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Commentaire de Marsupilami

sur L'exploitation des employés par la diaspora arabo-musulmane au Burundi


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Marsupilami (---.---.54.163) 17 octobre 2006 13:56

La Golf file à toute allure en direction de Lavello. Le champ est coincé entre deux vignobles. Les tomates doivent être cueillies à la main. Quand il voit arriver le groupe d’Africains, le patron imite le cri des singes. Puis il donne ses ordres mêlés d’insultes. Au même instant, une camionnette décharge neuf Roumains. Parmi eux, trois jeunes filles, les seules de toute l’équipe. On travaille tête baissée. Et gare à ceux qui lèvent les yeux ! “Qu’est-ce que t’as à regarder ? Baisse les yeux et cueille”, vocifère le patron en se rapprochant dangereusement. Il s’appelle Leonardo, il est originaire des Pouilles et a une trentaine d’années. Il porte un bermuda, un marcel et des lunettes de soleil à la mode, comme s’il revenait tout droit de la plage. D’après sa façon de parler, ce doit être le propriétaire de l’exploitation agricole, à moins que ce ne soit son fils. Il s’occupe de la main-d’œuvre - une sorte de chef des sous-chefs. Leonardo se fait aider par un autre Italien, le contremaître des Roumains, tee-shirt blanc, cheveux longs et moustache soignée. Un troisième Italien est là, probablement l’acheteur de la récolte. Maigre, cheveux courts et blonds, téléphone portable autour du cou sur une chaîne en or. Il parle avec un fort accent napolitain. Il gare son 4x4 et donne aussitôt de la voix. Quelqu’un a posé par erreur des cageots pleins sur des plants de tomate. “Le premier que je revois poser un cageot sur les plants, que Jésus-Christ m’en soit témoin, je lui casse la tête avec”, aboie-t-il comme un fou.

Giovanni part chercher d’autres saisonniers. Il revient aussi deux fois avec de l’eau : quatre bouteilles en plastique d’un litre et demi, à partager entre 17 travailleurs assoiffés. Les bouteilles ont été remplies Dieu sait où. L’eau a un sale goût. Mais elle a au moins le mérite d’être fraîche. La plupart des Africains n’ont pas déjeuné, ni même petit-déjeuné. Ils se débrouillent pour manger des tomates vertes en cachette. Et tant pis si elles sont pleines de pesticides. Leonardo veut savoir comment il peut y avoir des Blancs en Afrique. Il déambule entre les dos courbés tel un instituteur parmi des écoliers. Et il donne sa permission à Mohamed, un jeune Guinéen de 28 ans. Ici, pour arrêter de travailler ou pour parler, il faut toujours demander la permission. Mohamed sait bien pourquoi il y a des Blancs en Afrique du Sud. Il est diplômé en sciences politiques et relations internationales de l’université d’Alger. Il parle italien, anglais, français et arabe. Et il répond, tout en restant à genoux devant cet Italien qui n’a pas honte d’admettre n’avoir jamais entendu parler de Nelson Mandela. “Vous avez compris ?” répète Leonardo quelques instants plus tard à ses deux compères. “En Italie, [les Italiens] les plus clairs vivent dans le Nord, tandis que nous, au Sud, on est plus foncés. En Afrique, c’est le contraire, les Blancs sont dans le Sud et les Noirs qui sont là viennent du Nord.”

Michele est le plus âgé parmi les Roumains. La soixantaine, les cheveux gris, il est en train de charger des cageots pleins sur la remorque du tracteur. Le fond d’un cageot cède et douze kilos de tomates se répandent sur le sol. Michele n’a pas le temps de se baisser pour les ramasser. Leonardo, le poing fermé, le frappe à la tête. “Fais gaffe, connard  ! hurle-t-il. Tu crois qu’on reste là à attendre pour que tu fiches en l’air les cageots ?” Sans doute Michele demande-t-il pardon. Il est trop fatigué et humilié pour parler à voix haute. “Pardon mon cul ! continue Leonardo. Tu dois faire plus attention.” Nous nous arrêtons tous pour regarder. Une jeune fille se redresse pour protester. “Ça suffit maintenant, remettez-vous au travail, sinon ce soir vous ne rentrerez pas chez vous tant que vous n’aurez pas fini”, braille le type à l’accent napolitain en accourant comme un lion en furie. Comme si ces gens avaient un chez-eux. Michele charge à nouveau la remorque, aidé de deux autres Roumains. Mais, une demi-heure plus tard, il s’assied par terre en se tenant la tête. Il saigne abondamment du nez. L’un de ses camarades de travail presse une tomate mûre sur son front pour le rafraîchir. L’homme à la moustache soignée explique à Leonardo ce qui s’est passé. “J’ai dû lui casser une pierre entre les deux yeux. Obligé. Ce con s’en est pris à moi parce que tu l’avais frappé. Et puis, parce que ce soir il n’y a pas d’argent pour les payer. Mais je n’y suis pour rien, moi. C’est lui qui a ramassé une pierre, je la lui ai juste ôtée des mains. Tu te rends compte, menacé par un Roumain de merde !” Leonardo sourit.

On ne s’arrête qu’au coucher du soleil. Michele va mieux. Les Roumains se rassemblent autour de leur contremaître. Giovanni prend son équipe en photo. Ça l’aide à faire les paies et lui permet de vérifier, au passage, si certains n’ont pas quitté le groupe. Ensuite, il fait signer le registre des heures travaillées. Aujourd’hui, on finit plus tôt que d’habitude. “Les carabiniers patrouillent dans les parages”, expliquera-t-il à Amadou dans la voiture, sur le chemin du retour. Giovanni désigne un champ de tomates le long de la route. “Tu vois, là ? Cet après-midi, les carabiniers sont venus pour embarquer certains de mes gars. Je travaille aussi ici. Des Africains comme toi et des Roumains. Ils les ont embarqués pour les expulser. Mais, n’aie pas peur, le champ où vous travaillez est contrôlé par la Mafia”, affirme-t-il. C’est fréquent, les jours de paie. Parfois, ce sont même les patrons qui appellent les policiers ou les carabiniers pour dénoncer les immigrés en situation irrégulière. Il suffit d’un coup de téléphone anonyme. Les gorilles gardent alors l’argent pour eux. Et la préfecture met à jour ses statistiques en tenant compte des nouvelles expulsions. Amadou lui fait remarquer qu’une fois de plus ils ne sont pas payés. “Tu es musulman ? lui demande Giovanni. Oui ? Alors je te jure sur Allah que, la semaine prochaine, je vous paie tous. Et si vous avez besoin de viande, je te jure que je vous invite tous chez moi. La semaine prochaine, évidemment. Quand vous pourrez payer la viande.”

Les gorilles opèrent comme une police parallèle. Les exploitants agricoles s’adressent à eux en cas de problèmes, mais aussi pour imposer leurs règles. “Demain matin, je passe vous prendre à 5 heures”, annonce Giovanni après avoir déchargé ses passagers. Il est près de 22 heures. Le temps de prendre une douche improvisée avec l’eau du puits et de préparer un maigre repas, cela fait à peine cinq heures de sommeil. Mes compagnons m’exposent les sanctions. Celui qui se présente en retard est puni à coups de poing une fois arrivé dans les champs ; celui qui ne va pas travailler doit verser une amende de 20 euros au contremaître, et ce même s’il est malade. Même genre d’histoires une cinquantaine de kilomètres plus au nord. Jadis bourg agricole, Villaggio Amendola n’est plus aujourd’hui qu’un village fantôme peuplé d’émigrés roumains et bulgares réduits en esclavage. A Villaggio Amendola, même l’église abandonnée est remplie de matelas. Ici, il n’y a pas un seul Italien. Ce sont tous des cueilleurs étrangers - tous sauf une : Giuseppina Lombardo, 51 ans. Pour les agriculteurs du coin, c’est une sainte femme. Elle et son ami tunisien, un certain Aziz, sont capables de vous rassembler une équipe de cueilleurs de tomates en moins d’une demi-heure. Giuseppina et Aziz ont fait de l’esclavage leur fonds de commerce. Le seul puits de Villaggio Amendola leur appartient. L’eau est polluée, mais ils la vendent quand même : 50 centimes le bidon de vingt litres. Ils possèdent également le seul magasin du village. On y trouve des bouteilles d’eau minérale, pour ceux qui voudraient éviter la dysenterie et perdre ainsi une journée de travail. Ils ont aussi de la viande et de la volaille. “Avec des prix majorés de 100 % et de qualité douteuse”, expliquent les habitants. Aziz, comme tous les autres gorilles, ne pardonne pas à ceux qui parlent. Lui et sa compagne règnent en maîtres ici. Certains se souviennent encore de ce qui s’est passé durant la semaine de Pâques 2005. Un après-midi, un jeune Roumain de 22 ans, arrivé quatre jours plus tôt, revient à Villaggio Amendola des sacs en plastique à la main. Il est allé faire des courses à Foggia et passe devant le magasin du contremaître avec ses achats. Une bouteille d’huile, un peu de pâtes. Aziz aurait pris ça pour un geste de rébellion. Les Roumains racontent avoir vu deux hommes attaquer le nouveau venu peu de temps après et le traîner, ensanglanté et à demi évanoui, à bord d’une fourgonnette. Personne au village n’a plus revu le jeune garçon.

Les patrons dénoncent les clandestins pour ne pas les payer

L’histoire s’est répétée le 20 juillet dernier. La veille, Pavel, 39 ans, a eu une altercation avec Giuseppina Lombardo. Il a laissé tomber 15 euros sur le sol du magasin et la femme est persuadée qu’il les avait volés dans la caisse. En Roumanie, Pavel était cuisinier pour 150 euros par mois. Depuis le 20 mars 2004, date à laquelle il est arrivé dans les Pouilles, il supportait sans broncher violence et vexations, afin d’envoyer tout ce qu’il parvenait à économiser à sa femme et à sa “petite fée”, sa fille de 15 ans. Pavel était un rapide. En 2005, il a réussi à remplir 15 bennes par jour : 4 500 kg de tomates, de l’aube jusqu’à la nuit. A 3 euros la benne, la paie était bonne, estimait-il. Une fois déduits le transport et la commission du contremaître, Pavel pouvait gagner de 25 à 30 euros par jour. Mais, le 20 juillet, Aziz l’a empêché de renouveler son exploit. A 2 heures de l’après-midi, une journée où l’on ne travaille pas, le Tunisien l’a surpris pendant son sommeil et l’a roué de coups avec une barre de fer. Le Roumain dit avoir eu la vie sauve grâce à l’intervention de ses camarades de chambrée, qui l’ont pourtant laissé perdre tout son sang sur son matelas jusqu’à 1 heure du matin. Les clandestins ont trop peur d’Aziz. Ils ont peur aussi d’appeler la police, qui risque de les renvoyer chez eux. A 20 heures, quelqu’un a tout de même fini par appeler l’hôpital en cachette. L’ambulance et une patrouille de carabiniers ne sont arrivées que cinq heures plus tard à Villaggio Amendola.

Le 31 juillet, Pavel a quitté l’hôpital de Foggia, les bras dans le plâtre et des broches plein les os. Violant le code de déontologie, les médecins et infirmières l’ont remis à la police. Là, on le traite en clandestin. Même si, à partir du 1er janvier 2007, tous les Roumains vont être citoyens de l’Union européenne. Les bras immobilisés, Pavel n’arrive pas à tenir un stylo. Le “chef de la police, dottoressa Piera Romagnosi”, paraphant l’arrêté d’expulsion, note qu’il “refuse de signer”. La préfecture de Foggia n’y va pas non plus par quatre chemins. Dans l’arrêté d’expulsion, on précise que Pavel est “sans passeport” - une circonstance aggravante. Et pourtant, Pavel a bien un passeport. Finalement, ne sachant que faire, un inspecteur lui donne 10 euros. Et une voiture de police le reconduit à Villaggio Amendola. Ils le déposent devant le magasin de Giuseppina et Aziz. Le Tunisien s’en occupe sur-le-champ. Il veut montrer à tout le monde qui commande ici. Il menace Pavel, qui part se réfugier dans une maison abandonnée à un kilomètre du village. L’un de ses compatriotes lui apporte en secret un peu de pain et de quoi boire. Après neuf jours de douleurs atroces, un ami roumain parvient à contacter un avocat de Foggia. L’avocat rencontre Pavel et le ramène immédiatement à l’hôpital. Les blessures se sont infectées. Le saisonnier roumain est dans un état grave et souffre de dénutrition. Il est hospitalisé pour une septicémie. Le 21 août, Pavel a de nouveau quitté l’hôpital. Il s’est rendu à la préfecture pour compléter sa plainte contre le contremaître tunisien et sa complice italienne, plainte qu’il n’avait pas pu déposer aux policiers de l’hôpital avant le 14 août. L’avocat qui lui a sauvé la vie l’accompagne. Mais, au terme de sa journée à la préfecture, le parquet le fait arrêter, le considérant comme un immigré clandestin. Il n’a pas respecté son arrêté d’expulsion, qui, comme il est écrit, l’obligeait à quitter le sol italien à partir de l’aéroport de Fiumicino, à Rome. Et peu importe si son état de santé ne lui permettait pas de voyager. On l’oblige à dormir sur un banc de bois dans une cellule. Le jour suivant, son procès s’ouvre, pour être immédiatement reporté au mois d’octobre. Non seulement Pavel a perdu son travail, mais il risque maintenant de un à quatre ans de prison. Plus que ce dont pourra écoper le gorille tunisien, qui, en attendant, reste libre.

Fabrizio Gatti, L’Espresso


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