Autrefois, l’enjouement de ma muse répondait aux agréments de mon âme et
à la splendeur de ma fortune ; aujourd’hui, les plus tristes accents
conviennent seuls au déplorable état où je me trouve. Les muses qui
m’inspirent sont couvertes de vêtements lugubres, et les larmes sincères
qui coulent de leurs yeux font bien voir que c’est avec raison qu’elles
empruntent l’appareil et le langage de la douleur. Mais ni la douleur
ni la crainte n’ont pu les empêcher de me suivre dans mon adversité. La
gloire et la prospérité de mes premières années sont l’unique
consolation des malheurs de ma vieillesse ; vieillesse prématurée, fruit
funeste de mon infortune ! Mes jours coulaient tranquillement, la
douleur en a précipité le cours ; mes cheveux ont blanchi avant l’âge,
et, dans le milieu de ma course, mon corps faible et tremblant succombe
sous le poids de mes chagrins. Ah ! la mort est sans doute le plus grand
de tous les biens, lorsque, après avoir respecté les jours d’une belle
vie, elle se hâte d’exaucer un malheureux qui l’invoque. Mais la cruelle
est sourde aux voeux des misérables : ils ont beau la prier, elle
refuse de fermer les yeux qui sont ouverts aux larmes. J’en fais la
triste expérience. Jalouse autrefois des biens fragiles que la fortune
inconstante me prodiguait, prête à m’en dépouiller, elle ouvrit le
tombeau sous mes pas ; et aujourd’hui que je suis dans l’affliction,
elle se plaît à me laisser vivre ; et parce que mon sort est malheureux,
elle semble vouloir qu’il soit éternel. O mes amis, que vous vous êtes
trompés lorsque vous avez tant vanté mon bonheur ! Une fortune aussi peu
durable que la mienne en méritait-elle le nom ?
Boèce -
Consolation de la Philosophie- Livre I