Cosmologie : comment raisonner l’inimaginable ?
En cosmologie, lorsque l'observation ne fournit pas d'éléments suffisants pour construire des hypothèses vérifiables concernant des évènements du cosmos, que peuvent faire les scientifiques ? Ils peuvent élaborer des hypothèses momentanément ou définitivement invérifiables. Mais comment ces hypothèses pourront-elles être distinguées de construction purement imaginaires, qu'elles soient d'inspiration mythologique (religieuse) ou romanesque (science-fiction) ?
Au 19e et 20e siècle, le terme de métaphysique avait été utilisé. Ce mot peut avoir plusieurs sens. Dans le domaine scientifique, on peut considérer qu'il désigne ce qui est (méta) au delà de la physique, autrement dit de la science. Mais aujourd'hui les acceptions en sont si nombreuses que le terme de métaphysique est généralement évité par les scientifiques. Il inclut en effet des questions telles que l'immortalité de l'âme, l'existence de Dieu, le sens de la vie, l'origine du mal ou l'étude de l'Etre (ontologie). Il s'agit généralement d'hypothèses spiritualistes ne pouvant être discutées par une science se voulant matérialiste (ou naturaliste, selon le terme anglais).
De nos jours, l'on préfère faire appel à la philosophie. Il ne s'agira pas de philosophie des sciences, laquelle étudie les fondements et les implications de la science, mais de philosophie scientifique. Celle-ci s'efforce de porter un regard critique sur les hypothèses scientifiques – ceci quels que soient les domaines scientifiques impliqués, biologie, physique, cosmologie. Il ne s'agit évidemment pas de les évaluer, mais lorsque la chose est possible, de les confronter dans la perspective d'une rationalité plus générale. Si l'on considère que l'appel à la raison est, au moins depuis l'Antiquité Grecque, une caractéristique de la pensée matérialiste, il ne faut hésiter à y avoir recours, même dans les domaines où les hypothèses formulées paraissent défier le bon sens, c'est-à-dire se situer en dehors de toute rationalité telle que nous la concevons généralement.
Cette philosophie scientifique intéresse en premier lieu les scientifiques eux-mêmes, quand ils s'interrogent sur les sens susceptibles d'être donnés aux résultats de leurs recherches. Beaucoup certes ne le font pas, soit pour éviter de s'égarer, soit parce que la démarche ne leur serait d'aucun intérêt en vue de leur promotion professionnelle, soit simplement par manque de temps. En mécanique quantique, par exemple, le mot d'ordre généralement admis dans les laboratoires est « Calcule et tais-toi ». Autrement dit, ne perds pas ton temps à discuter la validité des différentes « interprétations » données aux concept de cette physique, superposition d'état, intrication, non localité, etc.
Mais certains le font cependant. D'une part parce que le cerveau humain paraît avoir été formé par l'évolution pour envisager ce qu'il peut y avoir au delà des informations reçues par les sens. D'autre part parce que dans nos sociétés imprégnées de culture scientifique, ces concepts sont couramment manipulés par les média, qui ne cessent d'interroger les scientifiques à leur sujet. Ne pas répondre entrainerait le risque de relancer des discussions inspirées de religiosité et de science-fiction, ou plus simplement génératrices de contre-sens scientifiques dangereux.
La collaboration avec des philosophes
Dans ce cas, les scientifiques entrant dans ces débats ont intérêt à collaborer avec des philosophes s'inspirant des pratiques de ce que l'on nomme, au sein de la philosophie scientifique, la philosophie critique. On en attribue généralement la paternité à Kant. Le terme, opposé à celui de dogmatisme, désigne une réflexion systématique sur les conditions et conséquences des concepts, théories et pratiques correspondant à l'état de la science à un moment donné au sein d'une discipline donnée. Bien entendu, les scientifiques eux-mêmes peuvent et doivent se livrer à cet exercice, mais l'intervention de ce que l'on pourrait appeler des philosophes professionnels, rompus à cette démarche, ne pourra que donner de bons résultats.
C'est ce que vise actuellement à réaliser, dans le domaine de la cosmologie, un groupe d'étude récemment créé à Oxford sous le nom de Philosophy of Cosmology Il réunit des cosmologistes et des philosophes critiques s'intéressant aux innombrables points d'interrogation soulevés par cette science. Un tel travail doit reposer sur une très bonne connaissance de l'histoire des concepts et hypothèses de la cosmologie, sinon depuis Lucrèce, du moins depuis la fin du 19e siècle jusqu'au découvertes les plus récentes, celles apportées par la physique quantique ou, dans un domaine voisin, les recherches sur les hautes énergies (censées caractériser les états primordiaux de l'univers). On citera évidement en ce cas le boson de Higgs.
Le travail reposera aussi sur une bonne connaissance des acquits de l'astronomie terrestre et satellitaire, à partir desquelles ont été construits des modèles dits de « l'univers observable ». Les deux approches doivent être conjuguées, puisque l'univers paraît fait, à certaines échelles, de particules matérielles et d'énergie. La philosophie critique s'efforcera sur ces bases d'établir des ponts de rationalité entre les différents contenus de connaissance, qu'ils relèvent de la science proprement dite, de la pensée empirique ou même de certaines formes d'irrationalité.
Les observations du fonds de ciel cosmologique, les plus récentes ayant été obtenues par le satellite Planck, ont suggéré un grand nombre d'hypothèses en principe testables. Mais elles laissent sans réponse la question des origines de l'univers (le big bang supposé et l'avant-big bang) et moins encore celle de son avenir. C'est alors la cosmologie théorique qui prend le relais. Celle-ci repose essentiellement sur des hypothèses mathématiques. Bien que rigoureuses, les calculs correspondants ne produisgénéralement pas de résultats vérifiables. De plus ces hypothèses sont en grand nombre et très différentes.
C'est alors que doit intervenir le travail de la philosophie critique. Elle s'assurera, dans la mesure de ses capacités, du caractère scientifique des hypothèses. Mais par ailleurs elle discutera de leur pertinence en les comparant au très grand nombre des considérations mythologiques ou romanesques qui ont toujours été présentées à propos des questions posées.
Aujourd'hui, la cosmologie théorique laisse sans hypothèses beaucoup de problèmes intéressant la cosmologie, problèmes jugés impossibles à mathématiser. Même lorsqu'ils sont mathématisés, les hypothèses en découlant sont très différentes voire contradictoires. Elles s'inscrivent dans les « théories » qui se sont succédées depuis Newton. La plupart de celles-ci demeurent encore d'actualité, même si elles ont du évoluer pour tenir compte de théories ultérieures. C'est ainsi le cas des théories de la gravité ou de la relativité. D'autres font encore l'objet de recherches, sans avoir abouti. Il est d'ailleurs difficile en ce cas de parler de théorie. Citons la théorie des cordes ou celle de l'univers cyclique due à Roger Penrose.
Entre ces deux catégories se trouvent des théories relativement accomplies, mais jugées insuffisantes parce que laissant encore beaucoup de points obscurs. C'est le cas de la mécanique quantique, ou plus récemment, de la thermodynamique des trous noirs ou de la cosmologie inflationnaire. La philosophie critique se trouve donc confrontée à un programme d'évaluation et le cas échéant de propositions excédant les moyens humains dont elle dispose. Des choix s'imposent.
Un élargissement continu du regard
Dans ce but, un certain consensus s'est établi récemment concernant les thèmes méritant en priorité d'être discutés. Pour les identifier, il faut confronter tous les évènements cosmologiques qui auraient pu se produire, et les rapprocher de ce qui s'est à notre connaissance produit dans notre conception actuel de la physique cosmologique. Certains parleront d'effets de mode. La mode, ou plus généralement la succession de consensus généralement partagés, joue certainement. Mais, à regarder les choses avec un oeil plus constructif (c'est-à-dire philosophique) on constatera que la succession des théories et des hypothèses traduit un mouvement continu dans le sens de l'élargissement du regard et donc des perspectives.
D'abord restreint au système solaire, puis à l'univers visible, puis à l'univers dans son ensemble, qu'il soit ou non visible, le regard se porte dorénavant sur le concept de multivers, autrement dit sur la possibilité qu' « existe » un nombre éventuellement infini d'univers parallèles, entre lesquels à ce jour n'apparait pas de possibilités de communication. Découlant de cette perspective, le concept jusque là bien établi de l'universalité des lois fondamentales de la physique est remis en cause. Chaque univers peut s'organiser autour de jeux différents de lois fondamentales. Dans ces conditions les contenus de ces univers peuvent être très différents, certains hébergeant des formes de vie ou d'intelligence sans commune mesure avec celles que nous connaissons sur la Terre. Le concept de multivers oblige par ailleurs à prendre en considération celui d'infini, infini en ce qui concerne le nombre des univers, infini en ce qui concerne le temps et l'espace – à supposer que demeurent encore des espaces-temps plutôt que des continuum.
Si l'on retient l'hypothèse (qui n'est pas encore admise par tous, mais de plus en plus acceptée), qu'immédiatement après le big bang marquant la naissance de notre univers, ce serait produite une inflation très rapide, laquelle se serait ralentie par la suite, prenant le nom de constante cosmologique, on est presque forcé d'admettre que le multivers est en ce qui le concerne le théâtre d'une inflation infiniment répétée, autrement dit éternelle. De cette inflation naîtrait en permanence de nouveaux univers eux-mêmes en expansion.
L'ennui du concept de multivers infini, où tout ce qui peut se produire s'est produit ou se produira nécessairement, est qu'il rend en pratique impossible la moindre hypothèse, et moins encore la moindre perspective de mise à l'épreuve de ces hypothèses. Ceci même en ce qui concerne notre propre univers, et la cosmologie qui ambitionne de l'étudier. Tout ce que la cosmologie peut faire, c'est constater que notre univers est ce qu'il est, de même que sont ce qu'elles sont les lois apparemment fondamentales qui le régissent. Elle ne peut tenter le moindre début d'une explication concernant leurs raisons d'être. Nous sommes donc en présence d'un défi à la rationalité et à la causaité telles que celles à laquelle nous nous référons.
Si pour restreindre le champ des incertitudes, la cosmologie théorique ne voulait prendre en considération qu'un nombre fini d'univers, se déployant dans des temps et des espaces finis, elle serait dans l'impossibilité de préciser ce que seraient les limites de ce nombre, de ce temps et de cet espace. Elle pourrait, moins encore que dans l'hypothèse de l'infini, prétendre expliquer quelle méta-loi fondamentale aurait déterminé ces limites.
Que faire ?
Devant de telles difficultés, les tenants du spiritualisme feront valoir que les religions apportent leurs réponses, puisqu'elles ont posé l'existence d'un Dieu aux connaissances infinies et sans frontières, que ce soit dans le temps ou dans l'espace. Mais cette façon de penser consiste, plus efficacement encore que la théorie des multivers infinis, à nier l'intérêt de la science. Si Dieu a réponse à tout, à quoi bon chercher des explications rationnelles ?
C'est plutôt la philosophie critique évoquée au début de cet article qui pourrait ouvrir des perspectives de solution. Sans faire de grands efforts d'imagination, elle pourrait en effet faire valoir que les hypothèses et les théories découlent quasiment directement de la nature des instruments d'observation apparaissant progressivement dans la suite de l'évolution de la vie sur Terre. Les grands observatoires terrestres ou satellitaires ont succédé à la lunette de Galilée. Tout laisse penser que si l'humanité ne se détruit pas entre temps, d'autres instruments bien plus performants pourront à l'avenir tester des hypothèses apparemment hors de toute pratique expérimentale, comme celle des univers multiples ou du passage d'un univers à l'autre.
Nous avons pour notre part fait dans des articles précédents l'observation que le cerveau humain étant le premier des instruments à partir desquels s'élaborent les théories, l'augmentation des capacités cognitives de ces cerveaux, que ce soit par l'évolution génétiquement programmée ou par la mise au point de cerveaux artificiels, entrant en symbiose avec les cerveaux naturels, pourrait rendre évidents à la raison des concepts aujourd'hui « incompréhensibles » en termes concrets, comme ceux d'infini ou de multivers.
Si l'on entreprend de raisonner un tant soit peu philosophiquement sur le rôle des cerveaux dans la production d'hypothèses concernant la nature profonde de l'univers, on sera obligé de faire une constatation qui n'est en rien un retour au religieux, mais qui découle d'un fait communément observé en anthropologie humaine. Les sociétés les plus primitives (peut-être même certains animaux) ont toujours généré spontanément le concept d'infini, appliqué au temps, à l'espace ou au contenu même des connaissances. Ne serait-ce pas que d'une certaine façon, elles étaient en relation avec des formes de connaissances dépassant la seule rationalité telle que nous voulons la limiter aujourd'hui ?
Il n'est pas exclu que les cerveaux des grands penseurs et des grands scientifiques présentent de leur côté des caractères neurologiques, obtenus suite à de rares mutations non transmissibles aux descendants, les mettant à même de générer des intuitions que la science s'applique ensuite à vérifier ? Ces intuitions proviendraient alors d'une mise en contact épisodique avec les formes de connaissance évoquées ci-dessus.
Mais en ce cas, ne pourrait-on pas suggérer que ces formes de connaissance seraient cosmologiques, en ce sens qu'elles pourraient avoir été générées par des algorithmes intelligents circulant dans l'univers à partir des réseaux formés par les humains et autres créatures hypothétiques présentes sur d'autres planètes. Le physicien autrichien Ludwig Boltzmann avait dans les années 1890 indiqué que si, dans un univers infini, les phénomènes les plus improbables ont des chances de se produire, l'évolution de cet univers infini, aujourd'hui nous dirons de ce multivers, pourrait produire occasionnellement, ici ou là, des entités intelligentes flottant dans le grand tout et susceptibles d'inspirer occasionnellement des cerveaux plus limités tels que les nôtres. Il s'agit de ce que l'on a nommé des « cerveaux de Boltzmann ». Nous avions abordé cette question dans un article du 22 août 2007 auquel nous renvoyons le lecteur.
Il n'est pas nécessaire d'accepter sans discussion cette idée que l'on jugera bizarre. Mais les philosophes critiques devraient s'en saisir pour réfléchir à ce que pourrait être un univers, ou plus exactement un multivers, ne se limitant pas aux modèles nécessairement réducteurs que s'en donne la science actuelle. Si les Giordano Bruno et Galilée avaient procédé ainsi, nous en serions restés à la cosmogonie décrite par les pères de l'Eglise du 16e siècle et imposée comme un article de foi.
Dans ce cas, sans refuser d'aborder les problèmes cosmologiques aujourd'hui intraitables, la philosophie critique pourrait conseiller aux humains d'entreprendre des tâches à leur portée, dans des temps relativement proches. Il s'agirait autrement dit de mettre tous leurs efforts, non pas à des consommations de gaspillage ou à des spéculations de mathématique « pure », mais au perfectionnement continu des instruments et des cerveaux, tant au plan biologique qu'au plan de l'intelligence générale artificielle (AGI).
Il est plus que probable que des nouvelles recherches ainsi mises en oeuvre surgiraient des intelligences « augmentées » productrices de nouveaux modèles du monde. Ceux-ci seraient facilement maniables par les rationalités et les philosophies du futur, comme le sont pour nous les concepts de trous noirs ou d'inflation primordiale.
Pour en savoir plus
1) On lira dans le sens de ce qui précède l'article Cosmic conundrums du physicien Joseph Silk
2) Le même Newscientist consacre un article à un penseur exceptionnel, mais jusqu'ici quasi ignoré , le philosophe médieval Robert Grosseteste, auteur en 1225 du traité De luce. Celui-ci contient des hypothèses qui, traduites dans un langage mathématique moderne, semblent préfigurer les théories les plus audacieuses de la cosmologie actuelle. L'auteur, au nom prédestiné, a aussi inspiré les recherches modernes sur la couleur. (Image ci-dessus The British Library/Rex)
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