Daniel Carton anticipe la fin d’un monde sclérosé

De deux choses l’une : quand un journaliste de cette trempe devient un romancier aussi prometteur, soit son adn est programmé, soit les journalistes doivent tous se reconvertir !
« Après 25 ans de contrainte journalistique, je trouve intéressant pour l’esprit d’imaginer la réalité. C’est la première fois que je crée quelque chose et ce travail de création m’a procuré une grande satisfaction ». En face de moi ce n’est pas le journaliste d’investigation qui parle, mais un jeune romancier de 58 ans. Son nom : Daniel Carton.
"Désabusé par les innombrables connivences entre politiques et médias, il a quitté définitivement le journalisme en 2002 pour se consacrer à l’écriture" écrivait Quitterie Delmas l’an passé dans le remarquable papier qu’elle lui a consacré sur Agoravox en juin 2007.
Daniel Carton romancier ? Toute ressemblance avec un enquêteur bien connu du Monde et du Nouvel Observateur n’est donc pas fortuite, bien au contraire. Daniel Carton a beau dire qu’ « Il y a une grande différence entre journaliste et romancier » dans Mélanine, si la fiction rejoint la réalité, il faut y voir la métissage habile de sa pratique journalistique et d’une écriture imaginative maîtrisée.
Dans Mélanine, tout est faux - les personnages et les situations -, mais tout est possible. Tout est vérifié, à l’instar d’une enquête. « Tout peut se réaliser » précise Daniel Carton. La pandémie majeure qui tue les hommes par millions est plausible. Nous en avons déjà eu des avant-goûts avec la grippe espagnole, puis maintenant le Sida ou la grippe aviaire. Les réactions d’enfermement, de peurs, de racisme en découlent tout aussi naturellement. L’absurde est banal. Le XXème siècle nous l’a appris.
Mais l’histoire ? Assez classique. Julius, d’origine sénégalaise, brillant enfant à qui la vie (et la famille) donne toutes ses chances devient l’un des plus grands chercheurs mondiaux dans le domaine génétique. Il travaille à l’Institut Pasteur avec deux compères avec qui il a monté une start-up qui s’avèrera prospère. Un jour Julius rencontre Louise, jeune éditrice parisienne. Ils se trouvent, se séparent, se retrouvent. Ça c’est l’ossature indispensable, le pilier de la narration. Une histoire d’amour toute simple : « il faut revenir au roman populaire, sourit Daniel Carton. Aux belles histoires. C’est toujours l’amour qui sauve. Et l’amitié ». Celle que se vouent les trois chercheurs confrontés à une pandémie telle que l’humanité n’en a jamais connue.
La maladie que décrit Daniel Carton ressemble fort à la fatigue de l’homme blanc, à sa sclérose, son enfermement suicidaire. Cette maladie frappe déjà nos vieilles société qui manquent d’air et de sang neuf. Cette maladie qui traverse Mélanine, parallèlement à l’amour que se portent Julius et Louise, ne balaye qu’une partie de la population. Ne pas trop en dire…
La mort, l’amour, l’amitié : trois piliers pour une histoire qui se déplace sans cesse d’un continent à l’autre. Pandémies, capitaux, gènes, cultures franchissent les frontières allègrement aujourd’hui. Pour le meilleur : la connaissance de l’autre, le métissage, l’échange de savoirs. Et pour le pire : la mort partagée. Face à cette mondialisation, quelle attitude adopter : le repliement sur l’identité nationale ? L’ouverture ?
Daniel Carton a voyagé pour écrire son livre, notamment en Afrique. C’est là qu’il est allé « chercher » Julius, son chercheur noir qui vit à Paris comme un poisson dans l’eau. Son Julius est élégant, ironique, blessé aussi, mais secrètement. Volontaire et surtout pas coupé de ses racines africaines. Ses deux collègues, les autres protagonistes, sont inspirés de véritables scientifiques, André et David. L’auteur, qui leur a dédié Mélanine, voue une admiration sans borne aux scientifiques que délibérément « les politiques ignorent ». Pour Daniel Carton, « les politiques français ne sont guère redevables aux chercheurs. Trop coupés d’eux ».
Si l’histoire écrite ici est plausible, cela signifie juste que les faits puissent arriver, pas qu’ils se sont déroulés. D’où le recours à la fiction, à l’imagination. Rien de tel que la fable pour frapper les esprits. On y revient toujours. Pour Daniel Carton, le roman est un débouché possible du journalisme qui permet de « se reposer », de prendre l’air, de sortir des codes et des contraintes dans un métier par trop formaté qui laisse si peu de place aux écritures débridées.
Qui a donc décrété que le style était l’ennemi des journalistes ? Pas de style, rien que des faits ! Comme si c’était incompatible. Et puis « le roman est moins éphémère ». C’est un des ressorts secrets du journaliste qui se lance dans l’aventure romanesque. Une actualité chasse l’autre. Il faut sans cesse remettre sur le métier. Mais l’écriture romanesque à bien d’autres exigences…
Pour quelqu’un qui fait métier d’écrire, décrire l’indicible, faire œuvre d’imagination, est une douleur : « Mélanine, je m’y suis attelé il y a cinq ans. Un jour je suis allé voir Claude Durand, le patron de chez Fayard, en lui disant que je n’y arriverai pas. Il m’a dit Soyez extravagant ».
Le conseil a été retenu. Daniel Carton a été extravaguant au-delà de toute mesure, presque trop foisonnant (il y a là matière à plusieurs romans), occupant de vastes champs. Ecrit d’une écriture blanche, factuelle, sans fioriture, efficace, dans le genre des polars américains ultra-documentés, Mélanine reste pourtant d’une facture très française. Très classique. Contrasté. Les bons y ont aussi leur part d’ombre. Et la mort si elle se déchaîne, ne clôt pas le récit.
On pourrait qualifier, à l’heure où les intégrismes se réveillent, où les pensées tranchées occupent l’espace, où les gouvernements jouent avec les peurs, que Mélanine est un poil utopiste. C’est aussi le privilège du romancier de décrire le monde non pas comme il est, mais comme il le voit ou comme il l’envisage. Cette liberté-là, le journaliste ne l’a pas. Et c’est la puissance du roman de nous faire imaginer qu’un autre monde est possible.
Sur Daniel Carton, à lire également sur Agoravox :
. Daniel Carton, l’homme qui dérange l’establishment des médias classiques ?
. Des procès en Carton
. Off ou pas off ?
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