Battle Royale, satire de la société de consommation
Battle Royale a créé l’événement il y a quelques années. Au Japon, c’est un roman d’anticipation qui a ouvert la voie à ce renouvellement d’un genre, avant qu’un manga et un film ne soient adaptés.
Dans le roman d’anticipation satirique Battle Royale, Takami Kôshun a fait scandale pour avoir osé s’attaquer pour la dénoncer de manière acerbe l’une des fiertés des Japonais : leur système scolaire et professionnel en proie pourtant à une crise humaine, une rigidité et un enfermement que l’auteur, peut-être visionnaire, considère comme dangereux pour la société à venir.
Le manga tiré du même « jeu de la mort » Battle Royale, pose plus simplement, mais avec la même efficacité et le ressort direct des dessins ultra évocateurs, la problématique de la déliquescence de l’humanité et en particulier de la jeunesse. Les jeunes protagonistes, bien qu’ils évoluent dans un futur proche, ne sont pas sans rappeler les « Tokyo Kids », références actuelles aux adolescents et post-adolescents qui émergent selon les adultes de la crise sociétale actuelle du pays. Servie par le battage médiatique qu’il y a eu autour du film et du jeu vidéo, la lecture du manga a été un prolongement presque automatique pour des amateurs qui voulaient découvrir les éléments qui n’avaient pas été traités à l’écran comme les contextes qui précèdent le jeu, les scènes sexuelles ou encore les caractères et les relations précises entre les personnages. Le mérite du support BD (et du film) est d’ouvrir la réflexion plus largement auprès des concernés, les jeunes du monde entier aujourd’hui, ce que le livre n’aurait sûrement pas réussi à faire en étant réservé à un public plus restreint et adulte qui aurait difficilement dépassé les frontières du Japon.
Le « Jeu » qui sert d’intrigue est imposé à des jeunes à qui on reproche leurs subversions, leur paresse, leur indifférence face à l’évolution décadente de leur pays, leurs échecs et violences scolaires dans un pays totalitariste où le gouvernement n’a trouvé d’autre solution que de les obliger avec des armes variables obtenues par tirage au sort, à s’entretuer sur une île piégée, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un survivant ! Au Japon, ce manga est catégorisé en shônen, choix logique fondé sur le traitement qui manque d’une certaine profondeur et sur l’âge des protagonistes (quinze-seize ans) en qui les adultes de plus de vingt-cinq ans auront plus de mal à se reconnaître aussi bien physiquement que mentalement. En France, la double mention « public averti » conforte une position ambivalente de la part des éditeurs, posture de prudence, un peu démagogique et embarrassée face à des classifications qui considèrent surtout les ressorts comme la violence mais qui sont ici inopérantes vu que l’avertissement est suffisamment large pour brouiller les limites. « Averti » signifie-t-il « majeur », ou juste conscient du contenu possible d’une œuvre dont la violence sanguinaire inhérente au « programme » est lisible dès les premières pages ? Toute interdiction aux moins de dix-huit ans serait illusoire et à mon sens pas forcément justifiée, puisque le public qui a envie de découvrir ce manga l’aborde rarement sans référence préalable ! A noter aussi que notre perception de la violence est rarement associée à une vertu cathartique ou nourricière d’une vraie réflexion personnelle sur ses fonctions, si l’on en croit les études d’une majorité de sociologues, psychologues ou pédopsychiatres. Un tel manga peut-il être lu par les plus jeunes, de seize à dix-huit ans ?
Il y a fort à parier que le public adolescent - post-adolescent est le plus réceptif, non pas à cause des scènes de meurtres très inspirées des films d’horreur dont ils sont friands, mais parce que ces lecteurs se retrouvent dans les états d’âmes et interrogations des personnages qui ont leur âge, des références, des préoccupations (premiers amours, drague, amitié à l’école) et des loisirs similaires. Si les jeunes lecteurs ne sont pas soumis au système scolaire élitiste et rigide japonais, ils ne peuvent échapper à l’écho très fort sur les relations qu’ils entretiennent avec leurs camarades de classe et leurs amis, les motivations de leur existence et ce qu’ils font pour les atteindre. Le traitement ne recule devant rien au niveau des évocations et c’est peut-être en raison d’un savant mélange des styles de représentations des personnages et des registres alternant entre l’humour parfois grossier ou très drôle, des passages sensibles sur l’amour et l’amitié, la dérision et l’horreur de la mort sous divers modes et coutures, que les lecteurs dépassent le choc de la violence extrême et sanglante pour décrypter plutôt les relations humaines entre les élèves de cette classe de 3e qui auraient selon les adultes perdu le sens des valeurs, du respect d’autrui et du travail, explorer le fond de leurs sentiments pour faire des choix déterminants pour leur survie et se aussi remettre en question.
Contrairement à des films comme Jason ou Halloween où les séries de meurtres sanglants d’adolescents jouent sur une surenchère d’effets, la violence n’est dans BR qu’un prétexte incitatif au décorticage de la nature humaine sous tous ses aspect, même si elle va jusqu’au gore et passe par une recherche d’originalité, d’horreur ou de frayeur dans les tueries avec des gros plans sur les massacres, des visions de tripes dégoulinantes, de corps transpercés ou écrasés... Les personnages - et par extension les lecteurs qui se retrouvent un peu dans chacun d’eux - mènent une réflexion intériorisée ou plus collective avec certains camarades auxquels ils s’associent pour dépasser cette épreuve et essayer d’en sortir vivants afin de changer les règles du jeu en apparence inflexibles. Ainsi, sont-ils confrontés tour à tour à l’amitié, l’amour, la jalousie, les regrets de ce qu’on a mal fait ou pas fait, la trahison, la méfiance, la confiance, la haine, le doute sur les intentions des autres, dans des situations extrêmes de survie personnelle, individualiste ou collective. Les amateurs notent l’influence des graphismes pour percevoir les situations et la violence avec une distance critique : les adultes abjects comme le professeur du T 1 sont montrés avec des têtes grotesques, laides ou grossies abusivement qui rendent leurs actes répulsifs encore plus écoeurants ou révoltants (cf le viol affiché en une scène de gros plan), alors que des personnages plus forts ou importants dans l’œuvre sont très soignés, plus réalistes et attachants ne serait-ce que par leur physique. Les scènes qui exploitent tous les types de personnages et les recours ou réflexes de survie , oscillent entre un réalisme perturbant et des comportements, décisions ou personnages peu crédibles, mais elles restent fictives et donc seulement intégrées dans leur dimension humaine et émotionnelle, de manière à ce que les lecteurs sachent et méditent sur les choix envisageables et finalement réalisés. Les zooms sur les visages en larmes des jeunes filles ou garçons dont la vocation est de susciter l’empathie du lecteur pour les nombreux personnages représentés, contrastent aussi avec les actes de mort sans concession, par là même amplifiés. Ces choix rendent les héros qui nourrissent des sentiments sincères ou se sont engagés dans des promesses, encore plus touchants. Ils sont en association avec les élèves dénués de valeurs ou de scrupules, l’objet des principales interrogations !
Des questions très humaines et élémentaires dans tout rapport social ou personnel sont lancées, alors qu’elles n’étaient pas évidentes dans un contexte où les liens se distendaient ou étaient l’objet de simples jeux ou de négociations : « Qui connaît-on vraiment ? » « En qui peut-on croire » ? « Jusqu’où peut-on avoir confiance ? ». Mais avant toute chose, la question est de savoir si l’amour et l’amitié ont encore leur place dans un lieu où sa propre survie est en jeu ? L’enjeu et le suspens du manga tiennent au fait que les choix ne pourront être que radicaux et irrévocables avec des temps de réflexion et de tergiversations limités, puisque tout faux pas conduirait à sa perte. BR n’est pas différent des manga jugés trop violents qui cultivent la plus large gamme de sentiments liés au relationnel pour créer chez le lecteur des impressions multiples qui troublent d’autant plus qu’elles alternent vite et souvent simultanément entre désarroi, ébranlement, trouble, stupeur, désaveu, dégoût, déception et émotion intime intense.
Dans le prisme de rapports devenus anarchiques entre les individus et notamment entre adultes et adolescents, on redécouvre au fil de Battle Royale les processus de réhumanisation ou de déshumanisation que peuvent produire les situations limites et évidemment les dissensions qui se produisent déjà aujourd’hui dans la société et la jeunesse japonaise. Certes, il y a dans toute l’oeuvre une sacrée caricature, mais le choix de l’anticipation permet d’explorer ce que pourrait être l’avenir d’une société en crise, au bord de l’implosion même si en apparence, rien dans le système n’est remis explicitement en cause au Japon ! Ces perspectives nourrissent donc une réflexion qui peut être intelligente quand elle dépasse la basique trame du jeu et le débat stérile sur la violence présumée gratuite... A travers les jeunes héros, tortionnaires en mal de téléréalité, l’argument de la faillite culturelle et sociale est terrible et fait directement allusion à la philosophie qui sous-tend ces programmes ainsi que celle de certains scénarios de jeux vidéo, consomption fantasmatique et suicidaire de la loi du plus fort.
Difficile de ne pas retrouver aussi dans l’histoire un écho à "Sa Majesté des Mouches" de William Golding et à "1984" de George Orwell. L’acerbe critique de médias, des jeux vidéos, de l’informatique qui virtualisent les rapports au point de dissoudre le lien social donne un prétexte pour exalter les valeurs traditionnelles telles qu’elles sont perçues au Japon : "le courage, la solidarité, l’empathie, la responsabilité face à la lâcheté, l’indifférence et l’insouciance" suscités par l’évolution de nos sociétés consuméristes. Il y a aussi, en filigrane, une révolte contre le "fatalisme propre à une certaine pensée asiatique qui favorise la léthargie face aux événements, en fait la facette la plus ordinaire du conservatisme". D’ailleurs, on peut rapprocher Battle Royale d’une oeuvre plus occidentale dans sa forme mais tout aussi efficace : le V pour "Vendetta" d’Alan Moore et David Lloyd.
A ceux qui ont vu le film et qui ne verraient pas l’intérêt de découvrir le manga, je dirais que les deux supports sont très différents et malgré les techniques cinématographiques adpotées dans l’art du manga, on découvre une approche en apparence identique dont le traitement pourtant diffère, en particulier à propos des personnages à la psychologie beaucoup mieux soignée ce qui donne l’impression que la violence rédibitoire est un peu dilatée ... Sous des airs de littérature de gare, destiné au défoulement des ados, Battle Royale n’est pas différent des manga jugés trop violents qui cultivent la plus large gamme de sentiments liés au relationnel pour créer chez le lecteur des impressions multiples qui troublent d’autant plus qu’elles alternent vite et souvent simultanément entre désarroi, ébranlement, trouble, stupeur, désaveu, dégoût, déception et émotion intime intense. Le manga est moins sophistiqué que des oeuvres cruelles comme Coq de Combat de Tanaka qui propose une vision hyper-réaliste de la société des mégalopoles, mais il reste très efficace du point de vue du propos et de la mise en scène.
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