J’ose espérer que les gens qui ont réagi assez brutalement à cet article ne soient pas des antisémites au sens où ils considéreraient que les juifs soient une « race inférieure » etc... Je crois qu’ils réagissent brutalement, sous le coup d’un ras de bol, à la surexposition du malheur juif. Mais ce qui est inquiétant, c’est qu’en indistinguant la question du racisme avec la question de la sumédiatisation, cette brutalité peut effectivement se retourner contre les juifs eux-mêmes, qui deviennent insidieusement « coupables » d’avoir été persécutés. Je crois que c’est surtout ce processus, que j’expose insuffisamment d’ailleurs, qui doit nous inquiéter.
Malgré ce que j’avais annoncé, je voudrais tout de même répondre à votre message. Il y a plein de choses intéressantes dans votre propos, et je vous en remercie très vivement. Quelques précisions tout de même : Adrien Barrot ne nous gratifie pas d’un livre à « l’aune de sa seule sensibilité », puisque comme je le suggère dans ma recension, la simple expression de notre émoi risque d’être aveugle. Et si d’autres intellectuels réfléchissaient aussi finement à d’autres crimes, je crois que ça manifesterait un climat intellectuel à peu près rassurant. Or, ce n’est pas le cas.
Je ne sais vraiment pas si un crime antisémite signifie (et j’insiste encore sur le mot « signifier ») quelque chose de différent des autres crimes racistes. Il faut ici faire montre de très grandes nuances que je ne suis pas en mesure de faire - le livre de Mr Barrot peut jeter quelques lumières sur le problème, mais le problème n’est pas abordé frontalement. Je sais néanmoins que « différent » ne veut pas dire « plus grave », « plus important », « moins tolérable » etc, et que ceux (juifs ou non juifs) qui veulent ingérer une valeur dans cette différence sont absolument dans leur tort. Nous sommes parfaitement d’accord sur le fait que tout crime raciste est également condamnable. Un dernier mot sur les intellectuels : proclamer la nécessité de l’universel sera peut-être un beau discours, mais peut-être également une creuse utopie. Au moins parce que l’universalité ou le cosmopolitisme a pour condition nécessaire (non suffisante) que tous les hommes et chefs politiques de tous les pays soient raisonnables. Qu’un intellectuel se charge d’analyser les crises actuelles de notre société pour mettre l’accent sur tout ce qui, d’une certain façon, corrompt ou met en danger notre bon sens (donc ce qui précisément fait de nous des êtres raisonnables), voila qui me semble plus urgent et plus concret, d’autant plus que comme je l’ai également assez clairement suggéré dans ma recension, le livre de Mr. Barrot n’est pas communautariste.
Je voudrais laisser un tout dernier message car je n’ai plus de temps à consacrer à cette recension. Je retiendrai, je crois, une objection de l’ensemble des remarques qui ont été faites ici. L’objection serait à peu près la suivante : pourquoi mettre l’accent sur le meurtre d’un juif quand tant d’autres crimes racistes ont lieu de nos jours ? Pourquoi laisser entendre que le meurtre d’un juif serait en quelque sorte plus important ou plus signifiant ? Ces questions entraînent le reproche suivant : est-ce qu’en écrivant un livre sur le meurtre d’un juif, on ne tombe pas dans le jeu de la surenchère médiatique, n’accorde-t-on pas de l’importance à un fait parce que ce fait a été surexposé par les médias dans un pathos insupportable se rapportant systématiquement à la seconde guerre mondiale, alors que de nombreux autres faits ont lieu couramment qui sont tout aussi graves. Evidemment, n’étant pas l’auteur du livre, je ne suis pas en mesure de répondre à ces questions et à ce reproche qui peuvent être posés à bon droit et méritent assurément réflexion. Mais je puis essayer d’éviter les confusions, notamment en disant que la surenchère médiatique, l’industrie qui s’est emparée de la Shoah ne doivent en aucun cas nous détourner des problèmes qui eux, je crois, sont réels. Il est dur de garder la tête froide quand nous sommes aussi soumis à cette « industrie de la mémoire » qui, selon Adrien Barrot, devient précisément « une industrie de l’oubli ». Cette industrie est mise en question par l’auteur, comme je l’ai indiquée dans ma recension.
Je pense qu’il ne faut pas réagir démesurément à la démesure, et qu’il faut tenter de comprendre, par la mobilisation d’une connaissance instruite précisément par autre chose que les médias, comment sont arrivées les choses horribles de notre passé. Ensuite, il est certain qu’il est tout aussi important de comprendre d’autres faits que le problème juif. Mais je pense qu’il serait injuste de rejeter ce dernier sous prétexte que les médias insistent là-dessus, surtout si ces médias ne font que provoquer fatigue et dégoût. En d’autres termes : ne restons-nous pas dépendant de l’industrie quand nous ne réagissons que par rapport à cette industrie inconséquente, et rarement sur les problèmes en eux-mêmes ?
Il est certain qu’Adrien Barrot ne peut pas réagir contre cette industrie sans écrire un livre sur la question, et que par conséquent, ce livre sera lui-même sur les étalages de la FNAC, comme cela a été dit. Insinuer que c’est là profiter de l’industrie ne me semble guère sensé et dégradant pour son auteur. Car enfin, cela veut-il dire qu’il faut en finir avec la question juive ? Faut-il laisser dire que les juifs se victimisent pour culpabiliser l’occident et envahir le monde, comme cela a été dit aussi en toute tranquillité ? Je crois que si un livre intelligent tire une sonnette d’alarme sur les confusions qui ont lieu partout dans l’espace public, il mérite toute notre attention. Il faut essayer de critiquer les médias et le commerce de masse non seulement à cause de leur surenchère, mais aussi pour leur conséquence sur nos pensées. Parmi ces conséquences, l’une des plus lourdes me semble être qu’ils nous détournent et nous font oublier ce qui essentiel dans l’ordre des choses humaines.
Bien à vous, en vous remerciant pour l’ensemble de vos commentaires.
Premièrement : dégager des citations de leur contexte me semble une mauvaise méthode, même si vous avez montré tout votre sérieux en citant les références précises. Mais vous auriez pu prendre, tout simplement, « Le prix d’Isräel » de G.Scholem, page 1, et réfléchir un peu à partir de là, puisqu’il commence précisément par s’interroger sur l’identité juive, avec des intentions moins douteuses que Hitler. Et pourquoi ne pas citer, du Sartre que vous avez lu : “Le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif : voilà la vérité simple d’où il faut partir. En ce sens, le démocrate a raison contre l’antisémite : c’est l’antisémite qui fait le Juif.” Là aussi on peut réfléchir un peu, au lieu de citer beaucoup.
Deuxièmement : Pour vous dire mon avis, qui vaut ce qu’il vaut : il y a une identité juive qu’il faut chercher au commencement de l’histoire du peuple juif. Cette identité s’est forgée principalement autour de la Torah et de la terre d’Israêl. Ensuite, depuis l’exil, l’histoire montre, par l’exemple des conversos espagnols du Moyen Age ou du IIIème Reich, que même lorsque les juifs s’étaient largement et même complètement assimilés, ils furent suffisamment juifs pour être l’objet de percécutions sanglantes. Alors c’est une question grave, qu’il faut méditer sérieusement, et je vous prie de la considérer comme telle, au lieu de faire montre d’une telle impudeur.
Bien à vous, A. Louis