Qui alloue les crédits nécessaires aux recherches scientifiques du futur ?
Dan Hind, dans son livre The Return of the Public (Verso 2010) voir NewScientist, 11 décembre 2010, p. 26) plaide pour un minimum de contrôle démocratique dans l’allocation des crédits de recherche. Il rappelle ce que l’on a trop souvent tendance à oublier : les fonds, notamment ceux destinés à la science fondamentale, sont pour l’essentiel alloués aux laboratoires sous contrat des Etats et des grandes entreprises. Les premiers les affectent aux recherches militaires, les secondes à des objectifs destinés à rendre encore plus attractifs les biens de consommation existant, quels que soient leurs impacts économiques ou environnementaux. Jamais le public n’est consulté relativement à ce qu’il désirerait vraiment pour rendre la société plus vivable. On objecte que le public n’existe pas et que de telles consultations n’aboutiraient pas. Dan Hind propose cependant divers mécanismes permettant de démentir ce jugement. Si déjà 10 à 20% des crédits de recherche globaux étaient alloués selon ces méthodes, de grands progrès selon lui pourraient en découler.
Il reste que si les grands Etats continuaient à affecter à la recherche militaire les sommes considérables qu'ils y consacrent aujourd'hui, même diminuées de 10%, il ne faudrait pas s'étonner de voir les conséquences en résultant sur les orientations de recherche. L'exemple le plus frappant est celui des Etats-Unis. Ceux-ci, comme il vient d'être rappelé récemment dans la discussion du budget 2011/2012 américain, disposent d'un budget militaire supérieur à celui de tous les autres Etats du monde. Une partie de ce budget est consacré à des dépenses de fonctionnementt, entretien de plusieurs centaines de bases dans le monde, financement des guerres extérieures), mais une part importante s'investit soit dans des systèmes d'armes développés par des industriels sous contrat du DoD, soit dans des crédits de recherche alloués à la Darpa, l'Agence de recherche avancée du Pentagone. Celle-ci publie tous les ans une liste d'appels d'offres montrant la grande variété des domaines ciblés : pratiquement toutes les sciences fondamentales, celles qui nous intéressent ici, sont concernés.
Recherches militaires et post-humanisme
Quel mal à cela, dira-t-on ? La science dans son ensemble finira par en bénéficier ? C'est là précisément que l'on se trompe. D'une part les projets de recherche visent essentiellement la guerre, c'est-à-dire la destruction de l'adversaire. D'autre part, les chercheurs et les laboratoires qui s'y consacrent sont tenus par des accords de confidentialité stricts. Ils ne peuvent pas publier et faire discuter librement leurs résultats. Si nous pouvons en parler cependant, c'est en conséquence d'une politique de communication bien contrôlée. Il s'agit généralement de décourager des recherches analogues pouvant être financées par les laboratoires civils. Si la Darpa le fait, à quoi bon faire la même chose en moins bien ? Il s'agit aussi de recruter des chercheurs à l'extérieur, attirés par les opportunités de carrière pouvant en découler pour eux, dès qu'ils auront accepté de perdre leur indépendance.
Un point encore plus important à souligner concerne les domaines objets des recherches de la Darpa. Un certain nombre d'entre elles concernent la réalisation de véhicules terrestres ou aériens, drones, robots divers, capables de réaliser de façon autonome des missions difficiles. Il n'y a là rien de particulièrement inquiétant, d'autant plus que les augmentations de capacités (enhancement) se retrouveront un jour dans le domaine civil. Beaucoup plus sujettes à caution sont les recherches visant à transformer l'individu humain, pour le rendre plus apte au combat, s'il s'agit d'un combattant ami, ou pour l'annihiler s'il s'agit d'un présumé ennemi.
On retrouve là un domaine faisant l'objet de multiples discussions aujourd'hui, celui de l'homme augmenté, post-humain ou transhumain. Les forums philosophiques qui discutent de ces perspectives recensent régulièrement les différentes méthodes permettant d'obtenir de tels hommes augmentés ou modifiés. Les unes consistent à réaliser des prothèses de plus en plus performantes multipliant les potentialités sensorielles ou musculo-squelettales du corps humain. D'autres interviennent sur les nombreux médiateurs chimiques responsables de l'attention, de la veille, de la résistance aux stress, de la douleur, de l'imagination, de l'agressivité.
D'autres enfin vont plus loin. A partir d'analyses du comportement des cortex sensoriels, moteurs et associatifs du cerveau humain, réalisées en particulier grâce aux outils de plus plus sophistiqués de l'imagerie cérébrale fonctionnelle, elles proposent soit de connecter directement sur le cerveau telle ou telle des prothèses évoquées ci-dessus, soit de modifier passagèrement ou même durablement le fonctionnement des aires cérébrales ainsi identifiées. Dans ce cas, il s'agit d'obtenir du cerveau – et donc de l'individu - un comportement global conforme aux objectifs recherchés.
Les neurosciences participant à ces recherches n'en sont pas encore à envisager en pratique la réalisation de modules externes (électroniques, éventuellement télécommandés) greffables durablement dans les cerveaux, mais elles s'en rapprochent à grand pas. Le fantasme du cerveau artificiel cher à des futurologues tel que Ray Kurzweil, qui remplacerait le cerveau humain ou que l'on implanterait dans un robot autonome afin d'y télécharger l'essentiel des bases neurales et donc des mémoires d'un humain, n'est pas loin. On voit qu'ainsi vont converger les recherches visant à réaliser des humains de plus en plus « augmentés » et des robots de plus en plus aptes à interagir avec des humains, du fait qu'outre leurs capacités propres, ils auraient acquis celles d'entrer en symbiose physique avec les corps et les cerveaux de ces humains.
Ces perspectives sont loin d'effrayer les avocats du post-humanisme. Au contraire, elles les emplissent d'enthousiasme. On peut les comprendre. Elles ne font que prolonger des lignes évolutives s'étant imposées depuis que de lointains primates ont commencé il y a 3 millions d'années à utiliser systématiquement des outils. On sait que le biologiste Jean-Jacques Kupiec défend la théorie de l'ontophylogenèse. Celle-ci montre que les lignées d'êtres vivants (pour ne pas employer le terme réducteur d'espèces) évoluent en permanence, sous l'effet d'une compétition darwinienne se produisant à tous les niveaux du vivant, du génotype au phénotype (l'individu) et au sein de celui-ci, au niveau des divers organes, cellules et vecteurs biochimiques.
Nous avons nous-mêmes (cf. Baquiast, Le paradoxe du sapiens, JP. Bayol, 2010) proposé l'hypothèse qu'à cette évolution darwinienne incessante des composants biologiques de l'être humain s'ajoutaient les mutations de plus en plus rapides des technologies avec lesquelles les humains sont dorénavant profondément intriqués, au sein de ce que nous avons nommé des systèmes anthropotechniques. Si dans ce cas on peut considérer que les humains actuels sont des post-simiens, il n'y a pas de raison d'exclure le fait que des post-humains soient apparus dès le 19e siècle avec l'évolution des technologies modernes. Cette évolution se poursuivrait évidemment en s'accélérant aujourd'hui. Il ne s'agirait pas d'un phénomène bon ou mauvais en soi. Tout dépendrait des points de vue adoptés. De plus, comme en tout ce qui concerne l'évolution sur le mode darwinien, elle se produit sur le mode de l'aléatoire contraint, et on ne peut constater ses effets qu'a posteriori.
Mais de quels post-humains s'agira-t-il ?
Or précisément, c'est a posteriori que nous pouvons constater aujourd'hui, comme indiqué au début de cet article, le poids prédominant des crédits et des maitres d'ouvrage militaires dans les recherches et développements contribuant à l'apparition des hommes augmentés, autrement dit des post-humains et transhumains éventuels. Ils se déploieront pour l'essentiel dans le domaine du champ de bataille, entendu au sens large, ce qui inclura de plus en plus le combat urbain et la sécurisation des lieux et résidences que l'on estimera devoir protéger.
Ceci aura plusieurs conséquences. La première est que ne bénéficieront de ces « augmentations d'humains » que les Etats ayant les moyens de financer les recherches correspondantes. Il ne s'agira en fait dans les prochaines décennies que des Etats-Unis, suivis sans doute d'assez loin par la Chine. Au sein de ces Etats, ce ne seront pas tous les citoyens ou résidents qui tireront profit des protections correspondantes. Il ne s'agira que des minorités politiques et économiques constituant ce qu'il faut bien désormais nommer les riches et les puissants. Si le monde devient de plus en plus dangereux, ces riches et ces puissants se « bunkériseront » dans les espaces jugés les plus « habitables ». Il s'agira d'espaces terrestres, conservés ou acquis de haute lutte. Par contre, le rêve d'une migration desdites élites sur d'autres planètes, évoqué par certains visionnaires du post-humanisme, risque de demeurer longtemps sinon à jamais inaccessible.
Nous voyons bien ainsi se dessiner le processus conduisant à séparer, et de ce fait à opposer, quelques millions ou dizaines de millions de port-humains disposant de toutes les capacités résultant de l'accaparement des ressources de la nature, de la science et de l'argent. En face d'eux demeureront les milliards d'humains actuels, réduits pour certains d'entre eux au statut de pré-humains. Le problème, pour les post-humains, sera que malgré toutes leurs capacités ils ne seront peut-être pas capables de s'imposer aux marées montantes d'humains ou préhumains, pas du tout décidés à se laisser éliminer. De guerres de plus en plus meurtrières pourront en résulter. Il s'agira alors d'une nouvelle grande extinction dont seront victimes ces primates particuliers apparus à l'aube du quaternaire, post-simiens, humains et post-humains. La planète sera débarrassée de ces mutants envahissants, pour le plus grand profit des autres espèces que leurs compétitions auront manqué faire disparaître.
L'encadré suivant se propose d'illustrer les propos précédents, en prenant un exemple récent, celui du programme SCENICC développé par la Darpa
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SCENICC, la vision augmentée du futur combattant américain
Le Pentagone a compris, après plusieurs années de guerres unilatérales, dites du faible au fort (ou guerres de 4e génération) que les puissants moyens représentés par des programmes lourds tel que celui de l'avion de combat dit du 21e siècle, le F35 de Lockeed Martin, ne suffisait pas à protéger les militaires engagés sur le terrain. Face à des ennemis connaissant bien ce terrain et disposant de l'appui de la population, il faut des armes capables d'augmenter de façon écrasante les capacités sensorielles physiques et cognitives du simple combattant. Il en sera de même dans les futurs combats de rue qui opposeront sur le sol national les forces de l'ordre à des foules révoltées. Nous avons sur ce site évoqué précédemment certaines de ces armes. Le système SCENICC en constitue une nouvelle version. On sera loin du litre de vin rouge distribué aux fantassins de la guerre de 14-18 avant l'assaut.
Il s'agit avec SCENICC de doter le combattant d'une vision à 360°, disposant d'une portée d'au moins 1 km et suffisamment discriminante pour faire la différence entre la canne d'un simple berger et l'AK 47 d'un « insurgé » - étant admis qu'il n'était plus diplomatiquement défendable de permettre à chaque fantassin ami d'éliminer a priori tous les civils pouvant être des combattants dissimulés dans un rayon de 1 km.
C'est dans ce but hautement humanitaire que la Darpa vient de lancer un appel d'offres pour la réalisation d'un système baptisé Soldier Centric Imaging via Computational Cameras effort, ou SCENICC. Le système disposera d'un ensemble de caméras ultra-légères, montées sur le casque mais néanmoins capables de donner une vision tous azimut et en 3D. Le « boy » pourra littéralement voir derrière lui, zoomer sur les points suspects, disposer d'une vision binoculaire stéréoscopique – le tout en gardant les mains libres et la possibilité de communication verbale.
Pour commander l'ensemble, le système disposera d'une unité centrale intelligence, capable de mémoriser des instructions, le souvenir de scènes antérieures et tout ce dont peut avoir besoin le militaire pris dans le feu du combat. Bien entendu, cette unité centrale sera connecté à une arme portative puissante, du style Terminator ++, capable d' « acquérir » les objectifs, suivre les trajectoires des projectiles et évaluer leurs impacts. Il s'agira donc de mettre en place une aire de compétences, véritablement post-humaines, dite “Full Sphere Awareness” . Le tout ne devra pas peser plus de 700 g, et disposer d'une batterie de grande capacité, éventuellement rechargeable par le moyen d'un capteur solaire.
On sait que c'est la mise en réseau qui fait la force des combattants modernes. Inutile donc de préciser que chaque soldat équipédu système SCENICC se comportera comme un noeud (node) au sein d'un réseau reliant chacun d'eux à tous les autres et à divers dispositifs de cartographie et de modélisation du champ de bataille alimentés par des capteurs terrestres ou aériens de type drone. Ce sera un véritable espace virtuel de combat commun au sein duquel chaque combattant sera un élément non pas passif (comme dans l'ancienne armée du Roi de Prusse) mais proactif. L'ensemble aura nom NETT WARRIOR.
Ce programme devrait associer des industriels tels que Raytheon, Rockwell Collins et General Dynamics. Il ne sera pas pleinement opérationnel avant 3 ou 4 ans, mais des éléments utilisables devraient être livrés dans les prochains mois. Nous n'avons pas d'informations précises sur son coût.
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