Cher Philippe Vassé
Vous habitez à Taipei, voilà ce qui s’appelle prendre du recul. Au passage : essayez de militer contre les mangeurs de soupe à base d’ailerons de requins, mais peut-être le faites-vous déjà. Autre digression : j’ai un ami Allemand (Marcus) qui habite cette ville. Ceci dit, je vous remercie pour votre optimisme réconfortant. A propos des salariés, je pense qu’il faut d’urgence inventer une nouvelle forme de salariat où tous les salariés auraient un pourcentage d’actions tel qu’il serait très difficile de délocaliser sans leur demander leur avis. Le facteur humain, c’est bien joli mais je crains bien qu’il n’en soit pas question à un certain niveau de la finance, au niveau d’un pouvoir occulte bien au dessus des traders eux-mêmes. Nous avons affaire à quelque chose de diabolique pour la raison que personne ne peut changer le cours des choses. Les salariés sont les esclaves des temps modernes puisqu’ils ne réclament pas voix au chapitre financier, qu’ils capitulent donc devant des responsabilités à prendre dans la finance. Un ouvrier avait il n’y a pas si longtemps une valeur dans les mains, il était indispensable de par son savoir faire. Ce même ouvrier a contribué à la construction et à l’évolution de machines ayant remplacé son savoir-faire et se trouvait démuni quand ces machines dont l’efficacité appartenait désormais aux patrons se délocalisait. Le caractère indispensable pour le patron est revenu au trader mais cette fois dans un jeu d’argent ayant échappé complètement à l’ouvrier. A un certain stade d’urgence de revendication du partage des actions, les ouvriers et employés manifestaient dans les rues. Revendiquer, c’est bien mais exiger le partage des richesses qui ne va pas sans le partage des responsabilités, c’est mieux. Le trader est une sorte de milicien au service du système, bien payé, drogué du jeu de l’argent. Certaines émissions à la télé afférentes aux jeux d’argent ressemblent à des rites religieux, un culte rendu au veau d’or, c’est flagrant. Cette culture du jeu ne contribue pas à redonner du prestige à la valeur travail et à l’entreprise. Nous sommes tous dans un bouillon de culture à fort degré d’infection. Mais bon ! Les stations de ski ont fait le plein, les parkings des supermarchés aussi : tout va très bien Madame la Marquise, on n’est peut-être pas encore tombés assez bas pour mesurer l’ampleur de la crise. Sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, il est quand-même bon de rechercher les causes premières, de remonter à la source, en nous et dans la société mais hélas, c’est ce qui semble le plus difficile en une démocratie comme si sa décadence était inéluctable. L’autorégulation, c’est un mythe. Comme disait La bruyère : si à quarante ans on n’est pas misanthrope, c’est qu’on n’a jamais aimé les hommes. J’en ai soixante dix, j’ai mesuré jusqu’où l’individualisme pouvait aller trop loin, aveugle à toute vue holistique des choses. La crise n’est pas un phénomène linéaire, elle peut être précipitée par une humanité sans foi ni loi avide de saisir une opportunité de s’enrichir ou d’exercer un pouvoir. Si on regarde l’histoire, il n’est pas interdit d’être inquiet et peut-être même de réagir.
A.C