Ataraxie du dragueur
Vue d’avion ou simplement du toit de la terrasse du George
au dernier étage du centre Pompidou, la débauche de couleurs est comme un
tableau de Nicolas de Staël, Joan Mitchell ou Jackson Pollock période tribale. Vue
d’en bas, c’est un show permanent qui ne peut qu’enivrer, tant le genre féminin
rivalise de talent dans cet exercice qui donne à sa cinématique un mouvement
tantôt magnétique, tantôt voluptueux, toujours aérien. Et en ces beaux jours où
le thermomètre se prend pour un sherpa himalayesque, l’indice d’ourlet remonte à
son tour, tailladant le tissu pour donner des shorts moulants, des corsaires
fuselés, des minijupes bouffantes, preuves selon ce même indice d’un optimisme
retrouvé. Et peut-être réapparition du sens du partage, effacement progressif d’un
narcissisme poussé à outrance que feue la mode des nombrils surexposés avait
cristallisé. Ces nombrils qui signaient à la fois une provocation, une inaccessibilité
et un désir non assumé ont été ringardisés car outre les conséquences
sanitaires désastreuses qu’ils occasionnaient ils obéissaient aux codes de l’industrie
pornographique (focalisation sur une partie du corps et instrumentalisation de
la femme) et symbolisaient une perte de liberté. Autres choses sont les seins
nus sous les caracos et les pulls à même la peau, les robes près du corps fines
comme du papier à cigarette.
Cet état de choses, ce ballet permanent de femmes et jeunes
filles à qui l’été fournit le cadre et les conditions d’un théâtre permanent, d’une
scène propice aux audaces vestimentaires les plus folles, n’a pas de façon équivalente
donné du cran et de l’imagination au dragueur, ce poète situationniste qui en
est pourtant l’exact contrechamp, le miroir si jovial et expressif.
Dans tous les pays latins, la tradition du piropo, ce
compliment adressé aux belles passantes, sorte de poème ou d’élégie, équivalent
en mode verbal d’un haïku japonais, perdurait il y a peu. Mais la
mondialisation n’épargne guère la sphère des rapports humains. Désormais, où qu’il
se trouve (y compris dans les lieux de villégiature) nul n’est à l’abri du ridicule
que constituerait une telle approche. Sauf à la jouer sur le mode décalé (en
rap) ou humoristique (en alexandrins). Mais ceux qui ont le sens de la rime préfèrent
slamer sur scène ou sortir des albums. La parole est d’argent, il ne faut pas
la gaspiller.
Il a fallu quelques dizaines d’années pour éradiquer le
dragueur. Ou en tous cas, pour le réduire au silence. Les féministes, activement, s’y
sont employées. Elles ont fait du beau travail, brimant à tour de bras, au nom
de la lutte contre le "macho". Un mot détourné pour mieux servir un
leurre. Evidemment le dragueur n’est pas mort. Il a simplement perdu la parole.
Mais son sens de l’observation est intact. Tapi dans l’ombre, il observe. Et il
ne laisse pas de constater avec ironie les tentatives désespérées que font les
nouvelles femmes (celles qui se libèrent peu à peu de la gangue d’un féminisme
primaire) pour encourager les hommes à les aborder à nouveau, elles qui de
toute façon sur ce registre ne souhaitent pas ou ne peuvent (en raison de leur
déterminisme biologique) inverser les rôles.
L’homme qui dort a mis à profit ce temps de latence, cette
vaste période où peu à peu la drague est devenue une activité fort peu honorable
réservée aux voyous, aux oisifs et aux obsédés sexuels, pour affiner sa
connaissance de la femme. Au lieu de s’engager dans l’affrontement pour conquérir
les places fortes féminines, de nombreux hommes ont utilisé le travestissement
psychologique : utiliser les attributs psychiques des femmes, leurs idiosyncrasies
comportementales pour les séduire. Ainsi la tranquillité est devenue une
arme dans la conquête de l’autre sexe. Observer et attendre, telle est la loi.
Le résultat est des plus étrange. La vie réelle est devenue
un vaste champ où chaque sexe observe l’autre sans se décider à agir. Les stratégies
d’évitement sont des deux côtés. Les approches se font (si approche il y a) avec
le maximum de garanties. Il faut à tout prix empêcher les dommages collatéraux.
Résultat : 14 millions de célibataires en France, dont une part non négligeable
repart au combat derrière le bouclier de l’écran d’ordinateur.
L’effacement du dragueur, son ostracisation au profit du séducteur
(le séducteur, c’est plus noble bien sûr, alors que selon la racine latine séduire
c’est détourner) sont très symptomatiques de la destruction du lien social, d’une
société qui peine à reprendre confiance, à se réconcilier avec elle-même. Accepter
de parler à un inconnu, c’est enfreindre les mises en garde des médias qui
alimentent la peur de l’autre, créent des clans. Sur ce dernier point, ne sont-ce
pas eux qui ont inventé les notions de VIP, has been, branchés, bobos, beautiful people, stars, etc. Dans ces conditions il devient difficile de se mélanger.
Le dragueur, celui qui sort du bois pour approcher les
femmes, est un joueur, mené avant tout par la curiosité, par le désir de convivialité, un
goût sans concession pour la beauté et la volupté. Son jeu est iconoclaste et périlleux. Iconoclaste car il va à l’encontre du principe selon lequel il faudrait des signaux évidents
envoyés par la femme pour oser aller vers elle. Et aussi de l’idée que c’est la
femme qui décide, elle seule, du choix de la rencontre. Inversement, il peut aller
jusqu’à faire surgir ce qu’elle ne sait pas elle-même, jusqu’à déchiffrer son
inconscient. Périlleux, car à chaque tentative il remet en jeu sa confiance, son
estime de lui-même par la violence des réactions qu’il peut susciter, dont la
pire reste l’indifférence.
A l’heure où toutes sortes d’expériences physiques
constituent des barrières à franchir pour éprouver le courage des individus, la
barrière émotionnelle qui s’érige dans nos rapports avec un ou une inconnu/e
constitue une nouvelle frontière. La drague, exercice subtil qui requiert un
large éventail de qualités, est un art de funambule.
Il est des jeux dangereux, mais la difficulté en rehausse les délices.
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