On a inculpé des habitants de la Bosnie pour des crimes contre d’autres habitants de la Bosnie-Herzégovine ; des Croates pour des crimes contre des Serbes de Croatie et vice versa.
En revanche, très peu de dirigeants de la Serbie ont été poursuivis pour crimes de guerre contre les résidents des républiques voisines de Croatie et de Bosnie-Herzégovine.
Ainsi, dans le cas de la Bosnie-Herzégovine, où la plus grande partie des massacres ont été commis —organisés, lancés et exécutés— par le régime de Milošević avec la complicité de l’armée populaire yougoslave (JNA), il n’y a que six dirigeants de Serbie qui aient jamais été poursuivis : Slobodan Milošević, Željko Ražnatović-Arkan, Jovica Stanišić, Franko Simatović, Vojislav Šešelj et Momčilo Perišić. A part Milošević lui-même, c’étaient tous des exécutants d’importance secondaire ou inférieure lorsque leurs crimes ont été commis. Le plus haut de ces dignitaires était probablement Jovica Stanišić, qui était ministre de l’Intérieur de la Serbie pendant la guerre en Bosnie, alors que Momčilo Perišić n’est devenu Chef d’Etat-major de l’armée qu’en 1993, après que les crimes directement commis par la Serbie en Bosnie avaient été déjà commis et que la participation directe de la Serbie à la guerre en Bosnie avait pris fin.
Et aucun de ces six-là n’a encore été condamné. Milošević et Arkan étant morts, le nombre maximum des dirigeants de Serbie qui pourrait être condamnés pour leurs crimes de guerre contre des habitants de la Bosnie-Herzégovine est donc de quatre.
En plus de ces derniers, sept autres chefs de la JNA, tous des personnages relativement mineurs, ont été poursuivis pour crimes de guerre en Croatie, et seul l’un d’entre eux a reçu une sentence plus longue que quelques années. Le nombre total des dirigeants de la Serbie qui ont été poursuivis, qui est de vingt et un, est moindre que celui des seuls Croates de Bosnie inculpés, qui est de vingt-six. Le nombre de dirigeants de la Serbie poursuivis pour crimes de guerre en Bosnie-Herzégovine, qui est de six, est moindre que celui des dirigeants inculpés de la République de Bosnie-Herzégovine, qui est de dix.
En outre, les plus hauts dirigeants de la Serbie, du Monténégro et de la JNA qui ont planifié et mené les agressions contre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine, n’ont jamais été poursuivis pour cela.
Ceux-ci comprennent les membres de la présidence yougoslave pour la Serbie et le Monténégro, Borisav Jović [représentant de la Serbie], Jugoslav Kostić [représentant de la Voïvodine] et Branko Kostić [représentant du Monténégro] ; les plus hauts dirigeants de la JNA : le Ministre de la défense yougoslave Veljko Kadijević et son Chef d’Etat-major Blagoje Adžić ; leurs adjoints Stane Brovet et Života Panić ; le Président du Monténégro Momir Bulatović ; et Aleksandar Vasiljević, le chef du Contre-espionnage de l’armée [KOS].
Quatre d’entre eux – Borislav Jović, Branko Kostić, Veljko Kadijević et Blagoje Adžić – ont échappé à toute inculpation en dépit du fait que l’acte d’accusation contre Milošević les cite expressément en tant que membres d’une « entreprise criminelle conjointe » pour des crimes de guerre en Croatie et en Bosnie-Herzégovine.
Quel que soit le critère, on constate que la Serbie s’en est très bien sortie – en fait pratiquement impunie - pour ses guerres en Croatie et tout particulièrement en Bosnie-Herzégovine.
La politique des poursuites du Ministère public du TPIY exige donc une explication.
À Nuremberg, les alliés savaient qui étaient les coupables, entendaient bien mettre la main sur eux et ont entrepris de le faire. En revanche, c’est plus pour les apparences que pour les résultats que le TPIY avait été institué ; et le choix des inculpés a été fait par les procureurs selon leurs propres priorités, qui avaient peu de choses à voir avec la punition de ceux qui étaient effectivement les principaux responsables de la guerre.
Un des faits qui ont influencé la politique des procureurs était qu’à la différence de l’Allemagne, la Serbie était un pays défait mais pas écrasé ni occupé. Les procureurs de la Haye ne pourraient pas simplement compter sur des forces d’occupation pour arrêter les suspects et pour saisir les documents, mais ont dû négocier leur livraison avec les autorités de Serbie elles-mêmes. Celles-ci, naturellement, ont non seulement été loin de coopérer spontanément – à tel point que, l’année dernière, la Cour internationale de Justice (CIJ) a condamné la Serbie pour n’avoir pas puni le génocide [de Srebrenica] - mais ont à plusieurs reprises accusé le tribunal de partialité anti-serbe.
En attendant, les puissances occidentales ont été inégales dans leur détermination à faire pression sur la Serbie pour que celle-ci livre suspects et documents.
Même en ce qui concerne la ‘Republika Srpska’, où il y avait des troupes internationales sur le terrain, les puissances occidentales ont hésité à affronter les dirigeants serbes de Bosnie ou à risquer la vie de de leurs hommes pour appréhender les suspects de crimes de guerre. Elles pourraient même bien avoir conclu des arrangements secrets permettant à des criminels de guerre majeurs, tels que Radovan Karadžić, d’échapper à la capture pendant de nombreuses années.
La nécessité de négocier et de faire des compromis avec les autorités serbes, et de parer aux accusations de « partialité anti-serbe » paraît bien avoir politisé et faussé la politique des mises en accusation et autres poursuites.
Contrairement au mythe, en termes de nombres d’accusés, les Serbes suspects de crimes de guerre sont sous-représentés relativement à leur participation dans le crime.
Quelle que soit la manière de compter, les forces serbes ont causé plus de 80% des victimes civiles dans l’ensemble des guerres de l’ex-Yougoslavie, et les non-serbes (croates, bosniaques, kosovares, macédoniennes et de l’OTAN) moins de 20% d’entre elles. Or, des 159 inculpés, il n’y en a que 108, soit 68%, qui sont des dirigeants serbes (y compris les non-Serbes qui ont combattu du côté serbe, comme [les Croates] Dražen Erdemović et Franko Simatović) alors que 51, soit 32%, sont croates, bosniens, kosovars ou macédoniens.
Ces pourcentages ne reflètent donc pas les participations relatives des Serbes et des non-Serbes dans les massacres, mais la part des ressources consacrées par le Ministère public à enquêter respectivement sur les crimes serbes et les crimes non-serbes.
Par exemple, lorsqu’en 2001 je travaillais comme chargé de recherches au bureau du procureur, sur onze équipes d’enquêteurs, il n’y en avait que sept — moins des deux tiers — affectées à l’élucidation des crimes de guerre des Serbes, alors qu’il y en avait quatre sur les crimes de guerre des non-Serbes.
Ainsi les procureurs du TPIY ont-ils réparti leur personnel d’une manière qui garantissait que les criminels de guerre serbes — responsables de plus des quatre cinquièmes des civils massacrés — ne représenteraient que les deux tiers des inculpés. Et, de ces 108 inculpés serbes, il n’y en avait que 21 qui venaient de la Serbie elle-même ; le reste étaient la plupart du temps des Serbes de Bosnie (83) et quelques Serbes de Croatie (4). Même en ce qui concerne le rôle des Serbes dans les actes d’accusation, la Serbie a été en grande partie épargnée, tandis que ses collaborateurs locaux dans les Etats qu’elle avait attaqués – surtout en Bosnie-Herzégovine — supportaient l’essentiel de ces poursuites.
Et tandis que les commandants suprêmes de la Serbie et de la JNA qui avaient planifié et exécuté les agressions serbes contre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine échappaient à toute inculpation, on a inculpé les chefs militaires de haut rang de Croatie et de Bosnie qui avaient mené la défense de leur pays — Janko Bobetko, Sefer Halilović et Rasim Delić, pour des crimes d’une ampleur bien moindre et pour lesquels ils n’étaient pas directement responsables.
C’est ainsi que Veljko Kadijević et Blagoje Adžić ont échappé à toute inculpation pour Vukovar ou pour ce qui s’est produit en Bosnie jusqu’au 19 mai 1992, date où la JNA, [qu’ils commandaient en toute illégalité], s’est officiellement retirée de Bosnie-Herzégovine. Alors que Janko Bobetko a été poursuivi pour [quelques] crimes commis par l’Armée Croate dans la poche de Medak en 1993, et Rasim Delić pour des crimes commis par les moudjahiddines étrangers.
Ce n’est pas seulement pour le choix de ses poursuites mais aussi pour celui de sa recherche des preuves que le TPIY a permis à des considérations politiques ou tactiques de s’opposer à sa recherche de la justice. Dans le cas Milošević, on avait exigé de la Serbie qu’elle livre à ses juges du TPIY les comptes rendus du Conseil Suprême de Défense [Vrhovni Savet Odbrane] de la République Fédérale de Yougoslavie — institution composée des présidents de la Serbie, du Monténégro et de la Yougoslavie - c.-à-d. [à l’époque] de Milošević et deux de ses alliés. Au début [lors de la création de la soi-disant « République Fédérale de Yougoslavie » fin avril 1992], c’est cet organe qui avait la maîtrise de toutes les forces serbes en Bosnie, jusqu’au 19 mai 1992, et qui est ensuite plus tard demeuré aux commandes de l’Armée de Yougoslavie, y compris lors du massacre de Srebrenica où celle-ci a apporté son aide aux forces serbes en Bosnie.
Les juges du TPIY, cependant, ont permis à la Serbie, dans la version accessible au public et à la Cour Internationale de Justice, de censurer certains passages de ce dossier. C’est ainsi que la Bosnie n’a pas pu se servir de ces documents cruciaux dans sa plainte pour génocide contre la Serbie auprès de la CIJ. Ceci, combiné aux concessions propres de la CIJ à la Serbie, a contribué à assurer l’acquittement de celle-ci [pour cette accusation-là].
Phon van den Biesen, [avocat] de la partie bosnienne, a publiquement déclaré que l’intégralité des documents aurait probablement permis de démontrer que les forces serbes en Bosnie se trouvaient bel et bien sous le commandement de la Serbie lors du massacre de Srebrenica, dont [entre autres] le TPIY et la CIJ ont légalement constaté que c’était un génocide.
Ce qui nous amène au crime de génocide, qui est revenu sur le devant de la scène internationale au cours des années 90 en raison des événements de Bosnie et du Rwanda. Avec la condamnation définitive du chef serbe de Bosnie Radislav Krstić pour génocide à Srebrenica, le TPIY est la première des trois Cours internationales qui a établi que les forces serbes se sont rendues coupables de génocide en Bosnie ; il a été suivi en cela par la CIJ et par la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
À cet égard, le TPIY est allé plus loin que les Procès de Nuremberg, parce que, même si l’acte d’accusation du TMI avait accusé les chefs allemands de ‘génocide délibéré et systématique’, ce n’est pas pour ce crime-là qu’il les a poursuivis, car la qualification pénale de ’génocide’ venait seulement d’être définie, et on commençait seulement à prendre le concept au sérieux. C’est pourquoi les dirigeants de l’Allemagne n’ont été accusés que de ‘crimes contre l’humanité, bien que, parmi tous leurs crimes, ce soit principalement pour le génocide des juifs qu’on s’en souvient aujourd’hui.
Pourtant, malgré l’importance de son rôle dans la constatation judiciaire du génocide en Bosnie-Herzégovine, le TPIY s’est avéré être, dans ce cas-là comme tant d’autres, un tribunal édenté. Il n’a réussi à faire condamner qu’un seul individu, le modeste commandant de corps adjoint Radislav Krstić, et pour complicité. Un deuxième dirigeant serbe de Bosnie, Vidoje Blagojević, avait lui aussi été condamné pour génocide, mais acquitté plus tard en appel de toutes accusations liées au génocide, alors que pour sa part, Momčilo Krajišnik, membre de la présidence de la Republika Srpska, se faisait acquitter de l’accusation directe. Ainsi, si le TPIY a établi qu’un génocide a été commis, c’est un crime dont presque personne – et aucun haut dirigeant - n’a encore été convaincu.
Le TPIY n’est pas, naturellement, seul responsable de ces maigres résultats : la communauté internationale n’a toujours pas forcé la Serbie à lui livrer Ratko Mladić, que l’on soupçonne d’être le cerveau du massacre de Srebrenica.