Les avatars de l’espace-temps dans la physique contemporaine. Quelques éléments d’actualité
Vu le succès innattendu rencontré après des Agoravoxiens par l'article sur l'expérience OPERA du Cern, permettez moi de vous communiquer la suite promise.
Nous avons noté, dans un article précédent (A propos de l'expérience OPERA) le grand nombre de réactions ayant suivi la publication d'un article assez ésotérique par lequel des chercheurs européens annonçaient, (sous couvert de confirmation) une légère différence entre la vitesse de déplacement de particules nommées neutrinos, telle qu'elle aurait été observée par eux lors d'une expérience récente, et celle qu'elle aurait du être dans le cadre des équations de la relativité restreinte. La nouvelle serait en effet d'importance, en termes de physique fondamentale, puisqu'elle pourrait conduire à reformuler ce que de multiples expériences paraissaient avoir confirmé, une structure de l'espace temps interdisant la possibilité de vitesses supérieure à celle de la lumière, c'est-à-dire la vitesse de photons dans le vide.
De plus, dans le grand public, cette annonce a poussé certaines personnes à remettre en cause ce qui était devenu un véritable dogme associé aux travaux ayant rendu Albert Einstein célèbre. Les iconoclastes, ceux pour qui rien n'est plus urgent que renverser les idoles, se sont précipités sur l'occasion, sans chercher à comprendre le fond du problème. Plus généralement, beaucoup ont vu là une opportunité pour relancer des rêves jusque là réservés à la science fiction, c'est-à-dire la possibilité pour des humains ou des machines conçues par eux de voyager dans le temps ou dans un lointain espace.
Ceux qui s'intéressent un peu plus en profondeur à l'évolution des théories scientifiques relatives au temps et à l'espace savent pourtant que, dès la publication des hypothèses d'Einstein, des théories alternatives avaient été proposées. Il en est toujours de même aujourd'hui. Peut-être auraient-elles pu être vérifiées par des expériences appropriées si de telles expériences avaient été tentées. Mais, comme le savent les philosophes des sciences, un paradigme scientifique devenu dominant, tel que celui de l'espace-temps einstenien (nous simplifions les formulations pour rester simple) possède dans les esprits la capacité darwinienne d'éliminer spontanément les contradictions et même les nuances. Plus personne, hors des chercheurs affrontant le risque de se mettre en dehors de la communauté scientifique dominante, ne se hasarde à le remettre à l'épreuve. Aujourd'hui, c'est seulement dans sa confrontation avec un autre paradigme, celui qui fonde la mécanique quantique, que le paradigme relativiste est soumis à critique. Comme l'on sait, l'un et l'autre s'appuient sur des expériences présentées comme incontestables, si bien qu'aucune théorie globale, dite de la gravitation quantique et faisant une synthèse entre les deux, n'a pu encore être établie - surtout si, comme il parait logique, il ne s'agit pas de théories purement mathématiques mais de propositions susceptibles de vérifications expérimentales.
Cependant, soit dans le cadre d'un rapprochement avec la mécanique quantique, où la variable temps n'apparait pas en tant que telle, soit plus généralement en vue d'une meilleure formulation de l'espace-temps einstenien, de nombreuses recherches ou réflexions se développent actuellement. Pour les chercheurs qui s'y impliquent, le buzz fait autour de l'expérience OPERA, quel que soit le résultat des vérifications actuellement en cours, devrait pensons-nous être une excellente occasion de faire connaître l'état de leurs travaux, et proposer de nouvelles expériences permettant de valider leurs hypothèses. Nous n'avons pas ici qualité pour nous substituer à eux. Pourtant il nous paraît indispensable de faire un rapide résumé des perspectives aujourd'hui ouvertes.
Pour simplifier, nous distinguerons les théories proposant un abandon de l'espace-temps einsténien au profit d'un espace plus général, incluant un espace dit des moments, et celles qui proposent des lectures de la relativité restreinte différentes de celles communément admises aujourd'hui, plus proches semble-t-il des conceptions originales d'Einstein. Il est remarquable que certaines de ces dernières théories proposent de rétablir la prise en compte d'un référentiel absolu, généralement désigné par le terme d'éther.
Dans ces divers cas, rappelons-le, il s'agit d'interprétations d'un ensemble d'expériences de moins en moins empiriques, faisant appel à des instruments de plus en plus complexes, aux résultats de plus en plus largement discutés, autrement dit de plus en plus scientifiques, conduites depuis plusieurs siècles par la physique.
On peut toujours critiquer les conditions dans lesquelles sont menées les expériences, mais il ne serait pas scientifique de proposer des théories allant directement à l'encontre d'une expérience reconnue comme recevable par la communauté scientifique du moment. Par contre, il n'est pas interdit d'utiliser ces expériences pour construire des modèles généraux du monde éventuellement différents les uns des autres, ou pour diversifier les interprétations que l'on en donne.
Le processus de l'interprétation est très utilisé en physique quantique, mais il l'est aussi dans le domaine de la relativité, c'est-à-dire en cosmologie. Rappelons par ailleurs que le terme de théorie ne désigne pas une formulation rendue indiscutable par des expériences elles-mêmes indiscutables. Pour élaborer une théorie, on part d'un postulat ou principe non démontrable autour duquel on construit un cadre théorique permettant d'en rendre compte. On propose ensuite des expériences permettant de démontrer la théorie. Si l'expérience est invalidée ce n'est pas forcément le postulat qui est faux, ni même la théorie dans son ensemble, mais certaines de ses formulations ou interprétations. Il est prudent cependant en ce cas de remettre en question la théorie voire dans certains cas le postulat lui-même.
Un espace à 8 dimensions élargissant l'espace-temps einstenien
La plus récente des critiques faites à l'espace-temps einstenien est due à un trio de physiciens déjà connus par leurs prises de positions radicales en matière de paradigmes cosmologiques. Il s'agit de Lee Smolin, Joäo Magueijo et Giovanni Amelino-Camelia. Nous avons précédemment analysé ici deux ouvrages importants des deux premiers, « The trouble with physics » et « Faster than the speed of light ». Renvoyons le lecteur à ces articles. On y verra que les auteurs étudiaient depuis déjà plusieurs années divers cas où la géométrie de l'espace ne peut plus être considérée comme le résultat de lois fondamentales de la nature. Elle évolue en fonction de lois plus profondes. Il en est ainsi du temps et par conséquent de la vitesse.
Aujourd'hui, (voir l'article de Amanda Gefter « So long space time » dans le NewScientist) ces chercheurs proposent de remplacer le concept d'espace-temps (space time) par celui de « phase space » (espace des phases, espace dans lequel tous les états possibles d'un système sont représentés, chaque état possible correspondant à un point unique dans cet espace. Voir http://en.wikipedia.org/wiki/Phase_space).
Dans leur esprit l'espace où nous évoluons serait un monde à 8 dimensions associant les 4 dimensions de notre espace-temps et les 4 dimensions d'un autre espace, qu'ils ont baptisé espace des moments (momentum space), le moment étant le produit de la masse et de la vitesse d'un objet. L'espace à 8 dimensions comprendrait toutes les valeurs possibles de position, de temps, d'énergie et de moment.
Dans l'espace des moments, le seul que nous percevions immédiatement par nos sens, nous observons seulement des niveaux d'énergie et des moments, généralement concrétisés par des photons dont l'énergie et le moment sont différents, en fonction de leurs sources et des corps qui les ré-emettent en direction de nos sens. A partir de là, nos cerveaux reconstruisent l'espace-temps familier. Nous vivrions ainsi dans un espace défini par l'énergie pour une dimension et les 3 dimensions de moment pour l'autre. Le temps cesserait d'intervenir en tant que dimension propre.
Des transformations mathématiques simples permettraient de convertir les mesures faites dans l'espace des moments en mesures dans notre espace-temps familier. Le physicien Max Born avait remarqué dès 1938 que plusieurs des équations de la mécanique quantique demeurent les mêmes, qu'elles soient exprimées en coordonnées de l'espace-temps ou en coordonnées de l'espace des moments. On a nommé ce phénomène « réciprocité de Born ». En conséquence de celle-ci, si l'espace temps peut être courbé par l'influence de la masse des astres, comme Einstein l'avait montré, l'espace des moments pourrait l'être aussi.
Lee Smolin et ses collègues se sont attachés à donner des exemples de tels effets de courbure, dues à l'influence des moments, c'est-dire, rappelons-le, le produit de la masse des corps et de leurs mouvements. Ils ont utilisé les règles standard pour convertir les mesures dans l'espace des moments en mesures dans l'espace temps. Ils montrent que des observateurs vivant dans un espace des moments courbé ne pourront plus s'accorder avec des mesures faites dans l'espace-temps. Pour eux, même ce dernier devient relatif. Ils nomment cela « localité relative » (« relative locality »). On devait pouvoir en déduire que le concept de vitesse limite dans l'espace-temps einstenien ne devrait plus être utilisable.
On s'interrogera sur l'intérêt de telles hypothèses ainsi que sur la possibilité de tester expérimentalement leur validité. En dehors de considérations relatives au comportement de la matière dans les trous noirs, sujet trop exotique que nous n'évoquerons pas ici, les hypothèses relatives à la courbure de l'espace des moments pourrait expliquer une observation relative aux différences de vitesse entre les photons des rayons cosmiques tels qu'ils nous parviennent à la suite d'explosions de rayons gammas. Le télescope Fermi de la Nasa a montré que les photons de hautes énergies nous parviennent plus tard que les photons de basse énergie provenant du même événement. Bien que ces observations soient encore en discussion, Smolin en a tiré un article malheureusement réservé au seuls spécialistes, justifiant ses hypothèses (Voir Freidel et Smolin, 29 mai 2011, Gamma ray burst delay times probe the geometry of momentum space http://arxiv.org/abs/1103.5626 ).
Le concept d'espace des phases à 8 dimensions dans lequel nous vivrions fournirait pour Smolin le pont nécessaire entre la relativité et la mécanique quantique, c'est-à-dire la théorie de la gravitation quantique qu'il recherche. En relativité, ce qu'un observateur mesure en termes d'espace, un autre le mesure en termes de temps et réciproquement. Dans la gravitation quantique de Smolin, ce qu'un observateur mesure en termes d'espace-temps, un autre le mesure en termes d'espace des moments. Seul l'espace des phases est absolu et constant pour tous les observateurs. Il pourrait donc s'agir là du tissu de la réalité ultime.
Il sera intéressant dans les prochaines semaines d'étudier la façon dont dans ce cadre conceptuel Smolin et ses collègues analyseront l'expérience OPERA. Les neutrinos et leur vitesse, qui font l'objet des observations relatées au Cern, appartiennent peut-on penser à l'espace des moments et donc à l'espace des phases global qu'ils étudient .
Des interprétations originales de la relativité einstenienne
Avant d'abandonner plus ou moins complètement l'espace-temps einstenien, il serait utile d'étudier comment, dans le passé et aujourd'hui encore, la pensée d'Einstein pourrait être interprétée pour nuancer la vision rigide que beaucoup de scientifique et en tous cas le grand public en ont aujourd'hui. Dans cette démarche toute en nuances, nous faisons appel ici à un manuscrit non encore publié communiqué par un correspondant de notre revue Automates Intelligents, le physicien Michel Gondran que nous remercions de sa confiance. On comprend que dans ces conditions, nous nous limitions à quelques aperçus de son travail, susceptibles d'intéresser plus particulièrement le thème abordé dans cet article.
Michel Gondran s'est attaché à étudier en détail, à partir de courriers peu connus, les échanges ayant eu lieu dès le début du 20e siècle entre Einstein et des scientifiques contemporains. Dans le chapitre 10 de son manuscrit il fait ainsi l'historique de la relativité afin de préciser les postulats sur lesquelles elle est basée, en particulier le postulat de l'invariance de la vitesse de la lumière et l'hypothèse de la non existence d'un référentiel privilégié. Il rappelle en particulier que le postulat de l'invariance de la vitesse de la lumière n'est pas nécessaire pour obtenir les équations de la relativité restreinte.
L'auteur fournit des éléments d'information d'un grand intérêt aujourd'hui, lorsque l'on cherche à interpréter les résultats de l'expérience OPERA en affirmant qu'ils mettent peut-être en défaut la relativité d'Einstein. Il montre qu'il existe en fait deux théories de la relativité restreinte, élaborées de manière presque simultanée, quoique indépendantes et différentes l'une de l'autre : la relativité restreinte de Lorentz-Poincaré et la relativité restreinte d'Einstein. Les deux théories vérifient les mêmes équations, mais elles se contredisent dans leur interprétation, tout en ayant chacune sa propre cohérence. Les équations de Lorentz, qui en forment l'ossature, sont devinées par Lorentz et Poincaré pour vérifier l'invariance des équations de Maxwell ; elles sont déduites des postulats de relativité et de l'invariance de la vitesse de la lumière par Einstein. La relativité de Lorentz-Poincaré suppose l’existence d’un référentiel privilégié (éther) où a lieu la contraction de Lorentz, référentiel qui est inutile dans la relativité restreinte d’Einstein.
Le chapitre 10 du manuscrit qui détaille ces questions comporte 9 paragraphes, ayant tous leur importance dans l'examen du thème qui nous occupe ici. Au premier paragraphe l'auteur présente un bref historique de la relativité avant Einstein : relativité de Galilée et Newton et début de la relativité restreinte de Lorentz et Poincaré. Il y rappelle en particulier les postulats de Poincaré et comment celui-ci montre que la transformée de Lorentz permet d'expliquer l'invariance des équations de Maxwell, du lagrangien électromagnétique et de l'action d'une particule libre relativiste.
Le paragraphe 2 expose comment Einstein, en ajoutant aux postulats de Poincaré le postulat de l'invariance de la vitesse de la lumière, en déduit la transformée de Lorentz. L'auteur explicite ensuite les deux postulats implicites qui sont à la base de l'interprétation einstenienne de la relativité restreinte : le postulat de l’identité physique des unités de mesure et le critère de la synchronisation d’horloges relativement immobiles. Il s'agit on le sait d'un des points clefs de l'expérience OPERA : synchroniser grâce au GPS les horloges utilisées pour mesurer le temps de départ et d'arrivé des flux de neutrinos.
Suit au paragraphe 3 le rappel que les postulats de Poincaré sont suffisants pour démontrer l'existence d'une vitesse limite et obtenir la transformée de Lorentz. Mais le plus important à notre avis est le paragraphe 4. Michel Gondran y rappelle que la négation de l'existence d'un éther sans propriétés mécaniques n'a jamais été vérifiée expérimentalement et que, contrairement à la croyance générale, Einstein a soutenu à partir de 1916 et jusqu’à sa mort l'existence d'un tel éther.Le livre reproduit une grande partie de l'article d'Einstein de 1920 « L'éther et la théorie de la relativité » où celui-ci présente un historique de la notion d'éther. Dans cet article peu connu, Einstein explique pourquoi la relativité générale oblige à postuler l'existence d'un éther (« Selon la théorie de la relativité générale un espace sans éther est inconcevable »), mais un éther sans propriétés mécaniques (« la notion de mouvement ne doit pas lui être appliquée »).
Il ne s'agit pas là de considérations n'intéressant que l'histoire de la physique. La question de l'existence d'un référentiel invariant ou privilégié reste posé, non seulement en physique cosmologique mais en physique quantique. Dans le paragraphe 5 sont donc discutées les quatre interprétations possibles de la relativité restreinte liées à l'introduction ou non de cet éther d'un type nouveau et à l’ invariance ou non de la vitesse de la lumière. Les résultats des expériences sur l'intrication EPR-B (Aspect 1982), étudiés en détail dans le chapitre 9 du livre, sont selon Michel Gondran un argument fort en faveur de l'existence d’un tel éther lié à un référentiel privilégié. Bien plus, comme le montre l'auteur dans le paragraphe 6 de ce 10e chapitre du livre, l'interprétation de la relativité restreinte avec un référentiel privilégié peut être généralisée à la relativité générale dans une théorie de la gravité quantique.
Concernant le point qui nous intéresse plus particulièrement ici, la question de la vitesse de la lumière présentée comme une vitesse limite, Michel Gondran cite un théorème et des propos du physicien Jean-Marc Levy-Leblond ;. « Il n'y a plus de raison théorique de faire l'hypothèse que la vitesse limite, appelée constante de structure de l'espace-temps, soit celle de la lumière ». On peut seulement supposer, ajoute Michel Gondran, que la vitesse de la lumière est très proche de la vitesse limite. Le choix de l'égalité est un choix arbitraire que l'on peut faire, mais que l'on peut aussi récuser. Il est équivalent au choix arbitraire de prendre la masse du photon nulle. L'expérience a déjà montré par exemple que la masse du neutrino, qui a été considérée comme nulle pendant des dizaines d’années, ne l'est finalement pas. Si on suppose que la vitesse de la lumière n'est pas la vitesse limite, comme l'a toujours pensé de Broglie, alors la fonction d'onde du photon n'est pas donnée par les équations de Maxwell, mais par les équations de Proca avec une masse m très petite. Levy-Leblond ajoute que c'est un choix peu satisfaisant sur le plan épistémologique :
« Pourtant la démarche heuristique d'Einstein, toute couronnée de succès et justifiée historiquement qu'elle ait pu l'être, n'est guère satisfaisante sur le plan épistémologique. La principale critique que l'on peut lui adresser est d'établir ce que nous avons appelé une "super loi", appelée à régir tous les phénomènes physiques, en définissant leur cadre spatio-temporel commun à partir des propriétés d'un agent physique particulier : comment comprendre, dans une telle perspective, que la relativité einsteinienne, fondée sur l'analyse de la seule propagation de la lumière, ait vocation à s'appliquer aux interactions nucléaires, de nature pourtant essentiellement différente - et y soit effectivement valide ? »(Levy-Leblond 1996)
En conclusion, à la lecture du manuscrit de Michel Gondran, que nous ne commenterons pas davantage ici, il nous semble que deux interprétations de la relativité restreinte mériteraient aujourd'hui d'être explorées à nouveau, notamment au regard des résultats de l'expérience OPERA, si ceux-ci sont confirmés. La première est une interprétation que l'auteur appelle la relativité de de Broglie. C'est une théorie sans éther et où la vitesse de la lumière n'est pas la vitesse limite. La seconde est une interprétation qu'il nomme la relativité de Newton-Lorentz-Poincaré-de Broglie : C'est une théorie avec éther et où la vitesse de la lumière n'est pas la vitesse limite.
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