Merci pour c’est article dans la même veine :
[562b][Socrate] Le bien mis en avant, dis-je, et par lequel l’oligarchie
s’était établie, c’était bien l’excès de richesse,
n’est-ce pas ?
[Adimante]Oui.
Et c’est ce même désir insatiable de la richesse et l’indifférence
à l’égard de tout le reste induite par le souci de gagner de
l’argent qui l’ont conduite à sa perte.
C’est vrai, dit-il.
Eh bien, ce que la démocratie définit comme bien, n’est-ce pas
un désir insatiable à son égard qui la détruit ?
Mais dis-moi ce qu’elle définit ainsi.
La liberté, répondis-je. Cela en effet probablement, dans une cité gouvernée démocratiquement [562c], tu l’entendrais : que c’est ce qu’il y a de plus beau et que, pour cette raison, c’est seulement dans une telle cité qu’il convient qu’habite quiconque
est par nature libre.
On entend en effet, dit-il, ce mot répété à tous
bouts de champs.
Eh bien, dis-je, comme j’allais le dire à l’instant, ce désir
insatiable d’elle et l’indifférence à l’égard de tout
le reste, c’est cela qui fait changer ce régime et le prépare
à avoir besoin de la tyrannie.
Comment ? dit-il.
Quand, me semble-t-il, une cité démocratique assoiffée
de liberté
[562d]
a le malheur d’être dirigée par de mauvais échansons,
et qu’elle s’enivre plus que de mesure d’elle à l’état pur,
alors, si ses dirigeants refusent de filer doux et de lui laisser une totale
liberté, elle châtie ceux qu’elle tient pour responsables, comme
des meurtriers et des tenants de l’oligarchie.
Ils agissent en effet, dit-il, ainsi.
Et ceux, repris-je, qui obéissent aux dirigeants, elle les couvre de
boue, les accusant de se livrer eux-même à l’esclavage et d’être
des moins que rien, alors que les dirigeants qui se laissent diriger et les
dirigés qui dirigent, aussi bien dans les affaires privées que
publiques, elle les loue et les honore. N’est il pas alors inévitable
que dans une telle
[562e]
cité la soif de liberté vienne à tous ?
Comment en serait-il autrement ?
Et qu’elle s’insinue, dis-je, mon très cher, jusqu’au plus profond
des maisons et qu’en fin de compte il n’y ait jusqu’aux animaux en qui l’anarchie
se développe ?
Que veux-tu dire ? demanda-t-il.
Que, répondis-je, le père s’habitue à
devoir traiter son fils d’égal à égal et à craindre
ses enfants, le fils s’égale à son père, n’a plus honte
de rien et ne craint plus ses parents, parce qu’il veut être libre ;
le métèque
[563a]
s’égale au citoyen et le citoyen au métèque,
et la même chose pour l’étranger.
C’est bien ce qui se passe, dit-il.
À tout cela, dis-je, s’ajoutent encore ces petits inconvénients :
le professeur, dans un tel cas, craint ses élèves et les flatte,
les élèves n’ont cure de leurs professeurs, pas plus que de
tous ceux qui s’occupent d’eux ; et, pour tout dire, les jeunes imitent
les anciens et s’opposent violemment à eux en paroles et en actes,
tandis que les anciens, s’abaissant au niveau des jeunes, se gavent de bouffoneries
[563b]
et de plaisanteries, imitant les jeunes pour ne
pas paraître désagréables et despotiques.
C’est tout à fait ça ! dit-il.
Mais en fait, dis-je, le comble, mon très cher, de l’excès de
liberté, tel qu’il apparaît dans une telle cité, c’est
quand ceux et celles qui ont été achetés ne sont en rien
moins libres que ceux qui les ont achetés. Et dans les relations des
hommes avec les femmes et des femmes avec les hommes, le point où en
arrivent l’égalité des droits et la liberté, nous étions
près de n’en quasiment rien dire !
[563c]
Pourquoi pas, pour citer Eschyle, dit-il, « dire ce qui
nous est venu à la bouche à l’instant » ?
Bien sûr ! repris-je. Et c’est ainsi que je parle. À quel
point les animaux qui sont au service de l’homme sont beaucoup plus libres
dans une telle cité qu’ailleurs, c’est incroyable pour qui n’en a pas
eu l’expérience. Car sans mentir, les chiennes, comme dit le proverbe,
deviennent en tous points semblables à leur maîtresses, et les
chevaux et les ânes, habitués à aller en tout librement
et fièrement, heurtent à tout instant dans la rue les passants
qui ne s’écartent pas ; et tout
[563d]
devient ainsi gavé de liberté.
C’est, dit-il, mon propre rêve que tu me racontes là ! Car
je subis bien souvent de telles mésaventures quand je vais à
la campagne.
Et le résultat, dis-je, de tous ces abus accumulés, tu le conçois,
c’est qu’ils rendent l’âme des citoyens si délicate qu’à
l’approche de la moindre apparence de servitude, ils s’irritent et ne peuvent
le supporter. Et tu sais bien qu’au bout du compte, ils n’ont plus cure des
lois écrites ou non écrites afin de n’avoir jamais
[563e]
nulle part à supporter de maître.
O combien, dit-il, je le sais !
Eh bien, dis-je, mon très cher, tel est le beau et vigoureux commencement
duquel naît la tyrannie, ce me semble.
République, VIII, 562b-563e