mobiles) ainsi que des systèmes de géolocalisation comme le GPS de nos voitures.
L'étude de tous les phénomènes quantiques en recherche fondamentale, dont les recherches pour réaliser des ordinateurs quantiques, est aussi basée là-dessus.
L'hélium liquide est bien partout autour de nous !
Les dernières recherches étudient aujourd'hui de nouveaux phénomènes comme la supersolidité qui équivaudrait à la superfluidité d'un cristal.
(Spéciale dédicace à Easy, qui m'a soumis cette question en février).
- The Encyclopedia of the Chemical Elements, op. cit., p. 263
- H. A. Fairbank et C. T. Lane, « Rollin Film Rates in Liquid Helium », dans Physical Review, vol. 76, no 8, octobre 1949, p. 1209–1211
- B. V. Rollin et F. Simon, « On the “film” phenomenon of liquid helium II », dans Physica, vol. 6, no 2, 1939, p. 219–230
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http://www.canal-u.tv/themes/sciences_de_l_ingenieur/physique/la_superfluidite
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