Rappelons quelques faits, lisons les analyses et écoutons quelques sommités mondiales qui sont suffisamment familières de Léonard pour avoir le regard aiguisé qui manque aux journalistes. Léonard peignait avec ses doigts (c’est très pratique pour glacer à l’huile). On a une vraie banque de données avec ses empreintes. Or elles ne se retrouvent pas sur la madone de Laroque. Le dessin est gauche et l’exécution maladroite, ils sont totalement incompatibles avec la maîtrise de Léonard entre 1490 et 1510 (date probable du tableau estimée par C. Scaillierez et acceptée avec enthousiasme par les propriétaires puisqu’elle situe leur Madone à l’époque où Léonard était encore en vie). A. Vezzosi, directeur du Museo Ideale de Vinci, en Italie, a déclaré :"C’est absurde de dire que Léonard a
peint ce tableau. On peut peut-être dire que c’est de l’école de
Léonard mais on ne peut pas parler de Léonard de Vinci lui-même.« C. Pedretti pense que l’œuvre peut être de Giampietrino (Giovanni Pietro Rizzi, un élève de Léonard, actif entre 1508 et 1549). Quand on connaît des oeuvres de Giampietrino comme l’Adoration de Jésus avec Saint Roc (Ambrosienne de Milan) ou la Vierge de Sao Paulo (qui est toutefois d’une qualité très supérieure à la madone de Laroque), on ne peut que se ranger à son avis. Si la question est »Qui a peint ce panneau et quelle est son histoire ?« il reste du travail, et cela aidera à compléter nos connaissances des épigones de Léonard. Si la question est »Léonard a-t-il peint ce tableau ?", alors le débat est clos : non, ce n’est pas Léonard qui a peint la madone de Laroque. Évidemment, du point de vue financier la deuxième question est plus cruciale que la première... et le tableau n’étant pas encore passé en vente, on va encore avoir droit à pas mal d’articles sensationnels sur le sujet. L’ignorance visuelle du public leur assurera toujours assez d’audience pour continuer à faire grimper artificiellement la cote du tableau.
Et puis l’idée d’aller au Japon pour continuer le buzz est aussi bien vue sur un autre plan : les petits malins qui voudront chercher des infos sur internet et qui risqueraient de s’apercevoir que ceux qui s’y connaissent refusent d’attribuer le tableau à Léonard, ces petits malins ne tomberont pratiquement que sur des textes en français, et quelques articles en anglais. Et combien de Japonais lisent couramment la français ? C’est un peu comme si on nous disait ici qu’on a retrouvé une oeuvre majeure qui est d’un disciple de Seshu, et peut-être de la main de Seshu lui-même. Peu de gens s’y connaissent : on goberait tous. Et ceux qui voudraient se renseigner plus avant tomberaient sur des pages de kanjis japonais. Au final, la seule voix qui se ferait entendre dans ce foutoir serait celle des découvreurs...
Puisque M.Leclerc rejette l’avis de Demian West en lui reprochant de
n’avoir rien publié d’officiel qui donne du poids à ses analyses, on
pourrait en faire autant avec les noms qu’il cite, et alors il faudrait
accorder certainement davantage de crédit à A.Vezzosi et C. Pedretti - qui justement n’attribuent pas le tableau à Léonard - qu’aux rares personnes ayant pris le risque de prétendre clairement que l’oeuvre était autographe de Léonard. En dehors de Mlle Vogt-Lüerssen (à qui cette position très risquée a permis de sortir de l’anonymat) et des vendeurs potentiels du tableau, qui d’ailleurs a osé le dire ? Soyons sérieux, et sortons donc du débat reposant sur les seuls arguments d’autorité. On sait déjà que le tableau est du XVIe et de l’entourage du Vinci. Je comprends que les découvreurs du tableau souhaitent ardemment qu’il soit du Vinci en personne, mais malheureusement Demian West a raison.
Effectivement, l’exécution de cette Madone est tellement malhabile qu’il n’est nul besoin d’être un expert pour voir que la main de Léonard ne l’a pas commise. Comparez les drapés (gros plis mous et faiblement construits, à comparer avec les études de draperies du maître), la main de la madone, les visages (en particulier celui du petit St Jean à droite) avec des éléments équivalents chez Léonard. La différence saute aux yeux de n’importe quel connaisseur au regard un peu éduqué ! On est même encore loin en-dessous du niveau de de la Madone au fuseau de la collection Buccleuch, pourtant déjà considérée comme une copie. En revanche, il faut reconnaître que la composition et l’iconographie sont tout ce qu’il y a de plus typiques du maître. On peut encore se réfugier derrière l’argument selon lequel « Léonard y aurait mis la main ». Ce qui ne veut rien dire : il a fait une retouche ? Elle est bien cachée et n’a pas sauvé le tableau d’une faiblesse générale peu digne du nom de Vinci. N’empêche : s’il a seulement donné un coup de pinceau dans le fond, cela suffit en théorie à affirmer qu’il y a « mis la main ». Et c’est aussi impossible à prouver qu’à infirmer. La seule chose sûre, c’est que le peintre de ce tableau a bien employé ses propres mains comme outil de déposition (pratique courante à l’époque, en particulier pour glacer), et que les traces ne correspondent pas aux empreintes de Léonard (dont on a recueilli des échantillons sur ses tableaux authentiques). La conclusion logique (vers laquelle les investigations techniques semblent d’ailleurs s’orienter nettement, non ?) est donc que ce tableau serait une copie d’atelier d’un Léonard perdu. Même si cette copie est de faible qualité, cela lui assure déjà un prix de vente de plusieurs dizaines de milliers d’euros minimum, peut-être même plus de 100.000, sans commune mesure avec les 230 ou 250 euros payés par les heureux dénicheurs. Qu’ils restent dignes et sachent s’en contenter : certes, continuer à noyer le poisson permet de prolonger le battage médiatique et pendant ce temps la valeur du tableau monte toujours, mais il ne faut pas pousser le buzz jusqu’à la perte de crédibilité totale, sinon, gare à l’atterrissage...