Selon Pierre-André Taguieff, le raisonnement conspirationniste donne lieu à un débat inutile car la théorie du complot ne se prête pas à la réfutation : « l’imaginaire
du complot est insatiable, et la thèse du complot, irréfutable : les
preuves naïvement avancées qu’un complot n’existe pas se transforment en
autant de preuves qu’il existe3 ». Pour Gérald Bronner, les conspirationnistes « singent la pensée méthodique, mais sont imperméables à la contradiction »23.
La théorie du complot peut se rapprocher de la méthode hypercritique :
celui qui la pratique se fondera sur les points qui apparaissent
valider sa théorie ou contredire l’explication adverse pour écarter
toute contre-argumentation. On peut aussi assister à un renversement de la charge de la preuve :
c’est au tenant de l’explication admise de montrer qu’il n’y a pas eu
complot, et les arguments qu’il profère peuvent passer pour des
manipulations supplémentaires. La certitude préalable de l’existence
d’un complot implique l’analyse de toute information et de tout fait au
travers du prisme de cette théorie du complot. Ce biais cognitif est nommé biais de confirmation d’hypothèse.
En outre, à cause d’un défaut de distinction entre les données
exploitées et leur mise en relation, le simple fait que des données
authentiques soient « insérées dans la trame » de la théorie du complot
peut valider à tort la trame elle-même. L’évocation d’un complot peut
donc mener au rétrécissement de l’univers d’analyse d’un fait, puisque
ce fait ne sera mis en relation qu’avec d’autres faits issus de la
théorie. La théorie du complot se justifie ainsi par elle-même,
discrédite l’adversaire ; elle n’est donc pas réfutable et n’a en cela
rien de scientifique.
« Le mélange de vrai et de faux est énormément plus toxique que le faux pur. » — Paul Valéry24
Le conspirationnisme est avant tout une logique particulière par
laquelle on articule des données. Or, on peut traiter d’évènements
authentiques sans que cela garantisse la véracité de la logique par
laquelle on les relie entre eux. De fait, hormis les sources a priori crédibles mais finalement non vérifiables, les données utilisées par les théories du complot peuvent être issues aussi bien de faux
que de sources authentiques. Le conspirationnisme peut ainsi se
réclamer d’une documentation « vérifiable » et ouverte au public, tout
en livrant une interprétation fantaisiste des données.
Gérald Bronner considère que les tenants de la théorie du complot sont généralement plus motivés que les non-croyants pour défendre leur point de vue et lui consacrer temps et énergie25. Pour justifier son manque d’implication dans la démonstration de l’inanité du spiritisme, Thomas Henry Huxley écrivait en 1869 : « Je n’ai pas de temps pour une telle enquête, qui attire beaucoup de soucis et beaucoup d’ennuis »26. Le sociologue français qualifie d’ « effet Fort » la méthode argumentative fallacieuse de l’administration de la preuve inaugurée par Charles Hoy Fort dans Le Livre des damnés en 1919. Afin de prouver des théories saugrenues, l’écrivain constitue des « millefeuilles argumentatifs »
puisant chacun dans une discipline scientifique pointue. Chacun de ces
arguments, pris isolément, est faible, mais l’ensemble constitue « un
argumentaire qui paraît convenable au profane, impressionné par une
telle culture universelle et pas plus compétent que motivé pour aller
chercher, point par point, les informations techniques qui lui
permettraient de révoquer l’attraction que ces croyances vont exercer
sur lui ». Bronner estime que les produits fortéens « caractérise[nt] de plus en plus fréquemment les produits frelatés qui peuvent s’échanger sur le marché cognitif contemporain », en particulier avec l’émergence d’Internet qui aurait amplifié ce phénomène, citant à l’appui le Da Vinci Code et les « mythes du complot contemporains »27.
Bonjour à tous les enquêteurs en pantoufles derrière leur écran,
"
En 2008, Jack Z. Bratich propose la première analyse du discours sur les théoriciens des théories du complot. Dans Conspiracy Panics : Political Rationality and Popular Culture30, Bratich date l’apparition du discours actuel sur le conspirationnisme à la parution de l’ouvrage de Richard Hofstadter, The Paranoid Style in American Politics and Other Essays, en 1965 (publié en français sous le titre Le style paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique)31. La notion de « style paranoïaque » renvoie à la psychiatrie, mais s’en distingue radicalement : « En
employant l’expression « style paranoïaque », je ne m’inscris pas dans
le champ clinique ; ma démarche consiste plutôt à emprunter un terme
clinique à d’autres fins. Je n’ai ni la compétence, ni le désir de me
pencher sur le cas de telle ou telle figure du passé ou du présent pour
tenter ensuite de diagnostiquer chez elle la folie [...]. C’est l’usage
même de modes d’expression paranoïaques par des individus plus ou moins
équilibrés qui donne toute son importance au phénomène »31. Pour Richard Hofstadter, les idées de John Robison« illustrent
les poncifs qui forment le cœur du style paranoïaque : l’existence d’un
complot organisé autour d’un vaste réseau international, procédant de
façon insidieuse, doté d’une efficacité surnaturelle et visant à
perpétrer des actes diaboliques »32.
Dès lors apparaît un « changement dans la problématisation [du
conspirationnisme]. La problématisation ne cherche plus à catégoriser
différents « acteurs », mais à établir une manière de penser qui
pourrait être adoptée par n’importe quel acteur politique. [...] Il s’agit d’une imitation
de la raison, qui demande donc une vigilance constante. [...] Le style
paranoïaque dans sa forme intérieure populiste n’est pas simplement
exilé à l’extérieur du discours politique normal, c’est un danger qui
menace constamment de l’intérieur. Bien qu’il soit relégué à la marge de
la pensée officielle, il est également parmi nous, tapi au sein de la
nation, dans son cœur, au sein la population. Ce n’est pas « quelqu’un
parmi nous », mais cela pourrait être n’importe qui. » (Bratich, 2008, p. 32-33)33.
Pierre-André Taguieff a identifié quatre grands principes de base des croyances conspirationnistes : « rien
n’arrive par accident ; tout ce qui arrive est le résultat d’intentions
ou de volontés cachées ; rien n’est tel qu’il parait être ; tout est
lié, mais de façon occulte34. »
Taguieff expose d’autres aspects de la théorie du complot : postulat du
complot comme force motrice de l’histoire, illusion de découvrir ses
secrets, hyper-rationalisation, importance du soupçon, explication
totale et donc rassurante, véhicule de la haine populiste des élites3. Les croyances identifiées par Taguieff concordent[réf. nécessaire] avec la sémiologie du délire paranoïaque
qui est généralement fondé sur une intuition délirante, faisant ensuite
appel au mécanisme interprétatif ; centré sur un seul thème (la
jalousie, le préjudice, le complot, l’érotomanie,
etc.) ; hautement systématisé : les prémisses sont délirantes ;
ensuite, le délire se déploie de manière parfaitement organisée,
logique, claire, cohérente, pouvant même emporter l’adhésion
d’auditeurs.
Ah mais j’ai déjà lu des posts sur ce site impliquant les extraterrestres dans la démolition des tours. Jamais le yéti ne fut mis en cause. Peut-être confondez-vous avec un autre grand primate dénommé King-Kong qui a fait quelques dégâts sur l’Empire State Building ?