Un concours confrontant deux théories sur la conscience
La TETG, la Théorie de l’Espace de Travail Global, soutenue par le français Stanislas Dehaene et la TII, la Théorie de l’Information Intégrée, soutenue par l’italien Giulio Tononi apparaissent comme deux théories rivales pour expliquer les contenus de la conscience en fonction des corrélats neuronaux. Un concours international est organisé pour les tester l’une contre l’autre.
C’est l’agence canadienne Science-Presse, du moins son blogue : « Le cerveau à tous les niveaux » qui nous l’a appris le lundi 27 janvier (1) en se basant sur un article de la revue Science, paru en octobre. Elle précisait que ce concours qui mobiliserait six laboratoires répartis sur trois continents serait assorti d’un budget de 20 millions de dollars venant d’une fondation subventionnant les recherches à l’intersection de la science et de la religion. Les articles que j’ai publiés ici, précisant mes propres vues sur la conscience (le « modulisme ») justifient que je sois intéressé par ce concours, d’autant plus que j’ai plaidé pour une diversification des voies de recherche et une ouverture à des approches concurrentes.
Les deux théories en compétition
La première théorie, celle de l’espace de travail global (TETG), proposée par le psychologue Bernard Baur a d’abord été étayée en France par le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux. Stanislas Dehaene l’a reprise et développée dans son ouvrage « Le code de la conscience » (2). Elle part de l’idée « selon laquelle des données rendues accessibles à un endroit du système vont permettre à de nombreux modules spécialisés d’être mis au courant de ces informations et de les utiliser » (3). Ce serait cette diffusion aux multiples sous-systèmes cognitifs de notre cerveau et l’intégration de ces données qui conduiraient à l’apparition d’un contenu de conscience. Pour reprendre l’exemple de Dehaene sur lequel je suis longuement revenu dans mon article : « Dehaene nous a-t-il donné le code de la conscience ? » (4), si nous regardons le tableau de Vinci, l’image de la Joconde est analysée dans notre cerveau par de multiples modules distincts qui s’intéressent les uns aux couleurs, les autres aux formes, les autres encore à la disposition dans l’espace, les autres à des références culturelles ou mémorielles pour faire jaillir par un processus d’intégration l’image d’une « séduisante italienne ».
La seconde théorie, celle de l’Information Intégrée (TII), proposée par l’italien Giulio Tonino et adoptée par plusieurs neurobiologistes comme Christof Koch est présentée ainsi par Science-Presse : « Le niveau de conscience d’un système (un cerveau par exemple) est relié aux interconnexions que l’on retrouve dans ce réseau particulier. Plus nombreux seront les neurones à interagir les uns avec les autres, plus l’organisme aura une expérience consciente unifiée, et ce, même sans input sensoriel immédiat... Tononi postule que tout système complexe interconnecté par des relations causales va nécessairement ressentir « l’effet que ça fait » d’être ce système. Autrement dit, il aura un certain niveau de conscience qui dépendra de sa complexité et du niveau d’intégration dont il est capable. … La conscience étant la puissance causale intrinsèque d’un système complexe (comme le cerveau humain), on peut en dériver une valeur appelée Φ capable de quantifier le niveau de conscience de ce système. Si Φ est égal à 0, le système ne ressentirait rien. Mais plus la valeur de Φ augmente, plus le système serait conscient. »(5)
Deux mauvaises approches de la conscience subjective
Ces deux théories m’apparaissent d’abord faussement rivales puisqu’elles reposent également sur une conception de la conscience liée non à des réalités subjectives comme les sensations, les sentiments, les émotions, l’effort… mais aux interconnexions des neurones et aux algorithmes engendrés par les phénomènes objectifs qu’elles produisent. Dans mon article sur Dehaene que j’ai cité, je montrais que la TETG pouvait prétendre expliquer l’existence de la conscience d’accès mais, en aucun cas, celle de la conscience subjective puisque cette théorie nie la réalité spécifique des qualia, donc la substance même de l’affectivité en dehors de laquelle on ne saurait parler de conscience du sujet ou conscience subjective justement. La TII ne paraît pas nier de façon aussi explicite l’aspect affectif de la conscience mais la notion « d’expérience consciente unifié » à laquelle elle a recours sous-tend qu’elle aborde confusément le contenu de la conscience subjective. En présupposant l’existence d’expériences conscientes qui ne seraient pas unifiées, elle montre qu’elle fait peu de cas de la notion même de sujet. Un sujet ne saurait être qu’unique pour un même organisme et plusieurs expériences distinctes ne sauraient coexister en lui dans le même temps.
Mais ce qui fait de la TII une théorie sans pertinence réelle pour parler de la conscience subjective, c’est la façon dont elle prétend mesurer par une valeur Φ un niveau de conscience sans le relier à l’intensité d’un affect, qu’il soit subi comme une sensation ou un sentiment ou agi comme un désir, une volonté, un effort. Les seuls éléments relevés pour mesurer cette valeur Φ seraient « l’étendue de la complexité et le niveau d’intégration du système »(6). Quel serait alors l’intérêt d’une grandeur qui serait censée mesurer un niveau de conscience si aucune réalité subjective n’était retenue pour modifier ce niveau ? En fait cette variable Φ pourrait tout aussi bien s’utiliser pour mesurer le niveau de conscience imaginaire d’un ordinateur selon la quantité des informations qu’il traite au même instant et sa capacité à les intégrer.
La réflexion que j’ai pu faire sur la conscience subjective par rapport à la conscience d’accès (« De deux consciences à une seule »(7)), celle que j’ai menée sur le fait que cette conscience subjective pouvait naître au sein d’organismes animaux primitifs (« Le générateur de conscience peut être un objet simple »(8)), tout s’accorde pour moi à considérer l’indépendance des capacités de calcul et d’intégration internes à un réseau organique d’une part et la réalité de la genèse d’une expérience subjective, consciente par définition, de l’autre. Avec trois cents neurones, le nématode pourrait éprouver une sensation de mal être qui n’a aucune raison d’être inférieure en intensité et donc en quantité ou niveau de conscience subjective à celle que peut éprouver un être humain placé comme lui dans une situation insupportable et adoptant le même comportement de fuite.
Pourquoi un échange énergétique interne à un organisme produit-il et en telle quantité un sentiment de bien être ou de mal être, la réalité d’un désir ou d’un effort ? C’est la question première qu’une théorie de la conscience doit poser et à laquelle elle doit tenter d’apporter une réponse. Aucune ne le fait jusqu’à présent, en tout cas ni la TETG ni la TII. Le modulisme dont j’ai présenté les bases par ailleurs ne saurait prétendre mesurer un « niveau de conscience » mais il permet au moins d’éclairer la voie d’une réflexion pertinente et de commencer à lier la richesse de l’expérience subjective au jeu dans le temps des affects premiers.
Pourquoi la TII me paraît plus intéressante pour ma vision « moduliste » ?
Ce n’est pas parce que deux théories de la conscience nous paraissent fausses que nous devons nous désintéresser de leurs implications respectives. Celles-ci peuvent avoir des conséquences qui ne sont pas neutres sur la vision des choses que nous leur opposons. Or, par un biais différent, la TII rejoint une de mes vues essentielles et qui s’oppose précisément à une conclusion de la TETG. La TII, rapporte Science-Presse dans son article, « prédit que toute simulation, même très sophistiquée, d’un cerveau humain par un ordinateur ne peut pas être consciente, de la même manière qu’une simulation de l’attraction gravitationnelle d’un trou noir ne déformera pas l’espace-temps autour de l’ordinateur qui exécute ces calculs. »(9) Pour la TII, la conscience « ne peut pas être « computée », elle doit être construite dans la structure même du système. » Si je pense que la conscience ne peut être produite que par un organisme vivant, ce n’est pas pour des raisons qui tiennent à la « structure interne » du « système complexe interconnecté » mais parce que la transformation du flux d’énergie physique en quantité d’énergie psychique interne à une subjectivité (mal être, bien être, effort…) ne peut se faire que par des lois propres à la structure interne de la matière s’exerçant dans le cadre de l’évolution du vivant. Mais, ce que je retiens pour l’heure, c’est la convergence de la TII et du modulisme sur ce point : la conscience ne peut pas être produite par des moyens artificiels.
Aucun concours organisé entre les chercheurs ne pourrait évidemment trancher sur ce point entre les deux théories. En revanche, la détermination des zones cérébrales principalement activées dans le cadre de la production de conscience peut être un élément décisif pour les départager. Pour la TII, contrairement à la TETG, le cortex frontal ne serait que très peu impliqué. Le « gros du travail est fait dans une vaste zone de la partie postérieure du cerveau incluant le cortex pariétal, occipital et temporal »(10). Or justement, dans ma critique du « Code de la conscience » comme dans les articles où j’essaie de concevoir l’activité « moduliste » qui produit la conscience, celle des images visuelles comme celles d’autres composés de sensations, c’est l’activité synchronisée des zones de la partie postérieure du cerveau, les plus primaires, qui me paraît avoir la première importance.
A mon grand regret, aucune expérience n’est tentée pour vérifier la validité de mes hypothèses modulistes. A défaut, ce concours est pour moi bienvenu. Il peut porter un coup décisif aux prétentions de Dehaene d’avoir compris le mode de production et de fonctionnement de la conscience en laissant de côté son aspect proprement subjectif. Il peut remettre au centre des études sur la conscience toute la partie du cerveau abandonnée par la TETG. Il peut montrer enfin que la contribution des oscillations de neurones, directement liés aux récepteurs sensoriels, à la modulation d’intensité du champ magnétique cérébral, modulation enregistrée par la magnétoencéphalographie, induit la particularité même des sensations éprouvées. Et ainsi donner une chance nouvelle à ce que soit reconnue ma vision moduliste de l’origine de la conscience.
2-Le Code de la Conscience, Stanislas Deahaene Editions Odile Jacob 2014
4- https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/stanislas-dehaene-nous-a-t-il-170388
6- ibidum
8- https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/le-generateur-de-conscience-peut-193182
10- ibidum
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