Conscrit de 1813 dans l’Europe des nations

Victor Hugo, " Les soldats de l'an II "
"Contre toute l'Europe avec ses capitaines,
Avec ses fantassins couvrant au loin les plaines,
Avec ses cavaliers,
Tout entière debout comme une hydre vivante,
Ils chantaient, ils allaient, l'âme sans épouvante
Et les pieds sans souliers !"
"La Révolution leur criait : - Volontaires,
Mourez pour délivrer tous les peuples vos frères !"
"La tristesse et la peur leur étaient inconnues.
Ils eussent, sans nul doute, escaladé les nues
Si ces audacieux,
En retournant les yeux dans leur course olympique,
Avaient vu derrière eux la grande République
Montrant du doigt les cieux ! "
Oui mais c'était dans l'enthousiasme révolutionnaire, l'époque de la belle devise : " Liberté, Egalité, Fraternité "
La société d'Ancien Régime (ou « société d'ordres » ) était morte. La Révolution française, avec l'abolition des privilèges dans la nuit du 4 août 1789, avait mis fin au système des ordres et aux inégalités juridiques entre les Français, qui passaient du statut de sujets à celui de citoyens.
Mais la gloire et la prospérité de la France sous l'empire contenait déjà les ferments de la chute de l'aigle.
Qui voudrait maintenant donner sa vie pour l'ambition d'un seul, un tyran versatile, un despote illuminé.
Moi, l'homme des bois, pétri du bon sens de la terre, je demande : quels avantages, quels inconvénients ?
Assurément je ne veux pas être prisonnier de l'histoire. L'histoire n'est qu'une source de problèmes, de ressentiments, de revanches, un vrai poison.
Et pourtant, maintenant je le sais, l'histoire m'engloutira, m'arrachera à mon lopin de terre, à ma grande famille.
Mon pays le Limousin a fourni des hommes illustres à l'État, comme le parlementaire Pierre-Victurnien Vergniaud et le futur maréchal d'Empire Jourdan. La région connaît peu de violences. Les paysans profitent de la vente des
<p><p> national">biens nationaux
Le territoire devenu Haute-Vienne traverse sans heurts la France de Napoléon Ier, en fournissant toujours des hommes importants, notamment des scientifiques (Guillaume Dupuytren, Cruveilher, Gay-Lussac).
Mais le monde gronde, crie et souffre, au fond de ma province limousine je me faisais si petit depuis ma naissance que j'en avais oublié de grandir. Je voulais échapper à la loi de la conscription.
Malheureusement notre empereur s'était égaré dans cette immense Russie et maintenant quatre cent mille familles pleuraient leurs enfants. La Grande-Armée fut engloutie dans les glaces de Sibérie ; tous ces hommes, jeunes et vigoureux, que nous avions vus passer durant deux mois, furent enterrés dans la neige. La nouvelle nous parvint dans les campagnes.
Je suis né en l'an 1 du calendrier Julien, (1792). Les Parisiens cette année là ont pris les tuileries, les soldats de la révolution ont battu les prussiens à Valmy, la monarchie a été abolie et la république a été proclamée.
Dans les rues de Paris on chantait la Carmagnole et Rouget de lisle entonna la Marseillaise à Strasbourg pour la première fois.
Je me souviens à la mairie du village quand on nous contait la grandeur de notre bienfaiteur Napoléon Bonaparte
Mais nous paysans, au bon sens de la terre nourri, nous nous doutions bien qu'un jour le malheur viendrait.
Ces Prussiens, Autrichiens, Russes, Espagnols, et tous ces peuples que nous avions pillé depuis 1804, allaient profiter de notre misère pour nous tomber dessus . Puisque nous voulions leur donner des rois qu’ils ne connaissaient ni d’Ève ni d’Adam, et dont ils ne voulaient pas, ils allaient nous en proposer d’autres, en dentelles et dorures. De sorte qu’après nous être fait saigner aux quatre membres pour les frères de l’Empereur, nous allions perdre tout ce que nous avions gagné par la Révolution. Au lieu d’être les premiers, nous serions les derniers des derniers.
Je ne voulais pas partir, mais je sentais qu'ils allaient me prendre.
Je passais de long moment à me toiser, peut être comme ça en inclinant un peu la tête, en creusant les reins...1,56 mètre.
Je maigrissais, ne mangeais plus, vomissais même...à aucun moment je ne pus me réjouir de passer sous la mesure fatidique.
Le 8 janvier, on déroula la grande affiche à la mairie, l’Empereur allait lever, avec un sénatus-consulte, comme on disait dans le village, d’abord 150000 conscrits de 1813, ensuite 100 cohortes du premier ban de 1812, qui se croyaient déjà oubliées, ensuite 100000 conscrits de 1809 à 1812, et ainsi de suite jusqu’à la fin, de sorte que tous les trous seraient bouchés, et que même nous aurions une plus grande armée qu’avant d’aller en Russie.
Chez nous à la veillée, nous savions que les morts se comptaient à l'aulne des étoiles et du ciel au dessus de notre tête.
Quand arriva le jour du tirage, j’étais tellement pâle, tellement défait, que les parents de conscrits enviaient en quelque sorte ma mine pour leur fils. "Celui-là, se disaient-ils, a de la chance... il tomberait par terre en soufflant dessus... Il y a des gens qui naissent sous une bonne étoile !"
Je fus toisé, ausculté et bousculé, quant à mon aspect souffreteux, malingre et bréviligne il fut le sens de ma tragédie.
Napoléon avait tout prévu, en mal de recrues il avait inventé des brigades de soldats qui feraient l'honneur de la garde impériale dans ces trois années de fin de règne.
Ainsi je venais me lover entre 4 pieds 9 pouces, 1,544 (8 Fructidor au XIII ) et 1,58 mètre et j'allais être incorporé dans l'infanterie légère, au 3e voltigeur...je sentis mes jambes faiblir, je m’assis sans pouvoir répondre un mot. Le recruteur sortit de son tiroir la feuille de route en belle écriture, et se mit à la lire lentement...je fus englouti dans un profond brouillard.
Le temps s'écoula, contre vents et marrées, la vie, la chance, le destin.
Aujourd'hui, quel jour sommes nous ? Août 1857, le facteur du village me remet une boite en carton recouvert d'un papier glacé blanc, sur le couvercle un aigle couronné et l'inscription : Aux compagnons de gloire de Napoléon 1 er - Décret impérial du 12 Août 1857. Je déchire maladroitement en tremblant le paquet, une médaille glisse et tombe sur la table, je m'en empare comme un voleur et garde un instant le poing et les yeux fermés...
Une médaille de bronze patinée...le profil de l'empereur, campagnes de 1792-1815...à ses compagnons de gloire-sa dernière pensée-Ste Hélène-5 mai 1821. Mes yeux se brouillent, je durcis mon visage pour rectifier la position, on pourrait me voir, je déroule nerveusement un rouleau blanc qui accompagne le paquet ...c'est une chance, je sais lire maintenant,
le timbre de la grande chancellerie de l'ordre impérial de la légion d'honneur et la signature du grand chancelier.
Au centre du document, du diplôme, calligraphié à l'anglaise, comme par hasard :
Mandon Pierre, fils de Jean Mandon et Marie Desvilles, conscrit de 1813, soldat au 16ème léger et au 3ème Voltigeur de la garde impériale.
Campagnes de 1813 -1814 -1815.
Au fond de ma chaise, prostré et fatigué je suis emporté impuissant dans un orage qui me propulse loin, tellement loin, dans un déluge de bruits, de feux, de cris. Les clameurs, les hurlements de peur et de haine mêlées, les cliquetis, les fusillades, les canonnades...les musiques cacophoniques, les tambours, la charge, les nuits angoissantes, les jours tempétueux, les nuits et les jours, le froid, la soif, la faim, les douleurs, les blessures, les brûlures, la fièvre... ma jambe me fait mal, je sens comme un choc brutal à l'épaule, le sang, la peur de mourir , le coup de pied de cheval au flanc droit...je ne bouge plus comme un animal blessé entre vie et trépas qui feint la mort pour survivre...
Un sourire voilé... Au début, quand nous traversions des villages sans nombre, tantôt en montagne, tantôt en plaine. A l’entrée de chaque bourgade, les tambours attachaient leur caisse et battaient la marche ; nos habits de couleur, de jaune, de rouge, de bleu, de blanc, nous redressions la tête, nous emboîtions le pas, pour avoir l’air de vieux soldats. Les gens venaient à leurs petites fenêtres, ou s’avançaient sur le pas de la porte en nous acclamant. Régiment de jeunes conscrits imberbes les "Marie-Louise", du prénom de l'impératrice Marie-Louise d'Autriche. C'était tout au début de la campagne de France avant le déluge, avant que la sueur, le sang et la boue ternissent notre prestige et notre image.
Grâce à ma petite taille, ma vigueur, mon agilité, je fus souvent désigné pour des interventions périlleuses en commandos groupés, en première ligne, nous précédions toujours les grenadiers et leur pas de sénateur, les grognards.
Nous escaladions les montagnes, forcions les passages difficiles, en somme, nous ouvrions la route à la victoire.
Nous montions souvent en croupe, rapidement déplacés par les cavaliers. Voltigeurs nous descendions avec légèreté et suivions à pied les cavaliers marchant au trot.
Au moment des cent jours, l'empereur fut écarté quelques mois à l'ile d'Elbe. Nous connurent quelques temps de répits mais l'aigle n'attendit pas longtemps pour reprendre sa quête de prédateur, il organisa sa dernière offensive. Les alliés réagirent au congrès de Vienne dans une dernière coalition et notre régiment, le 3e Voltigeur, sous le commandement du colonel Hurel, prit la direction de la Belgique...à 20 kms au sud de Bruxelles, "la bataille de mont saint-jean"...Waterloo, le 18 Juin 1815.
Ce fut très vite la déroute, certaines unités françaises commencèrent à se débander. La panique gagna l'ensemble du front français et la déroute s'amplifia. Hormis quelques rares bataillons de la garde, l'armée du nord s'enfuit dans le plus complet désordre, abandonnant l'essentiel de ses bagages et de son artillerie. Trois années d'entrainement à la course à pied me permirent ce jour là de voltiger avec une ardeur et une détermination peu communes qui m'arrachent aujourd'hui encore des grands éclats de rire, et pourtant j'ai mal partout dans mon corps, j'ai mal aussi à mon passé que je porte tous les jours par les chemins.
Aujourd'hui fin d'année 2010, deux siècles après cette page historique, je comprend mieux l'immense importance que j'accorde à la mobilité, à la voltige naturelle, à la vie. Je regarde et palpe respectueux cette médaille de sainte-Hélène qui me parle de mon ancêtre et m'aide à méditer sur les folies du monde et les facéties humaines. Les modes et les traditions changent, mais les passions et les égarements demeurent.
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