Audrey Azoulay, le sexe et le cinéma
« Le film comporte (…) plusieurs scènes de sexe présentées de façon réaliste, en gros plan, dont l’une en particulier (…) dévoile l’intimité des deux actrices ; que le choix retenu par le réalisateur du film de présenter ces scènes en plan-séquence, sans artifices, ni accompagnement musical, dans le but de leur conférer une plus forte intensité émotionnelle, exclut toute possibilité pour les spectateurs, et notamment les plus jeunes, de distanciation par rapport à ce qui est donné à voir. » (Extrait de l’arrêt du 8 décembre 2015 de la cour administrative d’appel de Paris à propos du film "La vie d’Adèle").
Le jeudi 11 février 2016, au dernier remaniement ministériel, Audrey Azoulay a appris sa nomination comme Ministre de la Culture et de la Communication. Elle est un peu l’équivalent à la Culture du Ministre de l’Économie Emmanuel Macron, une personnalité très sympathique, toujours souriante, et très brillante. À 43 ans, fille d’une personnalité très connue, elle sort des coulisses de culture qu’elle a toujours fréquentées.
Le parcours d’Audrey Azoulay
Après d’excellentes études (maîtrise à Dauphine, MBA à Lancaster, IEP Paris et ENA), elle a suivi une carrière d’administratrice civile dans l’audiovisuel public, aussi enseignante et magistrate à la Cour des Comptes. Après plusieurs fonctions de gestion au Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) de 2006 à 2011, elle en est devenue la directrice générale déléguée de 2011 à 2014.
En 2006, elle refusa la proposition de Dominique de Villepin de travailler pour lui à Matignon (elle avait manifesté dix ans plus tôt contre le plan Juppé), et François Hollande a fait sa connaissance grâce à l’ancienne ministre Frédérique Bredin qui est présidente du CNC, et l’a nommée conseillère culture et communication à l’Élysée du 1er septembre 2014 au 11 février 2016 (son précédent conseiller David Kessler, ancien directeur de France Culture, ayant préféré quitter l’Élysée pour rejoindre le groupe Orange).
Sa nomination au gouvernement
Pour certains, François Hollande voulait absolument remercier Fleur Pellerin (condisciple d’Audrey Azoulay à l’ENA) qui n’était pas la plus performante Place de Valois (elle était très compétente à l’économie numérique). Fleur Pellerin a pu faire les frais de la rivalité entre Matignon et l’Élysée, Fleur Pellerin ayant été une protégée de Manuel Valls. Ou alors, une explication pour ceux qui ont de l’humour, elle fut une victime collatérale de l’arrivée au gouvernement de l’écoloarriviste Jean-Vincent Placé (selon l’idée que le quota de ministres d’origine coréenne aurait alors été atteint !). Fleur Pellerin n’a appris sa disgrâce qu’une heure avant l’annonce officielle et en pleurs devant des journalistes (au Sénat où elle s’était rendue pour la séance de questions au gouvernement).
Selon le "Nouvel Obs", François Hollande aurait demandé à sa conseillère de chercher une femme à ce poste, et elle aurait essuyé le refus d’Anne Sinclair, de Laure Adler et de Christiane Taubira. Finalement, c’est elle-même qui a été nommée, et certaines mauvaises langues relatent également l’amitié qui lierait Audrey Azoulay et …Julie Gayet qu’elle aurait souvent côtoyée au CNC.
Qu’importe les conditions de sa nomination, c’est de la responsabilité du Président de la République qui en répond devant les Français, d’autant que c’est une pratique courante (à commencer par De Gaulle qui a nommé son ancien directeur de cabinet à Matignon). L’essentiel est de savoir ce qu’elle fera dans ses responsabilités ministérielles et sa formation, sa personnalité et son expérience peuvent en tout cas plaider pour un préjugé très favorable.
La classification des films : le rapport Mary
Néanmoins, l’une de ses premières décisions pourrait être plutôt choquante. En effet, le lundi 29 février 2016, Jean-François Mary, président de la commission de classification des œuvres cinématographiques, lui a remis un rapport sur "La classification des œuvres cinématographiques relative aux mineurs de 16 à 18 ans" (rapport complet téléchargeable ici).
On peut juste être étonné que cette mission fût confiée à celui qui opère lui-même cette classification, le rendant à la fois juge et partie.
Ce n’était pas de l’initiative d’Audrey Azoulay puisque ce rapport avait été commandé par la ministre Fleur Pellerin le 9 septembre 2015. Toutefois, la ministre semble prête aujourd’hui à suivre les recommandations de ce rapport : « Je vais engager dès aujourd’hui la réforme réglementaire que vous proposez, afin que la classification puisse mieux tenir compte de la singularité des œuvres et de leur impact sur le public. » (29 février 2016).
À noter juste pour l’anecdote qu’a été entre autres auditionnée pour ce rapport la conseillère d’État Sylvie Hubac, actuelle présidente de la Réunion des musées nationaux (RMN), ancienne présidente de la commission de classification et aussi, ancienne directrice de cabinet de François Hollande à l’Élysée.
Dans ce rapport, il est question des films qui sont interdits aux moins de 18 ans, de façon automatique quand il y a des "scènes de sexe non simulées" ou de grande violence. Cela ne concerne qu’un très petit nombre de films, un seul a été interdit aux moins de 18 ans sur les 3 900 films classés par la commission entre 2010 et 2013, et 34 films ont été interdits pour les moins de 16 ans, 4 films interdits aux moins de 16 ans avec avertissement.
Quel est l’enjeu ?
Il y en a deux mais opposés.
La classification et éventuellement l’interdiction aux moins de 18 ans répondent à des mesures de protection de la jeunesse et de respect de la dignité humaine.
Mais il y a aussi des enjeux économiques importants car les films qui sont classés avec cette interdiction sont "plombés" : il y a une baisse du nombre de salles prêtes à accueillir ces films et certains distributeurs renoncent même à les projeter. Il y a aussi des conséquences sur la diffusion à la télévision et sur les sorties en DVD, ce qui les prive d’un large public …adulte.
On peut enfin rajouter un enjeu sur la liberté de création, qui va dans le sens des enjeux économiques.
L’une des conséquences est que régulièrement, les décisions de la commission de classification sont contestées soit par les producteurs des films classés, soit par des associations familiales parce que certains films ne sont pas classés. Il y a environ une dizaine de recours devant le juge administratif chaque année. Le dernier en date a concerné le film "La vie d’Adèle" primé au Festival de Cannes et qui a perdu deux ans plus tard son visa ministériel.
Toute la réflexion a été amorcée par la déclaration de Fleur Pellerin le 23 octobre 2015 à la Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs : « Aujourd’hui, les textes prévoient une automaticité de l’interdiction aux moins de 18 ans, qui ne permet pas de tenir compte de l’impact des œuvres sur le public. ».
Donc, l’idée serait d’assouplir les règles d’interdiction pour ne pas compromettre la vie économique des œuvres. On veut donc privilégier la logique économique à la logique éducative et morale.
La législation actuelle
À l’origine, le cinéma était classé dans la catégorie "spectacles de curiosité" visés par la loi des 16 et 24 août 1790 et autorisés seulement par des officiers municipaux. Les premières mesures de classification ont été prises en 1961 et modernisées en 1990.
La modification du code pénal en 1994 a éliminé le principe d’atteinte "aux bonnes mœurs" (ancien article 283), qui ne signifiaient pas grand chose juridiquement (c’était très subjectif), au profit de l’article 227-24 qui interdit la diffusion de messages « à caractère violent, ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine » dans le cas où le message est « susceptible d’être vu ou perçu par un mineur ». La loi du 30 décembre 1975 avait créé les films "classés X" qui étaient placés hors du champ du délit d’outrage aux bonnes mœurs car ils étaient relégués dans un réseau d’exploitation spécifique. Ces films n’ont pas la même "destinée" que des films interdits aux moins de 18 ans mais pas classés X.
Depuis 2009, l’article L. 211-1 du code du cinéma et de l’image animée dit que le visa d’exploitation délivré par le Ministre de la Culture ne peut pas être refusé sauf en cas de protection de la jeunesse ou de respect de la dignité humaine, ce qui permet l’exploitation de films pornographiques dès lors qu’ils ne peuvent être regardés par des mineurs (c’était d’ailleurs une adaptation du droit à des pratiques comme le Minitel rose).
Dans le rapport Mary, il y a quelques pépites, comme cette phrase : « L’abstention du Parlement, en particulier, était paradoxale, tant les films pornographiques se reconnaissaient alors, si l’on ose dire, au premier coup d’œil. » et cite par exemple un extrait d’un jugement du tribunal correctionnel de Paris du 5 octobre 1972 : « Le propre de l’ouvrage érotique est de glorifier, tout en le décrivant complaisamment, l’instinct amoureux, la "geste" amoureuse, tandis que les œuvres pornographiques, au contraire, privant les rites de l’amour de tout leur contexte sentimental, en décrivent seulement les mécanismes physiologiques et concourent à dépraver les mœurs s’ils en recherchent les déviations avec une prédilection visible. ».
Le rapport insiste sur la liberté de création : « Comme le dit un philosophe contemporain, la censure commence peut-être quand on prête à l’art une tendance à produire un effet autre que celui de l’art. ».
Le sexe au cinéma : l’assouplir ?
Il est donc question de faire évoluer le droit parce que la société évolue : « Le cinéma des années présentes et futures met en évidence la nécessité d’un régime de classification qui s’adapte aux changements de mœurs et de mentalités, correspondant à une époque définie, dans un lieu déterminé. La classification des films sera toujours le résultat du regard porté par la société des adultes sur les jeunes et ce regard qui traduit aussi une inquiétude évolue. ».
Tout le problème posé dans le rapport Mary est de savoir si une œuvre qui montre des scènes sexuelles explicites est une œuvre artistique ou une œuvre pornographique : « La délimitation aujourd’hui entre ce qui est du domaine de l’art et ce qui n’en relève pas soulève de redoutables questions et l’on ferait jouer au juge pénal un rôle qui n’est pas sans doute pas le sien s’il lui revenait de tracer cette frontière. ».
La considération artistique est donc assez peu fiable comme critère pour interdire ou autoriser la diffusion d’une œuvre aux moins de 18 ans. Une autre piste du rapport propose de se pencher sur l’intention de l’auteur.
Le rapport propose de modifier l’article R. 211-12 du code du cinéma sur les critères d’interdiction : « Interdiction de la représentation aux mineurs de 18 ans, lorsque l’œuvre ou le document comporte sans justification de caractère esthétique des scènes de sexe ou grande violence qui sont de nature, en particulier par leur accumulation, à troubler gravement la sensibilité des mineurs, à présenter la violence sous un jour favorable ou à la banaliser. ».
Il propose aussi de créer une nouvelle catégorie laissée à l’appréciation de la commission de la classification, à savoir l’interdiction aux mineurs de 14 ans.
Enfin, il propose de confier le jugement du visa non pas aux tribunaux administratifs, souvent lents et contradictoires, mais au Conseil d’État (éventuellement en première instance au tribunal administratif de Paris).
Un critère très flou
Le critère du "caractère esthétique" est très flou et va être diversement interprété. Il ne constituera donc pas, en lui-même, une frein à l’instabilité judiciaire du film. Il va permettre aussi d’être utilisé à tort et à travers car quel auteur d’œuvre pourrait-il expliquer que les scènes n’auraient aucun caractère esthétique ni artistique ?
Certains commencent donc à s’inquiéter sur la possibilité que l’État autorise la diffusion de films à des moins de 18 ans dont les images, violentes ou pornographiques, pourraient considérablement choquer leur sensibilité.
Mais à l’heure où ces œuvres sont souvent visibles sur des tablettes ou des smarphone en streaming, le principe même de cette classification à l’usage des salles de cinéma paraît déjà hors sol…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (7 mars 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Rapport de Jean-François Mary remis le 29 février 2016 (à télécharger).
Aurélie Filippetti.
Fleur Pellerin.
Audrey Azoulay.
Remaniement ministériel.
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