De « L’Estaca » anti-franquiste à « Mury », l’hymne de Solidarność
1968 : le Catalan Lluís Llach compose le très beau chant de lutte et d’espoir L’Estaca pour en appeler à briser les chaînes du franquisme. Ce chant est repris en 1978 par les ouvriers polonais de Solidarność sous le titre Mury (les murs). Des années plus tard, c’est au tour de Marc Robine d’en créer une version française sous le titre Le Pieu. Un chant magnifique devenu un classique du répertoire révolutionnaire...
Un grand merci à Blandine Lenoir, la réalisatrice du film Juliette au printemps, pour cette jolie scène où l’on voit un père vieillissant (l’excellent Jean-Pierre Darroussin), inconscient de la présence émue de sa fille (l’épatante Izia Higelin), fredonner et s’animer en écoutant un enregistrement vinyle d’une superbe chanson de lutte et d’espoir mal connue du grand public : Le pieu.
Ce chant est interprété par le regretté Marc Robine qui en a signé les paroles françaises en 1999 en traduisant le texte d’origine du Catalan Lluís Llach. L’artiste est resté fidèle à la métaphore originale : un grand-père proposant à son petit-fils de s’unir à lui pour abattre le pieu (l’estaque en vieux français) qui entrave leur liberté. Régulièrement chanté lors des conflits sociaux, Le pieu a fait l’objet, de la part d’un collectif de lutte, d’un enregistrement en 2018 sur le site de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.
Lluís Llach est étudiant à l’Université de Barcelone lorsqu’il écrit et met en musique L’Estaca. Un chant clairement destiné, dans le contexte des luttes qui caractérisent cette année 1968 à travers le monde, à stimuler la solidarité pour lutter contre l’oppression franquiste. La censure n’en perçoit pas immédiatement le sens métaphorique. Ce n’est qu’en constatant la grande popularité de ce chant chez les opposants du régime que le pouvoir en place se rend compte de son erreur.
La chanson est interdite, et l’artiste ne peut plus l’interpréter malgré les demandes pressantes de son public. Qu’à cela ne tienne, lors d’un concert à Madrid, Lluís Llach informe les 3000 personnes présentes qu’il ne peut pas chanter L’Estaca. Son accompagnateur se contente d’en jouer les premières notes au piano, et c’est le public entier qui l’interprète à sa place. On imagine la fureur des autorités. Quelque temps après, l’artiste catalan, se sentant menacé, est contraint de s’exiler à Paris.
En 1978, le chanteur polonais Jacek Kaczmarski découvre L’Estaca sur un disque espagnol. Séduit par ce chant, il en écrit une version polonaise différente du texte d’origine mais qui, elle aussi, cible l’oppression. Intitulé Mury (les murs), ce chant est, dès 1980, adopté par les ouvriers de la fédération syndicale Solidarność (Solidarité), créée cette année-là par Lech Wałęsa. Il en devient même l’hymne officieux et sera fréquemment entonné dans les luttes contre le pouvoir communiste jusqu’à sa chute en 1989 et au départ du général Wojciech Jaruzelski.
Toujours vivace dans les pays de l’Est, Mury existe également au pays de Vladimir Poutine. Créé par le groupe Arkadiy Kots* en 2012 sous le titre Steny (les murs), il est régulièrement repris par les citoyens russes en lutte. Mury a également été entendu en Biélorussie lors des massives manifestations populaires organisées pour protester contre la réélection frauduleuse d’Alexandre Loukachenko en 2022.
Depuis trop longtemps sous le joug du dictateur Ben Ali, le peuple tunisien se révolte en décembre 2010 en ouvrant la voie au Printemps arabe. Au même moment, Yasser Jradi, un artiste tunisien opposé au pouvoir, écrit sur la musique de L’Estaca des paroles arabes où sont mêlés l’hommage aux travailleurs en lutte et l’amour pour le pays. Sous le titre Dima Dima (toujours, toujours), ce chant devient l’hymne de la révolution tunisienne. Le 14 janvier, Ben Ali est contraint à la fuite. Peu après commence la révolution égyptienne. Là encore, Dima Dima occupe une place importante dans les manifestations populaires.
On dénombre sur la planète plus de 200 enregistrements de L’Estaca, réalisés dans une trentaine de langues nationales ou régionales. Parmi ces dernières figurent le basque, le breton, le corse, et bien sûr l’occitan, si proche du catalan. Il existe même une superbe version yiddish aux accents klezmer enregistrée en 2016 par The Klezmatics sous le titre Der Yokh (le joug). Bonne écoute !
Liens musicaux :
L’Estaca avec paroles en catalan par Lluís Llach
Mury avec paroles en polonais et en anglais par Jacek Kaczmarski
Steny en russe par le groupe Arkadiy Kots
Walls en anglais par The Washington Squares
Dima Dima avec paroles en arabe et en anglais par Noor Arjoun
Der Yokh en yiddish par The Klezmatics
Agure Zaharra / L’Estaca** en basque et catalan par Anne Etchegoyen
L’estaca en occitan par le groupe béarnais Los dé l’Ouzoum
Le pieu par Marc Robine
Le pieu en 2018 à Notre-Dame-des-Landes
* Arkadiy Kots est le nom d’un poète socialiste juif, décédé lors de l’invasion de la Russie par les nazis en 1943. On lui doit la traduction russe de L’internationale.
** Agure Zaharra signifie « Au revoir vieil homme » en basque.
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