La grande crise scientifique (et plus) du 21ème siècle
Peut-on penser que les sciences contemporaines sont en crise ? Pour le savoir, le mieux est d’interroger l’histoire des savoirs pour capter quelques traits caractéristiques des périodes de transition dans la grande aventure humaine de la connaissance de la nature et du cosmos. Ce texte se veut expérimental. Merci pour vos remarques constructives.
Les sources écrites nous permettent de remonter à quelques millénaires. Je tiens pour pertinente la thèse de la période axiale proposée par Jaspers. Quelque 700 à 400 ans avant notre ère des penseurs ont vu plus loin que leurs prédécesseurs. Lao Tse et Confucius en Chine, Gautama Bouddha en Inde, Pythagore, Anaxagore, Platon, Aristote en Grèce. On peut ajouter à la liste les auteurs de l’Ancien Testament. Pour ne pas nous perdre, je m’en tiendrai à la connaissance philosophique et scientifique du duo Platon Aristote qui joua un rôle décisif en Europe occidentale et orientale, ainsi que dans le monde islamique au Moyen Age.
(I) De Platon à Thomas d’Aquin. L’Europe et le Proche-Orient ont légué une somme considérable de savoirs concernant la nature, l’homme, le cosmos et Dieu. Après l’âge d’or de la philosophie en Grèce, l’école d’Alexandrie a produits de grands savants dans les domaines scientifiques, les pères d’Orient ont livré des textes fulgurants sur les énergies spirituelles. L’émanatisme de Plotin a engendré comme réplique le dogme de la Trinité (Nicée, 325). Les Romains ont perfectionné le droit et la philosophie dans une direction stoïcienne. Les savants et autres alchimistes ont côtoyé les exégètes de la philosophie grecque en terre d’Islam. Puis la scolastique médiévale a représenté un aboutissement philosophique et théologique.
(II) La grande charnière de 1300. Des choses importantes se sont produites en Europe pendant le 14ème siècle marqué par une démographie importante achevée par une crise de production alimentaire et des famines, puis le terrible épisode de la peste noire qui frappa l’Europe une décennie après le commencement de la guerre de cent ans. L’Europe a vécu une longue période de déstabilisation durant un siècle et demi, jusque vers le milieu du 15ème siècle. La guerre de cent ans prit fin alors qu’en Orient, un empire florissant s’empara de Constantinople. A noter le déclin de la civilisation islamique consignée dans les écrits de Ibn Khaldoun produits pendant la seconde moitié du 14ème siècle. Bref, plusieurs mondes ont été secoués par des crises majeures. La scolastique médiévale fut un accomplissement mais aussi un obstacle pour de nouvelles aventures dans les champs du savoir et de l’art.
(III) De 1300 à 1900. Cette époque médiévale de crises n’a pas empêché le développement scientifique avec une place importante pour la mesure du temps, marquée par l’horloge ainsi que l’Ars nova initié par Philippe de Vitry. Ce phénomène a été défini avec le néologisme de pantométrie par l’historien des sciences Alfred Crosby. Pantométrie signifie la mesure de toutes choses ou du moins un impératif de tout soumettre à la dimensionnalité et à la disposition des choses dans un ordre spatial ou bien temporel (Crosby, La mesure de la réalité, Allia, 2003). Il s’agit d’obtenir un monde matériel métrisé. Qui deviendra le monde maîtrisé de Bacon et Descartes.
« Comment, pourquoi et quand les Européens ont-ils cessé de se contenter d’empiler des données sensorielles, tels des rats amassant avec zèle de scintillants détritus ? Comment, pourquoi et quand se sont-ils sauvés d’une éternité vouée à la contemplation extatique des Idées platoniciennes ? » (Crosby, p. 29)
Ces quelques lignes permettent de comprendre comment la scolastique s’est enfermée dans une impasse. Contempler les Idées et sur terre, amasser des données sensibles qui finissent par devenir stériles, ne produisant plus d’information et donc de transformation. La scolastique ce fut aussi d’interminables disputes sur des questions sans réponses, celles des universaux, sans oublier les débats stériles de casuistique. La Renaissance a traversé une zone d’ombre. La pantométrie a propulsé la cartométrie, les instruments de mesure, l’art de la musique, puis les œuvres de la science moderne depuis Galilée et Newton jusqu’aux machines du 19ème siècle.
(IV) La petite charnière de 1900. Einstein, la radio, la chimie structurelle, l’atome, la radioactivité, puis la mécanique quantique, Picasso, Schönberg, la logique de Frege, Gödel. La science a accumulé des données métrologiques, formelles et technologiques avec une puissance sans précédent. Elle était perçue comme en crise par Husserl ou Guénon. Deux conflits planétaires à l’intensité sans précédent ont éclaté. Pour donner un monde nouveau. Avec une autre charnière, celle de 1960. L’émancipation, la science moléculaire et matérialiste, les électrodes, les génomes, les épigénomes, les protéomes et la circulation des informations. Le rock des années 1970 a été d’une inventivité conséquente.
(V) L’impasse de 2010. Les connaissances se sont transformées chaque fois que des informations inédites sur les choses (et l’homme) ont été acquises pour être triées, classées, hiérarchisées, mises en ordre avec des modèles et des théories. La science n’a jamais été aussi resplendissante, conquérante, triomphante, sure d’elle-même, de son efficacité, de ses promesses. Pourtant, quelques grains de sables se sont insinués dans cette fantastique machine. La science ne produit pas le bonheur. Elle échoue à solutionner des problèmes de santé majeurs. Elle n’a pas réussi à comprendre la vie et le cosmos. Bref, cette science contemporaine est en crise mais la communauté scientifique semble se placer dans une sorte de déni de vérité. D’ailleurs les sciences de la complexité étaient déjà en crise avec la conjecture non résolue de l’émergence constatée par quelques scientifiques lors du colloque de Cerisy tenu en 1981. Par la suite, l’évolution darwinienne (Denton), la cosmologie quantique (Smolin) et les neurosciences (Nagel) ont été décrétées en crise. Je suggère de transposer le propos de Crosby pour l’appliquer à la science du 21ème siècle ;
Comment, pourquoi et quand les Européens cesseront-ils de se contenter d’empiler des données technologiques, des signaux électriques et des chiffres, tels des rats amassant avec zèle de scintillants artifices ? Comment, pourquoi et quand se sauveront-ils d’une perpétuité vouée à l’étude extatique du big bang, des trous noirs, des gènes, de la relativité générale, et des théories de la computation ?
Le fin mot de l’histoire, c’est que les savants ont réussi à sortir de l’impasse scolastique pour produire la science opérationnelle et descriptive moderne. Par contre, il n’est pas certain que les savants puissent sortir de la crise actuelle que l’on peut interpréter comme une seconde scolastique. Ou plutôt une scolastique des apparences, des artifices et de l’admirable « faux » incarné par la techno-science moderne et la culture de masse. L’homme est aliéné dans le technocosme.
Comme l’a bien montré Crosby, la révolution de la pensée et des pratiques vers 1300 a été accompagnée ou produite par une nouvelle compréhension du temps, à la fois dans l’art musical et la mesure des horloges. Cette révolution a couru jusque dans les années 1900. Il ne semble pas qu’une cassure se soit produite depuis, malgré la physique quantique et la nouvelle gnose à Princeton. Pourtant, une chose est certaine. C’est que si une révolution des savoirs permettra de sortir de cette scolastique des artifices, elle sera accompagnée voire propulsée par une conception inédite du Temps. Cette conception n’est pas encore connue. Elle se dessine néanmoins.
Une grande explication entre le philosophe maître du Temps et le président maître des horloges ? Ou plutôt une explication entre la philosophie et la science. Les maîtres du temps face aux maîtres de l’espace. Les kronologues face au métrologues.
Les philosophes entendent, pensent et créent la musique, les technologues disposent, produisent du son qui finit par sonner comme du bruit.
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