La recherche et la société : la rupture tranquille sur fond de sécurité
L’innovation technologique propose des solutions sécuritaires nouvelles. Le Taser, la mine Taser, les micro-ondes sont les premières générations d’armes non létales mises sur le marché. Quelques réflexions sont donc de mise...
La sécurité est aujourd’hui fréquemment au cœur des débats de société, et pour assouvir cet appel, les gouvernements sont de plus en plus séduits par une catégorie d’armes dites « non létales ». Les armes non létales seraient en effet optimales sur le théâtre de guerres asymétriques ou d’opérations sécuritaires ; en exemple de guerre asymétrique, il faut imaginer un char face à un gamin jetant des pierres. Elles sont couramment utilisées par des forces de police qui n’hésitent pas à en faire usage au moindre soupçon de rébellion. Les armes non létales séduisent par leur réponse rapide, peu onéreuse, à des troubles de l’ordre public ; elles sont bien acceptées, y compris par les militaires, ainsi que par les opinions publiques. Elles sont une bénédiction pour des politiques de sécurité intérieure focalisées sur le tout-répressif plutôt que sur la gestion sociale de la précarité ou de la violence. Au 20 heures, les médias ne déploreront pas ainsi de décès politiquement indirects. Ceux-ci sont craints particulièrement lors de tout embrasement, on se souvient du destin de Malik Oussekine... Ces armes sont décidément en phase avec le meilleur des mondes qu’on nous prédit ou qu’on nous « vend ». Elles sont mimétiques d’une « rupture tranquille » qui nous est proposée sans trop de détail.
Pourtant des voies s’élèvent. Dominique Loye, de la Croix-Rouge, explique que dans le contexte d’opération hostile, la tentation des forces de sécurité est toujours d’utiliser la puissance maximale, ce qui est un risque. D’autres intervenants, comme Brian Rappert, de l’Université de Nottingham, préviennent : "Il y a une grande différence entre une démonstration de laboratoire et une arme opérationnelle. L’histoire des armes non létales est constellée d’idées novatrices mal conçues qui font l’objet de louanges." Enfin, Steve Wright (Fondation Omega) se dit inquiet : "De telles technologies novatrices permettent d’enfreindre systématiquement les droits de l’homme car celui qui tient en main une telle arme automatique peut provoquer souffrances et paralysie à grande échelle." Cette dernière idée est reprise brillamment par Amnesty international.
Mais pour mieux comprendre l’ensemble de ces données, rien de tel que de se plonger dans l’univers des armes non létales. Ces quinze dernières années, les Etats-Unis se sont lancés dans l’utilisation des armes non létales et ont octroyé des centaines de millions de dollars au célèbre DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) pour développer ces nouveaux engins infernaux... Taser (pistolet électrique), des Tasers-plasma, des systèmes d’énergies orientables (armes acoustiques, micro-ondes) (Steve Wright, Omega Foundation, rapport 2000 et 2002).
Plus précisément, le Taser vient récemment d’être l’objet d’un engouement médiatique. Il permet de clouer un individu sur place en quelques millièmes de seconde. La paralysie est effective sur-le-champ et semble n’avoir aucun effet secondaire, selon la police. « Selon les autres sources », notamment Amnesty international et l’Omega Fondation, le Taser est loin d’être l’arme angélique qu’on décrit. On aurait une statistique de morbidité assez fournie aux USA (environ 250 bavures lourdes). Les ONG dénoncent également certains agents de sécurité à la gâchette facile qui auraient « taserisé » y compris quelques gamins intrépides probablement perçus comme délinquants aux yeux de notre « société de la peur ». Mais à huit ans, cela fait jeune, pour recevoir 20 000 à 50 000 volts dans le corps. Curieux apprentissage de la douleur et de l’ordre public... D’autres drames plus graves ont été répertoriés et certains énoncent un risque potentiel pour les délinquants cardiaques. Le pire est l’habitude de torture qu’on donne et qu’on transmet à travers ces nouvelles technologies. Sur le fond psychanalytique, les forces de l’ordre risquent de se sentir pousser des ailes au fil du temps. Une fois que le Taser aura été adjugé par les mœurs citoyennes et que l’indifférence reprendra ses droits et sa passivité, nos bons chérifs ne se refuseront plus une décharge préventive, voire pour la forme ou le « fun ». Pourquoi pas pour une garde à vue musclée ? La torture physique commence donc ainsi, et surtout se banalise ainsi. On accepte un premier accroc à l’édifice éthique et la sape inconsciente prend de la vitesse pour déboucher vers une société plus brutale.
L’autre application de la « décharge électrique » est celle qui s’appliquerait à la protection des frontières ou de sites sensibles, voire des masures très bourgeoises de VIP sombrant dans une paranoïa. Ainsi, des mines antipersonnel font partie des nouveaux gadgets prévus par le génie américain. Le « taser antipersonnel munition » (TAPM) permet d’infliger un choc électrique à celui qui aurait mis le pied là où il ne faudrait pas. Le TAPM permet alors de bloquer les muscles squelettiques tant que les batteries de la mine sont pleines. Soit environ pendant une heure chrono (selon Steeve Wright). On peut déplorer qu’aucune donnée médicale ne soit aujourd’hui produite sur l’effet d’un traumatisme d’une si longue durée. La question du discernement est également posée à travers la discrimination impossible de la victime de la mine Taser. Ainsi, si on accepte visiblement d’imposer 20 000 volts à un citoyen pour des raisons de plus en plus douteuses, jusqu’où ira-t-on dans ce sécuritarisme ? L’anecdote que je tiens de Steeve Wright est assez burlesque. Sur un groupe de volontaires, un seul cobaye a accepté d’être exposé à plus de deux décharges consécutives de cinq secondes. Or les chocs réguliers sur plus d’une heure sont un minimum pour laisser le temps à une patrouille de récupérer le « piégé ». Personnellement, j’imagine la réaction d’effroi de Pedro, journalier mexicain, qui sera électrocuté par une mine Taser à la frontière américaine. J’imagine sa panique lorsqu’il verra s’approcher un serpent à sonnettes ou un crotale qui pullulent aux bordures du Texas. Inutile de faire quoi que ce soit, Pedro sera cloué face à son prédateur... Notre nouvelle philosophie imprégnée d’un niveau de « mortalité acceptable » n’a pas pensé à l’ensemble du problème, visiblement.
Pour continuer dans la stratégie de sécurité, une firme allemande (Rheinmetall) aurait conçu le Taser-plasma qui n’a plus besoin de flèche métallique pour agir sur un fuyard. L’ionisation de l’air ambiant permettrait de tirer à vue une victime... Mais les problèmes sont les mêmes... Une femme enceinte touchée, un vieillard sont à la merci d’une erreur de visée.
Mais le Taser et ses variantes ne doivent pas être l’arbre qui cache la forêt. Les idées et les innovations fusent en matière de sécurité, mettant ainsi la démocratie face à elle-mêmen devant choisir entre un unisson assourdissant et une liberté déstabilisante. Le questionnement éthique et le glissement progressif vers une torture acceptée, y compris dans la vie quotidienne, se font jour. « L’Active Denial Technology » vient nous le rappeler...
La projection dirigée d’ondes incapacitantes est une révolution technologique sans précédent pour les boîtes sécuritaires. Ainsi une nouvelle arme « moins létale » vient poser une problématique à la fois aux philosophes, aux politiques et aussi aux scientifiques qui sont finalement à l’origine de concepts ici très brutaux. L’ADT, dite « Active Denial Technology », voit le nombre de brevets exploser ces dernières années. L’énergie dirigée, sous forme d’un faisceau étroit d’énergie électromagnétique, est l’arme de sécurité de demain. Ces micro-ondes (MicroWaves) sont efficaces sur quelques centaines de mètres. Ainsi, ces infrasons sont capables de traverser les murs de bâtiments ou les carrosseries de véhicules. Les impacts de ces énergies dirigées sont simples : nausées, désorientation, vomissements, chocs fantomatiques, ou encore décès de la personne selon l’exposition. Selon Eldon Byrd, ces micro-ondes induiraient des effets cérébraux et modifieraient le comportement des individus exposés. Un expert convenait que tout dépendait du curseur d’utilisation de l’ADT. On peut dissuader ou tuer en fonction de la dose administrée... Le langage médical n’est pas loin, les bornes de la torture de masse non plus. Ainsi la torture de demain pourra prendre la forme d’un « mur thermique » provoquant des symptômes fébriles ou des brûlures superficielles... Le « Firewall social » a trois dimensions, en quelque sorte. Selon Stephen Rose, qui voit d’un mauvais œil ce type d’innovation, les ondes des armes « ADT » induisent des douleurs qui s’accompagnent d’une élévation de la température de l’épiderme, pouvant atteindre localement environ 55°C. Cette technologie est développée notamment par la firme Communication and Power Industries, localisée en Californie, histoire de rappeler que la Silicon Valley est capable du meilleur comme du pire. Récemment, un système mobile d’ADT a été mis au point par Raytheon, firme qui se cantonnait à la fabrication de fours micro-ondes ménagers. Le VMADS, véhicule porteur de l’arme, a réussi différents protocoles de recherche sur les animaux et sur 72 cobayes humains en 1994. Selon Steve Wright (Le Monde diplomatique, 1999) : « L’arrivée des armes "non-létales", comme le VMADS, risque d’engendrer des techniques de répression encore plus sophistiquées... et si les démocraties occidentales laissent les fabricants d’armes développer cette technologie, ils risquent fort de les exporter dans des pays plus prompts à brutaliser leur population. » Selon le droit international, il est interdit « d’employer des armes, des projectiles et des matières... de nature à causer des maux superflus ». Autant le Taser que les micro-ondes s’inscrivent dans une logique dont la dérive aboutit à la banalisation de la torture. A une heure où des « Patriot Act » ferment les yeux sur les droits élémentaires de l’homme, il est crucial de rappeler à la démocratie ses valeurs et ses devoirs y compris vis-à-vis de sa délinquance ou de sa contestation. Une lueur d’espoir est toujours là, la prise de conscience éthique est là. Stephen Roze donnait l’an passé une conférence à l’Ecole normale supérieure sur le déficit moral de ces armes dites « moins létales », Steve Wright, en octobre dernier rappelait au CERI l’enjeu démocratique que représentent ces technologies. Son titre était très parlant : « Democracies Put to the Test » alors que Stephen Roze concluait sur une sentence ironique de Shakespeare : « Oh ! Brave New world ». La réalité des Taser et des autres « jeunes pousses sécuritaires » est que dans de mauvaises mains ou de mauvais régimes, la technologie peut être la pire des inventions...
Pour pousser plus loin le débat sur la « brutalisation » des masses, on ne peut être qu’inquiet de savoir que les changements climatiques poseront le problème de la gestion des réfugiés écologiques. Deux axiomes sont proposés... Une aide onusienne et humaine. A contrario, le refoulement de la misère du monde par des techniques « moins létales ».
11 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON