Adelaïde Labille-Guiard : Autoportrait avec deux élèves
Exposé en 1785 au Salon Carré du Louvre, l’Autoportrait avec deux élèves d’Adélaïde Labille-Guiard marque les esprits. Il est même salué par les critiques pour son originalité et sa qualité picturale. Ce tableau, remarquable à plusieurs titres, vaudra à son auteure une reconnaissance méritée dans les milieux artistiques de son temps où sa rivale Élisabeth Vigée Le Brun, « peintre de la reine » Marie-Antoinette, occupe déjà une place éminente...
Nées à quelques années d’intervalle au milieu du 18e siècle, ces deux grandes dames de la peinture françaises ont légué à la postérité nombre d’œuvres admirables, notamment de magnifiques portraits des puissants personnages de leur temps. Mais l’une, Élisabeth, est toujours restée dans la lumière jusqu’à notre époque tandis que l’autre, Adélaïde, a longtemps été confinée dans l’ombre de sa cadette après son décès prématuré en 1803*. Une injustice désormais réparée par les experts internationaux et par les amateurs de peinture qui, fort justement, créditent ces deux femmes d'un égal talent.
Entrées la même année (1783) à l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture malgré une cabale destinée à entraver leur carrière**, les deux femmes n’ont toutefois pas le même statut. Élisabeth est en effet depuis quelques années la portraitiste officielle de la reine de France Marie-Antoinette. Qu’à cela ne tienne, Adélaïde deviendra la portraitiste de Mesdames, autrement dit des sœurs du roi, Adelaïde de France, Victoire de France et Élisabeth de France en 1787. Nul doute à cet égard que la reconnaissance acquise grâce à l’exposition de son Autoportrait avec deux élèves deux ans plus tôt au Louvre a joué un rôle déterminant.
Conservé au Metropolitan Museum of Art de New York depuis 1953 après être passé entre différentes mains au fil du temps depuis la mort de l’artiste***, l’Autoportrait avec deux élèves – un grand format en pied de 210 cm x 151 cm – est assurément un tableau atypique et novateur, voire « révolutionnaire » aux yeux de certains experts. Et cela pour plusieurs raisons.
Il est tout d’abord étonnant d’y voir l’artiste représentée palette et canne**** en main – par conséquent censément au travail –, vêtue d’une superbe robe d’apparat et d’une élégante capeline, plus appropriés à une garden-party mondaine qu’à l’atelier d’un peintre. Sans doute faut-il voir là une manière pour Adelaïde de mettre en scène ostensiblement sa position sociale, mais aussi de montrer aux nombreux visiteurs du Salon Carré du Louvre – des clients potentiels – son savoir-faire dans le rendu de la toilette : le drapé des soieries, le réalisme des coutures et la finesse des dentelles de sa robe y sont merveilleusement restitués, tout comme le sont ses cheveux ainsi que les plumes et le ruban qui ornent la capeline.
Adelaïde est d’autant moins au travail qu’elle se représente tournée vers l’observateur et non vers le sujet qu’elle est censée peindre, en l’occurrence elle-même faisant face à un miroir. On ne voit d’ailleurs pas l’endroit de la toile mais l’envers du châssis (où figure la signature de l’artiste), ce qui est rare mais ne constitue pas une innovation, Diego Vélasquez l’ayant déjà montré dans la composition de son célèbre tableau Les Ménines en 1656. Là encore, l’on peut admirer la très grande finesse d’exécution d’Adelaïde, tout comme dans le rendu du parquet Versailles, du tabouret et du siège de l’artiste, tous deux de bois doré et de velours, ainsi que du coffre et des autres accessoires.
Égalité de condition sociale
Au-delà de ces qualités picturales, l’historienne de l’art et ex-membre du MLF Marie-Jo Bonnet voit dans ce tableau « un véritable manifeste en faveur de l’enseignement artistique des femmes ». Et de fait, Adelaïde, déjà très en pointe dans la lutte pour une plus grande accessibilité de l’Académie aux femmes, y revendique le droit des personnes de son sexe à enseigner officiellement la peinture, ce qui n’était encore, dans le meilleur des cas, toléré que par les plus libéraux des artistes masculins, en l’occurrence minoritaires dans la profession. Or, jamais avant cette œuvre une femme n’avait été ainsi représentée avec des élèves dans un statut de « maître ».
Mais Adelaïde va encore plus loin, quatre ans avant la Révolution, en nous offrant à voir ses deux élèves les plus douées dans une posture audacieuse pour l’époque : la main gauche de Marie-Gabrielle Capet, fille d’une servante et d’un domestique lyonnais, est en effet placée sur la taille de Marie-Marguerite Carreaux de Rosemond, fille d’un couple d’aristocrates suisses, tandis que la main droite celle-ci apparaît sur l’épaule de la roturière. Il en résulte un amical enlacement qui constitue à l’évidence un symbole d’égalité de condition sociale, tout droit hérité des valeurs véhiculées par les Lumières.
À noter la grande finesse d’exécution des visages, que ce soit celui de l’artiste elle-même ou ceux des deux élèves, l’une, Melle Carreaux de Rosemond, fixant l’œuvre de la peintre, tandis que l’autre, Melle Capet, est tournée, comme l’artiste, vers le visiteur du Salon Carré. Peut-être faut-il y voir une façon pour Adelaïde d’augurer que cette élève particulièrement talentueuse sera elle aussi une grande artiste, ce que l’avenir confirmera (cf. Mademoiselle Capet).
Enfin, l’on peut observer, dans l’ombre de l’arrière-plan, deux sculptures qui ne sont pas là par hasard : elles trônaient réellement dans l’atelier de l’artiste. L’une est le buste du père d’Adélaïde, Claude-Edme Labille, un mercier proposant à sa clientèle de somptueux tissus et des parures de luxe ; cette œuvre a été réalisée par Augustin Pajou dont Adélaïde avait fait en 1783 un magnifique portrait. L’autre représente une vestale, sculptée par Jean-Antoine Houdon ; cette statuette a disparu, contrairement à une autre vestale du même sculpteur, datée de 1787 et conservée au Louvre. Peut-être faut-il voir dans la présence de cette vestale, évidemment pas une référence à la chasteté inhérente à la fonction de vestale, mais une caution de la moralité d’Adelaïde, mise en cause par la cabale de 1783.
L’Autoportrait avec deux élèves a été une étape importante dans la lutte conduite par Adelaïde Labille-Guiard et quelques autres artistes pour renforcer les droits des femmes dans la société patriarcale de leur temps. Notamment pour supprimer les quotas d’admission à l’Académie et permettre sans réserve l’accès des femmes aux postes de professeur. Ce tableau a, de facto, constitué un manifeste revendicatif, comme l'a souligné Marie-Jo Bonnet. Une manière pour cette grande dame d’œuvrer pour une cause qui, malheureusement, se heurtera encore à de nombreux obstacles dans les décennies ayant suivi son décès.
* Élisabeth Vigée Le Brun survivra 39 ans à Adelaïde Labille-Guiard.
** Élisabeth Vigée Le Brun et Adelaïde Labille-Guiard – mais aussi Anne Vallayer-Coster – ont notamment été visées par un pamphlet anonyme les accusant de vie dissolue sous le titre Suite de Malborough au Salon 1783.
*** Bien qu’elle ait reçu des propositions d’achat lors de l’exposition du tableau en 1785, Adélaïde Labille-Guiard avait refusé de vendre l’Autoportrait avec deux élèves. À sa mort, il a été légué à son second mari, le peintre François-André Vincent.
**** La canne de peintre est un appuie-main utilisé par les artistes pour les aider à peindre des détails.
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