Actualité de la peinture
L'histoire de Suzanne et les vieillards se déroule en Babylonie. Suzanne y est une très belle, très pieuse mère de famille, que deux notables licencieux surprennent aux bains et veulent séduire. Elle les repousse. Pour se venger, ils l'accusent d'adultère. Ils sont juges au tribunal religieux : ils ont donc toutes chances de la faire condamner. Mais le jeune prophète Daniel les confond en les faisant interroger séparément. Les deux lâches sont alors condamnés et lapidés. (Wikipedia)Ça ne vous rappelle rien ?
Inversons les personnages comme dans un miroir, recherchons le vieillard lubrique quand c'est lui qui sort nu du bain, regardons la pieuse servante qui le surprend à New York, ville phallique, fantasmatique, Sodome et Ghomorre...
Il y a quelque chance que vous y croisiez DSK et une femme de chambre, qu'il y ait celui qui séduit, celle qui repousse mais vous ne verrez pas "le prophète" qui décide, ou plutôt, il sera tellement visible, qu'à l'instar de "La lettre volée", vous ne le verrez pas. Car ce tribunal qu'incarne Daniel est omniprésent, il s'inscrit en permanence dans nos représentations mentales, c'est le tribunal médiatique.
L’actualité ne cesse de renouer avec ces mythes fondateurs d’une culture qui tisse l’histoire : la trame s’use, les fils apparaissent, se nouent, s’effilochent puis disparaissent jusqu’à ce que, dans l’ombre ou la lumière, d’invisibles pénélopes ou de glorieuses grâces nimbées de lumière recomposent ce récit toujours présent que la peinture nous donne à voir. Mais aveugles au temps depuis que l’événement a pour fonction d'en chasser un autre, nous ne sommes plus que la proie du spectacle quand l’image est là pour cacher, « occuper l’espace ».
Ce travail de recomposition du sens, ce jeu de cache cache entre réel et imaginaire, entre le temps réel et le temps historique, la peinture ne cesse de l'exposer.
Bien sûr le thème de Suzanne, en ce qu’il témoigne du jeu du voyeur et de l’exhibition, du peintre et du spectateur et de l’écran ou du miroir dans lesquels ils se retrouvent et se séparent tour à tour, ne cesse d’obséder l’histoire de l’art : Altdorfer, Carrache, Jordaens, Rembrandt, Rubens, Véronèse et tant d’autres ont relaté cette énigme sur la toile.
Mais la réponse la plus évidente nous est peut-être proposée par le Tintoret. Il y a à ce propos cette belle page dans un blog, avec cette « balance des blancs » qu’évoque Jacques Henric, le poète, le photographe, l’écrivain de la peinture.
Donc revenons-en à ce tableau.
L'espace se structure sur une diagonale qui tombe du regard de Suzanne vers un vieillard qu'elle ne voit pas, celui-ci regardant, paradoxalement, vers le sol. Les yeux ne se rencontrent pas. Entre la femme et l'homme, une claustra sur laquelle repose un miroir. C'est aussi la confrontation picturale d'un espace vague, le jardin, et d'un espace restreint où la chair blanche de Suzanne éclate. Près du ciel, Vénus, sur le sol, un sombre satyre... L'effraction est visible. Mais la culpabilité, les jeux du désir, de la séduction et du refus s'énoncent ici sans jugement. Car "le prophète" est invisible, inutile : le jugement est-il nécessaire ? Y a-t-il matière à juger ? Les vieillards seront lapidés mais la scène n'est jamais représentée. Seul compte l'avant, la scène réelle ou, plus précisément, ses silences et son énigme.
Aujourd'hui tout s'est inversé.
Aujourd'hui c'est le tribunal médiatique qui nous impose sa vision : la scène elle-même nous est refusée. Nous n'aurons que le spectacle d'un vieillard lapidé et d'une Suzanne invisible, interdite au regard.
Tenez vous au courant de l'actualité, parcourez les musées.
Ces derniers jours, comme des bribes de rêves ou de souvenirs escamotés, me revenaient des fragments de ce tableau du Caravage de la Cathédrale Saint-Jean à Malte : « La décollation de Saint-Jean Baptiste ». Et l’actualité n’est jamais loin se confondant avec ses restes d’épaves ou des monceaux de ruine, des têtes qu’il faut offrir à l’ivresse des foules et des témoins muets… Meurtre symbolique d’un politicien ou des dizaines de morts à la dérive…
La scène illuminée, tragique, se donne bien sûr à voir : c’est ce que le spectateur retient. Tout semble se passer ici - profusion de personnages et de possibles, circulation du sens et du pathos. Et pourtant, le tableau se déploie surtout dans le silence terreux du décor : une prison avec à droite, une grille qui emprisonne l’espace. A droite, un miracle : Le cadre de ce qui serait un tableau qui renfermerait CEUX QUI VOIENT. Lumière contre lumière entre les spectateurs et les acteurs. Sauf que ce tableau est une fenêtre avec une grille. Picturalement, elle interdit ce passage entre le peintre et sa représentation qui est le rêve de tout peintre : rappelons-nous tous ces tableaux réalisés à partir des Ménines…
Le Caravage réalisa cette œuvre alors que, condamné pour meurtre, il venait de s’enfuir de Rome. On peut donc supposer qu’il se place délibérément dans le cadre des prisonniers, des spectateurs. Ils sont deux : Le Caravage et nous-mêmes ? Ainsi la scène peut-elle se déporter sur la gauche comme si elle pouvait disparaitre de notre champ de vision car elle n’est que l’écume où bourreaux et victimes s’enlacent dans l’horreur. Ce qui reste c’est le regard du prisonnier, celui du peintre et de nous-mêmes : Pouvoir de l’ombre.
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