L’intelligence artificielle n’est-elle qu’un cerveau artificiel ?

Présentation de l’IA
L’Intelligence artificielle provoque nombre de débats et controverses ; mais encore faut-il bien cerner ce que cette technologie contemporaine représente. En quoi réside l’intelligence artificielle, que peut-elle réaliser, produire, faire émerger, et comment la situer, la concevoir, pour la différencier de l’intelligence humaine, voire de la pensée ? Cette dernière question est la plus importante et se reformule ainsi : qu’est-ce qui est réalisable et/ou accessible par l’intelligence artificielle mais pas par le cerveau humain et inversement, qu’est-ce peut produire l’homme, qu’est-ce qui est accessible à la pensée mais qui est hors d’atteinte pour l’intelligence artificielle ? Cette dernière question renvoie à la grande interrogation présente dans les cercles intellectuels et sur les plateaux médiatiques ; l’intelligence artificielle peut-elle faire émerger la conscience, devenir consciente, voire éprouver des sentiments ? Avant de réfléchir à cette question des plus métaphysiques, il faut définir ce qu’est cette intelligence dite « artificielle ».
La seule certitude, c’est que l’intelligence artificielle est une technique et comme toute technique a pour finalité de produire des choses, l’IA est une technique dont le principe efficient est de calculer numériquement pour fournir le résultat de ce calcul et le cas échéant, décider d’une possibilité, d’une action. Une technique qui donc imite les processus de calculs réalisés par l’homme et réalise des calculs hors de portée des possibilités du cerveau.
Premier exemple aux marges de l’IA, la reconnaissance de forme. Un individu possède (comme tout animal) la capacité de reconnaître des formes de tous les genres, animal, végétal et notamment un visage. C’est ce qui vous permet de flâner et d’interpeller une personne croisée au hasard car vous l’identifiez comme un proche ou une « connaissance ». L’IA réalise ce même type d’opération, par exemple dans un aéroport, avec une caméra reliée à un système de reconnaissance faciale qui contient un fichier de persona non grata et peut ainsi comparer l’image captée avec celles du fichier et déclencher un signal si nécessaire aux autorités. Google affirme utiliser s’il y a lieu des systèmes de reconnaissances de formes ou de visage en prétendant qu’un logiciel de reconnaissance ne voit pas les choses comme nous les humains. Ces systèmes ont différentes utilités, par exemple flouter automatiquement les visages dans les enregistrements photographiques réalisés pour Street View, détecter si un visage affiche un sourire ou encore stocker automatiquement des photos dans des fichiers à thème comme par exemple des photos de plage, de montagne, de champignons.
Second exemple, tout aussi classique mais plus complexe. Le jeu d’échec. L’IA est capable de calculer diverses configurations se succédant lors d’une partie d’échec et de décider pour chaque coup quelle est la pièce à déplacer après avoir intégré le coup joué par l’adversaire. L’IA est parvenue à battre les plus grands joueurs d’échec. Mais n’oublions pas que c’est homme qui a appris à la machine les règles du jeu tout en élaborant des algorithmes permettant de simplifier les procédures pour calculer la quelque dix coups d’avance comme le fait un grand maître. Il existe même des algorithmes permettant à la machine de perfectionner son jeu. C’est ce qu’on appelle le deep learning.
Troisième exemple, la traduction. L’IA peut réaliser des traductions automatiques. Sous réserve que les traducteurs humains lui apprennent les règles pour traduire des mots assemblés en phrases d’une langue à une autre. Les résultats sont stupéfiants mais ne sont pas encore à la hauteur des traductions réalisées par des professionnels. Une notice de montage est plus aisée à traduire que Etre et Temps de Heidegger, livre du reste intraduisible, en français ou en anglais. Un livre plus accessible comme le Zarathoustra de Nietzsche sera traduit plus aisément et pourra être compris mais parfois avec des distorsions de sens et une certaine lourdeur dans le style. Comme disait Nietzsche, le style c’est l’homme et j’ajoute, une machine n’étant pas un homme, la traduction automatique par l’IA manque sacrément de style !
Ces trois exemples illustrent le principe de l’IA qui produit des résultats après avoir effectué des calculs conçus de telle manière que les opérations soient les plus efficaces. Il existe des problèmes dont la solution n’est pas accessible avec un temps de calcul raisonnable, ni pour l’IA, ni pour l’humain. L’IA l’emporte sur l’homme pour des tâches nécessitant un grand nombre d’opérations de calcul ainsi qu’un stock colossal de données. Un employé de sécurité ne peut pas stocker des milliers de visages et repérer parmi les dix mille pékins qui passent dans un aéroport lesquels doivent être surveillées. L’IA se conçoit aisément comme un cerveau artificiel capable de reproduire certaines fonctionnalités du cerveau humain et d’être plus performant dans certaines tâches qui nécessitent un partage d’information et un accès à des fichiers colossaux. L’IA est un outil domestique ou bien un instrument au service d’institutions publiques, services de renseignements, centres de recherche, ou encore un outil employé par les grandes entreprises pour maximiser leurs performances. A l’âge militaro-industriel se superpose l’âge numérico-industriel. Les valeurs des entreprises numériques ont pris la tête du Dow Jones devant les pétrolières et l’automobile.
S’il est certain que l’IA est une technique, son analyse avec la doctrine aristotélicienne des quatre causes pose quelques problèmes. L’IA s’analyse en tant qu’outil au service d’un tiers humain (individu, entreprise) ou alors comme technique autonome. En ce cas, le processeur est à la place de la cause efficiente, il réalise les opérations numériques, sous réserve de la présence d’une autre cause efficiente indispensable, l’alimentation électrique. Les data sont des éléments formels « élémentaires » (les fichiers). La cause finale est artificielle, elle est intégrée dans l’objectif à réaliser et le signal numérique déclenchant la fin du calcul et la production du résultat. La cause matérielle est représentée par les matériaux électroniques et quantiques. Cette analyse ne dit pas grand-chose, sauf qu’elle illustre le caractère technique de l’IA qui est en quelque sorte un système automatisé de calcul et en ce sens, l’IA appartient à la cybernétique qui est la phase achevée de la métaphysique selon Heidegger.
L’interprétation courante énonce que l’IA permet d’effectuer des calculs hors de portée pour un cerveau humain. Ce n’est pas la première fois que cette situation apparaît. L’avion ou l’automobile augmentent d’un facteur dix à cent la vitesse maximale de déplacement pour un humain. Le TNT et bien sûr la bombe thermonucléaire libèrent des énergies colossales comparées au coup de marteau. Un moteur électrique multiplie par dix ou cent la force musculaire. L’énergie, la force et la vitesse sont les paramètres augmentés dans les trois exemples physiques évoqués. Qu’est-ce qui est augmenté dans l’IA ? En première analyse, c’est la mémoire accessible qui dans les fichiers, dépasse de loin ce qui peut être mobilisé par un cerveau (je n’ai pas dit stocké). Personne ne peut réciter de mémoire l’œuvre complète de Balzac, Zola, la Bible et quelques dizaines ou plus d’autres livres. En revanche, l’IA peut réaliser cette tâche, et même transmettre ces livres sous forme de fichiers numériques en quelques secondes, puis les imprimer avec les limites de la vitesse d’impression. Un autre paramètre joue un rôle mais cette fois en temps inverse, c’est le temps de calcul. L’IA est plus performante que le cerveau car elle calcule plus vite. Et qu’elle peut gérer beaucoup plus de données, ce qui la met en concurrence dans des secteurs clés comme celui de la santé, du diagnostic.
L’IA reste néanmoins une technique particulière. Si la centrale du Rhin est placée de telle manière que l’énergie colossale du fleuve soit captée, les composants matériels de l’IA sont assemblés non pas pour capter ou transformer l’énergie mais pour produire des calculs qui n’existent pas dans la nature. Le principe des techniques de l’âge industriel, c’est l’énergie, le principe de l’âge numérique, c’est la forme.
IA, physique, systémique et métaphysique : quelques pistes pour comprendre
La compréhension de l’IA nécessite de cadrer cette technique en la situant dans plusieurs perspectives. La première étant la physique. Avec deux cadrages, le premier sur les interactions fondamentales mise en jeux et donc, une approche ontologique qui nécessite un travail conséquent qui impose d’interpréter correctement la mécanique quantique et les « forces » fondamentales. Ces recherches expliqueront en quoi l’IA se distingue fondamentalement des processus du cerveau naturel, biologique (une matière cérébrale capable de jouer sur les quatre forces fondamentales ; cette hypothèse étant alors à établir). Le second cadrage est analogique. L’IA suppose un milieu technique, un ensemble d’influence. Un champ se constitue, il est le produit des sources et influence ces mêmes sources. Quelles sont les sources ? Les computers et nous-même qui utilisons l’IA en la nourrissant. Avec une question loin d’être anodine. Qui contrôle le champ, qui le maîtrise, quelles sont les noyaux qui l’ordonnent, l’organisent, les hommes ou les machines ? La théorie des champs est étendue à la théorie des systèmes et de la complexité. Avec la question de l’émergence. L’IA se place comme un élément entremêlé au champ des data, des dispositifs de capture d’information, capteurs, détecteurs ou ordinateurs reliés à Internet et bien évidemment, au champ sociétal avec les individus connectés, usagers ou alors acteurs sur les réseaux sociaux, sans oublier les entreprises.
Le cadrage suivant est philosophique, pour ne pas dire métaphysique. Allons-nous vers un double cadrage, l’un sur l’essence de la technique et l’autre sur la métaphysique de la présence ? Questionner l’essence de cette technique qu’est l’IA ne coule pas de source. Une technique qui mobilise le calcul ne se conçoit pas comme une technique qui mobilise la force et l’énergie. Nous sommes passés d’un monde dialectique de confrontations, de forces, de dynamiques (Hegel et Balzac) à un monde de calcul, de formes. Si la dialectique et le conflit n’ont pas disparu du champ politique, une nouvelle donne se dessine, celle d’une logique qui ne se conçoit pas dialectiquement, ni à la Hegel, ni dans le sens de la logique dynamique du contradictoire de Lupasco (qui pourtant ouvre des perspectives systémiques dignes de considération). Ce serait une logique algébrique, une logique de la composition et des noyaux invariants.
L’IA concourt à l’installation d’un monde, elle constitue un développement abouti de la cybernétique et en ce sens, elle participe à l’organisation du travail et de la consommation. Elle rend disponible les étants humains et techniques. Chacun a sous la main ou à portée de main un service ou un élément du réseau social.
L’IA repose-t-elle sur une essence et si oui laquelle ? Cette question découle d’une proposition formulée par Heidegger pour qui l’essence de la technique n’a rien de technique. Ce qui une fois transposé conduit à énoncer que l’essence de l’IA n’a rien de l’intelligence et/ou de l’artificiel. En tant que réalisation technique, l’IA s’inscrit dans la phase achevée de la « métaphysique » occidentale, en prolongeant les techniques industrielles. Cette histoire de la « métaphysique » est aussi une histoire des essences et des langages. Les essences installent un kosmos dont le maintien impose que l’homme s’y sente comme chez lui, y demeure et pour ce faire, use d’un ensemble de mots dont la composition engendre des significations. L’IA semble changer la signification du monde en tant qu’elle interfère avec les mots et les signes. Elle contribue surtout à installer un champs de l’utile pour les individus et les entreprises, permettant aux premiers d’avoir sous la main ou à portée de main les biens, services et personne, et aux secondes d’avoir sous la main où à portée de main des opérateurs, des systèmes, des commandes. Elle interfère ainsi avec les désirs en mettant sous les yeux ce qu’attend l’individu ; elle répond à ses désirs, à ses volontés ; elle renforce la puissance d’avoir, de faire et s’il y a lieu, elle oriente le faire, ce qui interdit de l’analyser en terme de neutralité.
L’IA fonctionne sur le mode de la présentification, de la disponibilité. Elle rend présent les informations utiles, elle les actualise. Ce qui n’est pas présent reste dans le stockage numérique, dans les fichiers non utilisés, dans le colossal univers des data. Les data non utilisées dorment mais sont mobilisables car tout est accessible dans le monde numérique qui est l’étant formel sous la main. Le monde ouvert est composé d’un réseau d’outils, de choses, d’installations, placés à portée de main ou sous la main. L’homme ouvre le monde comme un ensemble de possibilités où figurent entre autres des utilisations d’outils articulées à un réseau de significations. L’IA interfère avec les significations et cela qui est assez nouveau, suscitant des questionnements philosophiques inédits. Quel lien avec l’Art ? Aucun, l’IA n’est pas le ressort d’une esthétique artistique, d’un moment de l’Histoire, d’une religion. Ce qui ne l’empêche pas d’être un objet de croyances, un fétiche, un totem.
Il est nécessaire de chercher la différence fondamentale entre le cerveau humain et le cerveau artificiel. Il est clair que l’IA répond au concept de production, courant et spécifique dans le domaine de la technique. En revanche, tout ce qui concerne la conscience, la pensée et la créativité humaine répond au concept d’émergence. Ce concept étant également celui qui convient pour expliquer l’apparition des espèces vivantes dans la nature. Le produire tombe presque sous les yeux, alors que l’émergence repose sur les processus cachés de la nature. Le produire est fabriqué avec des objets, des étants, alors que l’émergence est fondée sur la constitution d’essences et les essences ne sont pas des objets.
La compréhension de l’IA se place sur plusieurs champs disciplinaires, techno, psycho, socio, mais c’est avec l’approche métaphysique que l’ordre des choses apparaîtra avec le plus de clarté et de vérité. Un livre est à écrire, si un éditeur est partant !
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