Les énigmes de la technique après Heidegger

La technique doit être considérée comme une chose universelle au même titre que la matière ou la vie. La technique a été utilisée par l’homme depuis qu’il est apparu sur terre et c’est naturel en somme puisque certaines espèces ont montré des capacités techniques, castors, singes et autres mammifères sans négliger les oiseaux et notamment les corbeaux capables de réaliser des procédures techniques en plusieurs étapes lorsqu’ils sont placés face à un dispositif adéquat. Néanmoins, si la technique définit une opération matérielle réussie et réalisée avec une intention, alors la technique est présente à toutes les échelles de la vie. Et même dans la matière mais en ce cas, sans intention. Les Grecs ont pensé la technique puis les modernes mais cette fois, dans le contexte de l’avènement des techniques industrielles contemporaines à partir du 19ème siècle.
Après les études de Marx, Comte, Spengler, Mumford, Habermas, Ellul, il semble que la pensée de la technique est achevée, sauf si l’on se tourne vers les écrits plus énigmatiques de Heidegger. La technique n’est plus évidente et l’on se demande si le long article de Heidegger sur cette question est une facétie ésotérique ou alors une ouverture vers une compréhension inédite. Mieux encore, une ouverture vers un chemin que nous serions invités à parcourir. Un Acheminement vers l’essence de la technique, vers un dévoilement mais lequel ?
La technique se dévoile, se comprend et s’interprète en utilisant deux possibilités. L’une qui part de la phénoménologie, du Dasein, et qui consiste à adopter une attention profonde aux choses et processus techniques. C’est le cheminement que propose ainsi la philosophie. L’autre possibilité part des méthodes scientifiques. En ce cas, il faut analyser la technique en partant du monde matériel physique, de la même manière que la vie est étudiée en partant des atomes et molécules. Mais la technique étudiée par la science ne livre aucun secret. Elle ne produit aucune émergence qui ne soit contenue dans l’assemblage réalisé par le concepteur. Elle est un moyen construit pour réaliser des opérations. Les composants n’ont aucun secret. Ils fonctionnent avec les règles physiques auxquelles ils se plient.
D’où une question importante. Faut-il penser la technique et son essence uniquement en l’articulant à l’essence de l’homme ou bien doit-on aussi prendre en compte les régularités et autres lois régissant le monde matériel ? Ainsi qu’une autre interrogation. Est-ce que tout a été pensé et dit sur la technique ? Cette éventualité doit être examinée. Il n’y a peut-être rien à dire sur la technique qui suit son cours en imposant à l’homme ses tendances et ses règles.
Essayons néanmoins de questionner la technique comme un milieu avec ses objets, sa matière, ses énergies, ses communications. L’homme est inséré dans ce milieu, il s’y adapte et conformément au darwinisme basique, il se transforme. Et cette transformation ne s’opère pas forcément en connaissance de cause. Si l’on suit attentivement le propos de Heidegger dans son texte de 1950, on peut penser que l’homme s’enchaîne à la technique comme un destin auquel il consent. L’étrange pouvoir de la technique repose sur son efficacité. C’est exactement un pouvoir magique. Mais contrairement à la magie des anciens dont les résultats n’étaient pas garantis, la magie de la technique est certifiée par le calcul. Elle est de plus constatée par l’expérience. Le calcul rend légitime ou tout au moins efficace l’usage des techniques. Dans tous les secteurs, y compris la santé publique et l’industrie des médicaments. Pourquoi alors cet envahissement de la société par les techniques et quels ressorts invoquer ? Le désir de confort, de facilité, de réparation, le jeu, la fuite hors du temps, la conjuration d’un mal vivre ou sans doute le profit économique qui en découle ? Tous ces facteurs se conjuguent et rendent la technique bien peu mystérieuse et somme toute triviale.
Un déterminant important est apparu depuis les écrits sur la technique. C’est l’avènement du numérique. La situation de la technique a été bouleversée par le domaine des communications qui se distingue de la technique du premier 20ème siècle avec les machines, les complexes militaro-industriels et la figure métaphysique du travailleur tracée par Jünger. Une autre figure est apparue avec l’ère du numérique, celle du calculateur. L’époque de la technique domine car elle est gouvernée par la règle universelle d’un monde dont on peut avoir l’idée qu’il est manipulable et utilisable l’homme. A la fois dans l’énergie mobilisable et la communication mobilisée. La technique coïncide avec l’utilisable. Ce qui est utilisable se prête à un assemblage, une connexion. Un secret de la technique c’est qu’elle s’assemble. L’homme a découvert cette propriété universelle qui repose sur les principes physiques de la nature mais l’homme ne comprends pas pourquoi il peut utiliser ces propriétés qui déterminent la technique et d’où origine l’essence de la technique, une essence qui a suivi l’existence puisque cette technique moderne était inexistante il y a quelques siècles.
Quelques pistes de réflexion. D’abord la situation des années 1930-1950. Heidegger trace une analyse de la technique énigmatique car elle semble gommer l’humain, contrairement au texte de Jünger qui décrit un type métaphysique d’homme, le travailleur. Heidegger étudie la technique comme si c’était un processus ontogénétique au même titre que la vie. Ce faisant, l’essai sur la technique ouvre des cheminements et des questions philosophiques plus qu’il n’en résout (à lire dans Essai et conférences, Gallimard)
On s’intéressera aussi à un processus nouveau qui n’existait pas alors en 1950 et encore moins en 1930, lorsque Jünger décrivait les objets techniques comme allant du compliqué au plus simple, la finalité étant de réaliser une opération avec une machine la plus sobre et la plus facile à employer. En 2010, la situation est inédite. Les objets sont devenus plus compliqués avec l’électronique embarquée et les possibilités de communiquer avec les circulations numériques, les objets connectés et les facultés d’interpréter formellement avec les computers. Cette configuration inédite est-elle pensable dans le cadre proposé par Heidegger ? Ou bien une essence distincte est-elle apparue, avec des genres métaphysiques nouveaux se superposant à la figure du travailleur ?
Les deux époques de la technique, 1950 et 2010, entrent dans le cadre d’une analyse en terme d’émergence avec les notions qui s’inscrivent et sont pertinente pour penser ce thème universel. Emergence et émergences !
1. La technique moderne se comprend comme une émergence consécutive à l’expérience de l’homme qui interagit avec la machine. Une fonction émergente est apparue, à l’instar de toutes les fonctions physiologiques comme la respiration ou la force musculaire. Cette fonction est le résultat de transformations sociétales successives avec le perfectionnement des machines et la transformation des hommes en opérateurs et utilisateurs d’un spectre d’outils modernes. L’émergence suppose une incorporation de l’homme dans la technique.
2. La technique est aussi un champ de communication (d’informations) et c’est en ce sens qu’elle modifie la condition humaine en plaçant l’homme dans un milieu nécessitant l’acquisition de facultés cognitives spéciales et relevant du savoir-faire bien plus que de la connaissance. L’homme se pense dans le milieu technique. Il s’est pensé dans un espace politique et historique pendant la modernité, dans un royaume naturel créé par Dieu au Moyen Age et dans un cosmos naturel à l’époque antique grecque puis romaine. La technique recèle une forme de langage qui peut se révéler sournois, car manipulateur. L’homme se laisse manipuler à son insu par les machines, énergétiques puis numériques. Le monde technique n’est plus seulement un monde moderne dont on peut avoir idée mais un monde se prêtant au calcul et à l’efficacité.
3. L’émergence et la communication techniques indiquent à l’homme une voie, une direction, un destin, un sens. L’homme suit les pro-vocations de la technique. Il entend une « voix » ni naturelle ni humaine qui le conduit à suivre le destin assigné par la technique. Mais ce destin, adossé à l’Arraisonnement comme essence, admet plusieurs résolutions. Cette « voix » murmure mais ne dit rien, elle n’est pas un discours.
La technique n’est pas un objet mais un destin. Ce n’est pas un kosmos mais un kronos. D’où jaillit un (des) telos ?
Ce destin est plurivoque mais quelle que soit la direction, l’homme rencontrera le danger si l’on en croit l’oracle de Heidegger. Ce danger reste énigmatique, avec l’homme qui cherche son chemin mais vers quelle destination ? Entre la puissance et les dieux ou le Dieu ? Je me demande si Heidegger n’a pas œuvré pour perdre le lecteur et s’il ne s’est pas perdu lui-même en chemin. Auquel cas il faut jouer cette pensée contre elle-même, l’affronter et la retourner si nécessaire et si c’est possible. A envisager aussi un duel par discours et théories interposés, entre les sciences physiques et la philosophie du Dasein. Et au bout, quelque chose qui dépasse la technique. A suivre…
Mais au fait, est-il nécessaire de penser la technique à notre époque où les hommes n’entendent plus ? Je doute…
Et pour le reste, merci à ceux qui souhaitent apposer quelques remarques constructives, ce billet étant une incise expérimentale réalisé avec 50% de mes moyens intellectuels et permettant d’explorer des cheminements avant de me lancer dans une entreprise de recherche s’il y a lieu.
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