Les six cultures d’Internet
Il y a eu cinq grandes cultures qui ont façonné Internet depuis ses débuts : (1) les militaires, (2) l’élite technico-scientifique académique, (3) les programmeurs, (4) les communautés virtuelles et (5) les entrepreneurs. L’émergence de ce qui convient d’appeler le Web 2.0 laisse une place à l’influence nouvelle d’une sixième vague : celle des « opérateurs de symboles ».
On est en droit de dire que la mouvance en cours sur le Web laisse émerger une culture qui semble redéfinir l’utilisation du réseau, d’où l’appellation Web 2.0. Mais on pourrait tout aussi bien écrire Internet 6.0, puisqu’Internet n’a pas débuté avec l’avènement du Web.
Cet Internet 6.0, ou, restons simple, ce web 2.0, offre, pour le meilleur et le pire, par sa simplicité d’utilisation et d’agrégation, une place accrue à une tranche de la population (en général très jeune) de diffuser, contrôler, créer, mixer et remixer du contenu sur Internet.
Ceux qui génèrent de l’information, de la connaissance ou de l’émotion sont des opérateurs de symboles, ceux que Robert Reich (voir Ref 1) appelait en 1990 les symbolic analysts, ces travailleurs de la connaissance qui créent une offre de contenu, qui en font une manutention ou qui se spécialisent dans leur réception ou leur repackaging.
Ces opérateurs manipulent les symboles sous toutes leurs formes (écrit, visuel, audio) afin de générer du sens. Dans les médias traditionnels, on les appelait des journalistes, des réalisateurs, des dessinateurs, des speakerines, des orateurs, des chanteurs, etc. Ce sont aussi maintenant ces "multimédiateurs" qui font gonfler YouTube de milliers de clips amateurs ou (semi) professionnels. Ce sont ces blogueurs, podcasteurs, taggeurs/folksonomistes, monteurs, animateurs 3D, scripteurs, diggers, etc., qui viennent changer la donne dans le monde de la communication de masse.
Internet n’est pas une culture, mais un amalgame de plusieurs entrecroisements de cultures. Pour bien voir dans quel contexte le Web 2.0 s’inscrit, rappelons-nous ces cinq premières cultures d’Internet et leur legs...
Le ground zero : les militaires
La
première culture, celle dont il ne reste presque plus de trace, mais
qui explique la réticence de la Maison Blanche à Washington à lâcher le
contrôle de ICANN,
c’est celle des militaires. Ils ont offert l’essence d’Internet : la
décentralisation technologique. Leur besoin stratégique et leurs
subsides ont fourni la première impulsion qui donna jour à ARPAnet.
C’est en vue d’une éventuelle et probable guerre nucléaire que le réseau s’est construit dans les années 1960-1970 de telle sorte qu’il pouvait s’écrouler en partie et toujours fonctionner : il n’y avait pas de centre. Voilà l’essentiel (et tout ce qui reste) de l’influence des militaires.
Mais ce point reste fondamental. Ce legs explique aujourd’hui pourquoi, dans le débat en cours sur l’Internet à deux vitesses, la résistance est si farouche sur Internet : tous les noeuds, toutes les routes, toutes les informations doivent rester égales, au nom de la décentralisation.
Les premiers dieux : l’élite technicienne et scientifique du milieu académique
La seconde culture, c’est la culture techno-méritocratique, comme la nomme Manuel Castells (voir Ref. 2),
celle qui provient de la sphère académique de l’enseignement supérieur
et de la recherche. Par leurs applications technologiques, ils ont
apporté ce désir de toujours innover qui donne aujourd’hui le vertige.
Ils ont surtout transmis la spécificité universitaire de la "communauté des compétents" que sont les pairs, où tous sont égaux. La reconnaissance des pairs est une autre valeur fondamentale de la communauté Internet. C’est un moteur de la dynamique culturelle sur Internet afin de créer de nouvelles autorités.
Et comme dans la tradition de la recherche universitaire, ils ont transmis la culture du partage et de la communication des découvertes technologiques sans jamais chercher à en tirer un avantage personnel. Les plus grands ambassadeurs de ce groupe sont Vint Cerf et Bob Kahn (créateurs du TCP/IP), Jon Postel (éditeur des RFC), Paul Mockapetris (créateur du DNS) et Tim Berners-Lee (créateur du WWW) . Aujourd’hui, ils sont surtout à l’oeuvre en arrière-fond dans les organismes comme le W3C, le IETF et la Internet Society.
La horde : les programmeurs sont dans la bergerie
Provenant
du monde des micro-ordinateurs (par opposition aux gros et mini
ordinateurs), cette troisième vague, les programmeurs, appelés hackers
par Castells, ont investi Internet et submergé le précédent groupe,
tout en adoptant (et en popularisant) la culture de méritocratie à
grande échelle.
Leur valeur fondamentale est et reste la liberté. La liberté de créer, la liberté de s’approprier toute connaissance, de la remixer, de la diffuser sous toute forme et par tous les canaux. C’est la mouvance des logiciels libres. C’est aussi la coopération, ce qui est aujourd’hui appelé le "crowd sourcing". Ce sont eux qui réclament : "Information wants to be free". Une phrase qui pourrait à certain égard représenter l’image de marque d’Internet.
La culture du don demande en retour la renommée immédiate parmi les pairs, renforçant la culture de la communauté des pairs. Un hacker est reconnu comme tel par un autre hacker. Aujourd’hui, la définition d’un blogueur suit le même principe.
Parmi les figures les plus connues citons Marc Andreessen (premier browser Internet : Mosaïc), Blake Ross (ultime browser internet : Firefox), Linus Torvalds (le système d’exploitation libre : Linux). Rappelons que le Darth Vader désigné de ce groupe n’est nul autre que Bill Gates, (Microsoft) puisqu’il a détourné à son profit et pour sa gloire personnelle des ressources créées en commun. Il n’a en fait qu’appliqué la logique d’une autre culture : le capitalisme.
Le peuple virtuel : les temps modems
La quatrième vague à prendre d’assaut Internet, avec une foule encore plus nombreuse que la précédente, nous vient du monde des BBS (les babillards électroniques). Ils ont envahi et perfectionné les forums de discussion, newsgroups et autre forme de tchate de l’époque.
Ils ont adopté le principe de méritocratie et de liberté de l’information et ils l’ont appliqué dans leurs réseaux sociaux : ils sont les premiers à utiliser Internet comme outil pour modifier les rapports dans la société "réelle". La technologie pour la technologie ? Pas pour eux. L’outil servait à combler un besoin d’échange et de contact pour des fins personnelles ou communautaires.
On entrait dans ces communautés pour le contenu qu’elle nous apportait. La compétence technique n’était plus une barrière à l’entrée. Le WELL, FIDOnet et la (défunte) DDC (Amterdam’s Digital City) en sont les premières émergences. La vague s’est poursuivie avec les Majordomos, Mud et les Moo, Palace, jusqu’au Yahoo Groups, et même Second Life aujourd’hui.
Ce qui a découlé de cette vague, c’est qu’il était possible d’utiliser Internet comme outil de communication horizontale (par opposition à la communication "haut vers le bas" comme la télévision) tout en propageant une nouvelle forme de liberté de parole, basée sur la liberté individuelle de communiquer. Autrement dit, une culture d’autonomie de la communication par rapport aux institutions, diffusant l’individualisme réseauté comme forme de sociabilité acceptable, avec une invitation très claire à considérer que le combat n’est plus sur la rue ni contre les organisations, mais dans l’opinion publique. En d’autres termes, influencer les esprits plutôt que prendre le pouvoir.
Web 1.0 : grandeur et décadence des entrepreneurs
Cinquième
grande culture, une explosion foudroyante dès l’ouverture des .com. Les
entrepreneurs découvrent un territoire anarchique, riche en
innovations, avec un potentiel infini et une communauté d’individus
autopolicés, autonomes, assoiffés de nouveautés technologiques et
sociales.
Souvent l’effort financier pour participer à l’aventure consistait à prendre une année sabbatique, travailler très fort et convaincre des capitalistes d’investir. Remplacez capitaliste par mécène, et vous avez le portrait d’un artiste.
Ces entrepreneurs, d’une tout autre race que les programmeurs, parfois issus d’elle, mais plus souvent harnachant leurs savoirs, sont de véritables créateurs de mondes. Ils ont créé la bulle Internet, soit, (en fait ce sont plutôt les capitalistes-corbeaux qui ont irrationnellement perdu leur fromage aux mains des renards), mais ils ont réussi à faire entrer la finance et leurs dollars dans le monde virtuel. Ce qui faisait cruellement défaut depuis le début.
Internet est devenu ainsi du jour au lendemain un pilier essentiel dans nos vies. Ou plutôt, notre vie réelle a pu retrouver ses repaires dans un monde virtuel ainsi monétarisé. Évidemment, l’annonce que le Web ne serait qu’un vaste supermarché n’a pas fait de vieux os. Heureusement.
C’est ce que l’on peut appeler le Web 1.0, un malheureux effet de diligence, une utilisation des nouveaux outils avec des protocoles anciens, qui a donné une culture entrepreneuriale et commerciale à une partie de l’Internet : c’est la culture du service pour répondre à un besoin du public. Elle poursuit son travail en fournissant de nouveaux services à la nouvelle culture dominante.
Le Web 2.0 : la nouvelle culture Internet 6.0
Nous
voilà arrivés à aujourd’hui. Depuis deux ou trois ans au moins, il est clair
qu’une nouvelle horde a envahi Internet. Celle qui a grandi avec le
réseau. Mais aussi ces vieux qui étaient dans la communication
hors-ligne.
Internet est devenu ce qu’il est, par cette suite de cultures en pelures d’oignon, grâce aux serveurs décentralisés (culture 1) , aux protocoles standardisés de communication (culture 2), aux codes libres et partagés (culture 3), à des communautés d’intérêts (culture 4) et à un entreprenariat aisé (culture 5) qui a ouvert des sites gratuits pour offrir à tous et à chacun un lieu pour communiquer facilement et simplement par Internet (HotMail, Gmail, Blogger, Word press, Youtube, del.icio.us).
Cette horde n’est plus uniquement intéressée par la communauté de pratique et les groupes d’intérêt, mais par la diffusion de leur message, n’importe quel message, de un vers tous. Ces manipulateurs de symboles, écrits, sonores ou visuels, sont l’essence de la culture du Web 2.0
On fait erreur à vouloir associer la vague du Web 2.0 à une période temporelle ou à des outils. En acceptant l’approche qu’il existe des pelures d’oignon de culture sur Internet, on peut mieux comprendre, par exemple, que ce que l’on appelle Web 2.0 a commencé bien avant l’an 2000 (wiki, blog) et qu’aujourd’hui encore on voit apparaître des artefacts de la culture des programmeurs avec la montée des logiciels libres du pair-à-pair, par exemple, ou avec les portails "user content-generated" gérés par les entrepreneurs surfant sur la nouvelle vague.
Le Web 2.0 est cette sixième culture d’Internet, une culture de diffusion pour la diffusion, mais basée sur les cultures précédentes : liberté d’expression et de partage des informations et du code, l’individualité en réseau, la reconnaissance des pairs et la méritocratie. Aujourd’hui, toutes ces cultures se côtoient.
La nouvelle culture et ses outils ne sont pas sans danger. Elle n’est pas non plus universelle, car seule une minorité sera toujours intéressée à communiquer. Mais elle est différente des précédentes, et c’est elle, je crois, qui donne ce sentiment que nous passons à autre chose aujourd’hui, à une version 2.0 du Web... ou à Internet 6.0.
#1 Robert B. Reich, (site personnel, bio, blog) The Work of Nations, Preparing Ourselves for 21St-Century Capitalism, Knopf 1991.
pour la notion d’opérateur de symboles
#2 Manuel Castells, (bio) La galaxie Internet, Fayard 2002.
pour les cultures 2 à 5.
26 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON