La laitière
Je me souviens
Je me souviens du temps où chaque soir, je traversai la rue de la Porte Berry pour me rendre à la petite épicerie de proximité comme on la nommerait aujourd'hui. Nous n'avions pas alors la conviction que nous pratiquions une économie locale dans l'esprit du circuit court. Tout cela allait de soi, il n'y avait du reste aucune grande surface dans un pays où les gens se parlaient encore sans animosité et sans vouloir doubler le voisin à la caisse enregistreuse.
La famille Pelé était sur le pont depuis le petit matin pour recevoir aimablement les clients mais aussi pour des services qui aujourd'hui seraient sans doute prohibés par les règles administratives et les usages de l'heure. Ainsi, la vente à la pompe du lait est à ce titre l'exemple le plus frappant. Nous ignorions alors le sens du sigle UHT et savions faire bouillir le lait avant sa consommation. Chacun ici-bas savait que le lait était tiré à la ferme et provenait des vaches.
Dans le même registre, le gruyère était râpé devant nous et jamais je n'ai retrouvé les senteurs de ce produit qui n'existe désormais que sous un vide aussi insipide que désolant. Le vin pouvait se tirer à la cannelle et nous rapportions les bouteilles vides pour la consigne. Il est vrai alors que nos campagnes n'étaient pas jonchées de ces reliefs qui matérialisent la chère croissance de notre ministre des finances.
C'était un temps où le client n'était pas une vache à lait, attiré par des promotions du toujours plus au prix le plus bas en apparence pour encore plus de gaspillage. Le lait puisque c'est de lui qu'il était question, était pompé au pied, montait du bidon de lait qui venait d'être livré, pour apparaître tout blanc et crémeux à souhait dans son petit bocal en verre avant que de s'écouler dans la laitière que nous tendions fièrement.
Chacun recevait la quantité qu'il voulait avec une précision du quart de litre. Remarquez, à deux pas de là, nous disposions du même spectacle d'un liquide qui monte dans un réceptacle transparent avant de que filer dans un réservoir. C'était la pompe à mélange pour les motocyclettes selon le vocable qui était encore de mise à l'époque. Il fallait même afficher son pourcentage pour obtenir la composition idoine.
Mais revenons à nos bêtes à cornes dont nous buvions encore le lait à la sortie du pis en dépit de sa nocivité pour le corps humain. La laitière reprit du service pour moi lorsque je quittai mon village d'en-France pour me rendre dans le Val, à l'écart de la grande ville. Il y avait non loin de cette demeure où nous découvrions les charmes et les périls de la cohabitation, une ferme qui conservait malgré l'énorme pression immobilière, quelques vaches dans des prés qui finiront plus tard par n'être que des terrains à bâtir.
Chaque soir, le rituel du lait à la ferme avait remplacé celui de l'épicerie. Le circuit s'était considérablement raccourci même si le chemin parcouru était plus conséquent. Ce fut alors l'occasion d'établir une relation amicale avec une famille qui vivait hors du temps dans un confort qui dénotait avec les standards de l'époque. Quand bien plus tard, la ferme fut entièrement réaménagée pour servir de demeure bourgeoise et cossue, je pensais avec émotion à ceux qui n'avaient jamais connu pareil confort et à qui on avait acheté leur masure une bouchée de pain. Ceci est hélas une autre histoire…
Curieusement, l'achat du lait exigeait un temps infini en palabre, discussions incessantes et souvent les mêmes que les fois précédentes suivies, pour ne pas vexer le père Lemay, d'un verre de vin blanc du pays qui avait la fâcheuse tendance de se multiplier. Quand le lait était tiré (à la main je le précise), il fallait boire…
De retour dans la cohabitation, une partie du contenu de la laitière allait goûter aux mystères de la levure pour tenter vainement non pas de faire du beurre mais du fromage plus caillé qu'autre chose. Il est inutile de s'étendre sur cet aspect désastreux de l'aventure. Vous boiriez du petit lait à mes dépens.
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