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Commentaire de Luc-Laurent Salvador

sur De l'animal à l'homme par l'invention du religieux : retour sur le modèle sacrificiel de René Girard


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Luc-Laurent Salvador Luc-Laurent Salvador 2 août 2013 12:38

  Même en substituent « archaïque » par animal, cela ne change rien à ce que j’entendais : ce type de qualification n’a aucun sens : encore moins lorsqu’on évoque des espèces différentes : ceci est une approche « orientée » de l’évolution avec une sorte d’hiérarchisation interespèces conçue comme « (téléo-)logique » : quand bien même après des milliards d’années d’évolution, la Vie est principalement représentée (en nombre, en volume, etc…) par des bactéries, virus, microbes, etc… qui vraisemblablement sont au sommet en termes de capacité adaptive : ici mon propos est simplement ma réaction habituelle à toute forme de hiérarchisation arbitraire entre espèces ou groupes humains : rien de personnel.

J’ai moi-même toujours argumenté dans cette ligne en reprenant tous ceux qui font dans la téléologie et l’idée que l’Homme plus adapté que les autres êtres vivants. C’est pourquoi j’ai du mal à voir ce qui pose problème dans l’usage du mot archaïque. Pour moi ce mot renvoie simplement à une antériorité de forme. Les cellules souches sont « archaïques » au sens où elles sont antérieures aux tissus qu’elles engendrent. Les stades embryonnaires sont « archaïques » relativement aux formes développées. Et les premières formes d’échanges entre la mère et l’enfant sont archaïques relativement aux relations « civilisées » qu’ils auront par la suite. L’archaïque est pour moi loin d’être minoré car au contraire, je le perçois comme les cellules souches : totipotent.

 Or, puisque vous évoquez la question de l’antériorité, je pense que vous conviendrez que l’animal offre un modèle antérieur à n’importe quelle société humaine, actuelle ou passée.

Or, si chez l’animal vous repérez déjà des formes sacrificielles alors que par ailleurs il est clair qu’aucune forme symbolique n’est présente dans son espace vital, je crois que la démonstration est faite que l’argument que vous opposez à Girard ne tient pas.

 Hmmm…visiblement il y a quelques éclaircissements nécessaires à apporter : d’un Girard fait du sacrifice (rituel collectif autant en termes de participation que fonction) la source UNIQUE du Religieux, et in extenso de l’Humain : chez les animaux les supposées pratiques « sacrificielles » (ici « supposées » a pour fonction de rappeler à nouveau un biais opérant lors de l’emploi du terme « sacrifice » principalement entendu selon l’idée-concept de sacrifice dans le paradigme « occidental » (i.e. substrat indoeuropéen, chrétien, monothéiste…) ne se limitent pas à cette définition girardienne, ni même peut-on qualifier ces pratiques de résolution de la violence/maintien de la paix de « rituels sacrificiels » : d’autant plus qu’en termes de régulation de la violence, quantité d’alternatives existent : notamment la diplomatie « femelle », le jeu, le sexe, etc…

Il me semble que vous éludez ma critique.
Soit vous contestez l’existence de formes sacrificielles animales servant des fonctions de pacification soit vous l’admettez.
Si vous l’admettez, votre argument d’antériorité ne tient plus.

Concernant les autres formes de régulation de la violence intestine, je vous suis bien volontiers, sauf pour le jeu.
Car jai beaucoup insisté dans mon texte original sur la diplomatie femelle magnifiquement observée par de Waal.
Le sexe est apparu avec les bonobos comme une formidable stratégie de pacification et il faudra éclaircir ce que, justement, elle a pu devenir dans la lignée des humains.
Pour le jeu, je reste sur la superbe analyse sacrificielle qu’en a donné Girard.
Autrement dit, le jeu est pour moi adossé au sacrifice. Il est donc post-sacrificiel. Il n’est pas une alternative en propre comme les deux précédentes voies.

*Quoi qu’il en soit, je pense qu’à partir de là vous ne pouvez nier que l’importance même de ces stratégies dans l’organisation sociale des chimpanzés est en soi un indice assez sûr que Girard vise juste en pointant que le conflit intra-groupe est le premier danger auquel la horde est exposée.

 A nouveau ici, votre contre-argument opère de façon très « girardienne », en généralisant d’emblée tel ou tel comportement animal.

Je ne généralise pas. Je mets en ordre de priorité. Le sacrificiel est l’opérateur qui engendre l’humain. Ce n’est pas le sexe, ce n’est pas l’empathie femelle, ce n’est pas le jeu. Car le sacrificiel est ce par quoi va pouvoir apparaître la pensée causale, la pensée « métaphysique », donc le religieux, le langage écrit et parlé, bref, le symbolique et, ensuite, (je postule), longtemps après, l’art sacré.

 Ensuite, vous semblez faire limiter le degré de développement cognitif des primates (mais aussi d’autres animaux) en évoquant l’absence (supposée) de forme symbolique : ici je répondrai que a) cette absence n’est pas aussi évidente (usage d’outils, les diverses formes de langage animal, la conscience de soi, raisonnement « problem solving », ainsi que capacité à « compter » (i.e. distinguer en termes de quantité, et calcul élémentaire) etc… tous requièrent une capacité à la représentation, à l’abstraction, au symbolisme : même si en raison de diverses contraintes (notamment anatomiques/biologiques) la production « matérialisée » en soi de systèmes symboliques n’apparaît pas : cela concernant autant certains primates, que les dauphins, les éléphants, et plusieurs espèces d’oiseaux…Partant de là, à nouveau : ces rituels à vertu « sacrificielle » se voient précédés par cette capacité « proto-symbolique » chez les espèces concernées : dans les cas qui nous intéressent : conscience de soi (et donc capacité à se distinguer de l’autre), ainsi que langage et usage d’outils…Ces éléments me semblent devoir être intégrés si votre approche vise à formuler une théorie « complète ».

Je vous assure que tout cela, je connais. Vous parlez à un convaincu. J’ai tout lu sur la cognition animale durant la rédaction de ma thèse.
C’est justement pour cela que je ne me laisse pas abuser : la limite entre sub-symbolique et symbolique n’est pas vaine.
Que dans le contexte des outils humains de communication les animaux se révèlent capables de manipuler des symboles ne changent rien au fait qu’ils n’ont pas inventé de cultures symboliques.
L’hypothèse girardienne a ceci d’excitant qu’elle permet de comprendre comment a pu advenir ce passage du sub-symbolique au symbolique.

 Mon texte original fournit des exemples qui, à tout le moins suggèrent, que le sacrificiel s’origine dans l’animal et qu’il a déjà une fonction de régulation de la violence intestine.

Le symbolique a toujours été à mon sens hypostasié. On ne saurait en minimiser l’importance mais pour autant, il n’est pas premier. Le modèle animal le montre à l’envi, je crois.

 Soit : partant de là puisque vous m’avez renvoyé à l’éthologie et au règne animal : pourquoi ne considérer QUE ce mode de régulation de la violence intragroupe ? Alors que vous savez pertinemment qu’existent d’autres modes de régulation, et que conséquemment SI c’est le cas chez l’animal (« antérieur ») pourquoi cela ne peut être le cas chez le proto-humain ? Pourquoi les proto-humains n’auraient eu d’autre choix que ce type de pratique, alors que l’éventail d’options alternatives était déjà large (si renvoyé au stade animal antérieur) et que ce qui justement distingue ces proto-humains de leurs ascendants « animaux » sont des capacités cognitives, mentales, etc… plus développés, avec pour conséquence d’élargir encore plus le nombre de modes de régulation possible : j’ai cité en exemple le Jeu, mais je pourrais renvoyer à la diplomatie « femelle », au sexe, etc…et si cela ne suffisait pas : le PARTAGE qui par définition en faisant que tout « objet » est l’objet de TOUS, il ne peut l’objet d’un AUTRE, que les autres par rivalité mimétique désireraient au point de détruire le groupe…

Nous avons déjà abordé ce point au-dessus. La réponse est facile.
Les protohominiens ont probablement fait feu de tous bois pour contenir la violence intestine, pour se donner des stratégies de réconciliation.
La diplomatie femelle a donc dû être présente partout.
La question n’est donc pas là, je crois.
Elle porte plutôt sur l’importance relative des différentes stratégies possibles.
Chez les Bonobos ce qui est venu à dominer, c’est la sexualité tous azimuts, donc une stratégie de réconciliation non violente.
Mais je gage que, chez eux, la diplomatie (male ou femelle) n’a pas dû être inexistante pour autant.

Chez les hommes, les faits historiques et préhistoriques invitent à penser que c’est la réconciliation violente via le sacrifice qui a dominé.
Et cela alors que, par ailleurs, beaucoup d’indices (relevés par Desmond Morris) suggèrent que les protohominiens ont pu explorer la voie Bonobo au sens où nos corps semblent superbement conçus « pour » faire l’amour.

Ce qu’ont peut postuler, je crois, c’est que, pour quelque raison que ce soit, des groupes ont choisi la voie de la réconciliation violente, et ont très vite dominé, répandant cette culture et faisant éventuellement disparaître les sociétés plus fragiles de leurs concurrents.
C’est cela, je crois, qui a fait l’Homme : ce choix de la réconciliation violente, sacrificielle, qui a été à la base, à un moment ou un autre, de toutes les sociétés humaines, au sens où nous venons de là et de nulle part ailleurs.

Qu’il y ait eu par la suite des sociétés particulières qui aient évolué vers toujours moins de violence, c’est non seulement possible, c’est complètement dans l’ordre des choses qui est, Frans de Waal l’a bien montré, de toujours rechercher la paix entre prochains.
Le corps électoral des femelles veut cela et il y a une tendance basique pour ça.
Mais la chose fascinante à comprendre et qui découle plus ou moins directement de l’approche girardienne, c’est que plus une société pratique la réconciliation violente, plus elle s’organise autour du sacrifice ou de la guerre (autre forme de sacrifice j’y reviendrai ultérieurement) et plus elle peut instaurer un ordre social strict, plus elle peut jouir d’une paix interne en raison de la solidarité et du respect des normes qu’impose l’effort de guerre.
Bref, on peut postuler un bénéfice assez maléfique pour les sociétés sacrificielles et guerrières : elles sont plus stables, elles dominent : c’est la survivance du plus apte.

 Ou à quantité d’autres méthodes, employées chez des groupes dits « primitifs » actuels : exemple : dans certains groupes bushmen (où n’existe ni hiérarchie sociale, ni division spécifique du « travail », ni de pratiques sacrificielles, etc…) lorsqu’un chasseur revient victorieux de sa chasse, il laisse son butin du jour sur place, revient au campement et suit le rituel suivant : se présentant devant le groupe, en disant –je simplifie, voir caricature volontairement- "comme d’hab, j’ai rien chopé, je suis vraiment nul, pas même foutu d’attraper un lézard, etc…" bref il se ridiculise volontairement puis continue ainsi " mais si vous allez tel endroit, je crois que j’ai vu quelque chose…" : il donne donc la localisation du gibier du jour, les autres membres du groupe iront le récupérer, tandis qu’un individu fera office d’arbitre (fonction non hiérarchique, et non permanente) :

 Ici simple exemple pour montrer de quelle façon (somme toute simple) un groupe « primitif » peut limiter les débordements « mimétiques » et la violence en résultant, en a) neutralisant les prétentions individuelles (ego) et b) en neutralisant les rivalités potentielles…

Merci pour ce très bel exemple car il apporte directement de l’eau au moulin girardien.
En effet, d’où croyez-vous que viennent ces stratégies hypersophistiquées d’applanissement de tous les reliefs « égotiques » susceptibles de susciter la concurrence mimétique ? D’une connaissance tacite de la puissance maléfique du mimétique sous le rapport de la conflictualité et de la violence qu’elle peut engendrer.
Il y a là un déploiement du religieux (sécularisé autant que vous voulez) dans la dimension du tabou et de l’interdit : chacun s’interdit de se mettre en avant car le risque serait trop grand d’allumer les feux de la convoitise que nourrit le mimétique.
Il s’agit donc d’une stratégie anti-mimétique qui traduit excellement la connaissance très juste qu’ont les sociétés traditionnelles de la puissance du mimétique que nos sociétés modernes cultivent à l’envi via la publicité.
C’est exactement ce que, me semble-t-il, nous retrouverons chez les Piraha : un rehaussement systématique de la vigilance à l’égard des comportements susceptibles d’entraîner le conflit. Un évitement volontaire de la divagation libre du désir et une focalisation assidue sur la reproduction des comportements qui ne suscitent pas ou contiennent le conflit. Le choix délibéré de la vie simple parce qu’elle est gage de paix

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