Denise Bombardier, le courage d’une lanceuse d’alerte
« La littérature ne peut pas servir d'alibi. Il y a des limites, même avec la littérature. » (2 mars 1990 sur Antenne 2).
Le mardi 4 juillet 2023, est morte une grande dame de la littérature, l'écrivaine québécoise Denise Bombardier, à l'âge de 82 ans à Montréal (elle est née le 18 janvier 1941 à Montréal) des suites d'une méchante et rapide maladie. Un grande dame courageuse.
Après une maîtrise de sciences politiques passée en 1971 à Montréal et un doctorat en sociologie soutenu en 1974 à la Sorbonne, Denise Bombarbier est devenue une femme de l'audiovisuel, animant et produisant de nombreuses émissions à la télévision et à la radio à partir de 1975. Elle était très connue à Radio-Canada où elle a reçu de nombreuses personnalités politiques (entre autres Golda Meir, Pierre Elliott Trudeau, Valéry Giscard d'Estaing, François Mitterrand, qui lui a remis les insignes de chevalière de la Légion d'honneur en 1993, etc.) et aussi culturelles (comme le romancier George Simenon).
Par sa formation, cette Canadienne connaissait bien la France et a sorti près d'une trentaine d'ouvrages, souvent des essais et des documentaires, dont le "Dictionnaire amoureux du Québec" en 2014 (éd. Plon) et une analyse sur les fans de Céline Dion pour qui elle a écrit une chanson en 2007. Au-delà de ses livres, Denise Bombardier a publié de nombreuses chroniques dans plusieurs publications françaises ou québécoises et un blog, dont certaines ont provoqué certaines polémiques.
Car Denise Bombardier portait bien son patronyme : femme moderne, indépendante (au point d'adhérer à un parti indépendantiste au Québec dans les années 1960), elle n'hésitait pas à dire ce qu'elle pensait, dans un esprit militant, en particulier pour l'émancipation des femmes. Elle avait le courage de dire en face des personnes ce qui la choquait. Femme de médias, elle était à l'aise avec le micro et la caméra et avait le sens de la formule, ce qui donnait beaucoup d'intérêt et de dynamisme dans ses émissions.
En particulier, lorsque "l'affaire Matzneff" a éclaté en décembre 2019 avec la sortie du livre de témoignage de l'une des victimes de l'écrivain Gabriel Matzneff, Vanessa Springora, sous emprise de ce dernier quand elle avait 14 ans, l'Institut national de l'audiovisuel (INA), dont la mission est d'archiver toutes les émissions de l'audiovisuel public, a ressorti la fameuse sortie de Denise Bombardier contre l'écrivain dans une émission télévisée.
Ce qui est très étrange en revoyant cette émission, c'est que les mœurs ont à l'évidence changé. Autre temps, autres mœurs. Mais le plus troublant, ce n'est pas que ce soit passé dans les années 1970, années particulièrement libertaires, mais cet "Apostrophes" a été diffusé en direct le 2 mars 1990, sur Antenne 2, c'est-à-dire bien après cette époque de permissivité libertaire un peu anarchique (une reprise en main idéologique et morale a eu lieu à partir du début des années 1980, principalement avec l'arrivée au pouvoir de Ronald Reagan aux États-Unis).
L'animateur vedette Bernard Pivot recevait alors dans son émission littéraire très célèbre, entre autres, l'écrivain Gabriel Matzneff pour la sortie chez Gallimard (dans la prestigieuse collection NRF) de son livre "Amours décomposés" (au masculin selon un vers de Baudelaire). Interrogé pour en faire le service après-vente, le rédacteur de son journal affectif expliquait gaiement qu'il n'avait aucun succès auprès des femmes de plus de 20 ans et qu'il aimait bien mieux les jeunes adolescentes qui étaient encore gentilles, confiant qu'il avait jusqu'à une douzaine de relations simultanées ...toutes d'amour, bien sûr : « Je préfère avoir dans la vie des gens qui ne sont pas durcis et qui sont plus gentils. Une fille très jeune est plutôt plus gentille, même si elle devient très vite hystérique et aussi folle que quand elle sera plus âgée... ».
Très instructive aussi est la manière dont la plupart des autres invités réagissaient : le sourire voire le rire d'audace. Comme si c'était juste grivois ! Une invitée a même lâché avec admiration, croyant faire un beau mot : « Vous avez une santé extraordinaire ! ». Sauf une invitée, qui, elle, ne souriait pas mais était en colère face au spectacle qu'elle voyait. Après avoir gardé le silence et longuement écouté les uns et les autres, Denise Bombardier, voisine de fauteuil de Gabriel Matzneff, n'a pas en effet hésité à lui lâcher ce qu'elle avait sur le cœur : « Écoutez, moi, je crois que je vis actuellement sur une autre planète ! (…) Nous somme à la fin du Vingtième siècle. Nous défendons les droits de la personne, les droits à la dignité, les droits à l'intégrité des personnes, (…) le droit des enfants et des jeunes à être des jeunes et on les protège. ». Dans ce propos introductif, rien de particulier (des généralités). Puis, silence (elle a avalé sa salive, s'est posée pour mieux bondir).
Ensuite, elle a attaqué le sujet par la face nord : « Moi, monsieur Matzneff me semble pitoyable. Ce que je ne comprend pas, c'est que dans ce pays (…), la littérature entre guillemets serve d'alibi à ce genre de confidences. Parce que ce que nous raconte monsieur Matzneff dans un livre qui est très ennuyeux parce que la répétition est extrêmement ennuyeuse, le livre finit par me tomber des mains, c'est... ». Aussitôt, elle a été coupée par Gabriel Matzneff, piqué au vif, probablement plus par la critique littéraire (lecture ennuyeuse !) que la critique morale, qui s'est défendu très mal... mais Denise Bombardier ne s'est pas laissé impressionner et a continué : « Monsieur Matzneff nous raconte qu'il a sodomisé des petites de filles de 14 ans, 15 ans, que ces petites filles sont folles de lui. On sait bien que les petites filles peuvent être folles d'un monsieur qui a une certaine aura littéraire. D'ailleurs, on peut que les vieux messieurs attirent les petits enfants avec des bonbons. Monsieur Matzneff, lui, les attire avec sa réputation. (…) Mais ce que l'on ne sait pas, c'est comment ces petites filles de 14 ou 15 ans (…), qui ont été non seulement séduites, mais qui ont subi ce qu'on appelle, dans les rapports entre les adultes et les jeunes, un abus de pouvoir, comment s'en sortent-elles, ces petites filles après coup ? Moi, je crois que ces petites filles-là son flétries, et la plupart d'entre elles, flétries peut-être pour le restant de leur vie. (…) Tout cela est enveloppé, bien sûr, mais je crois effectivement quelque part, quand on veut dénoncer l'apartheid, quand on veut dénoncer la torture ailleurs, quand on veut dénoncer la violation des droits des gens, et à la fin Vingtième siècle, on en est rendu là, je crois qu'on ne peut pas défendre ça. Et moi, je ne comprends pas comment on peut publier des choses comme ça. ».
La réponse de Gabriel Matzneff, atteint dans son amour-propre, a montré sa surprise et sa colère, et surtout sa vanité : « Il n'y a pas une jeune fille de 14 ans, il y a des jeunes filles qui ont deux ou trois ans de plus, qui ont tout à fait l'âge de vivre des amours. Elles tombent sur un homme qui n'est pas un monstre de laideur, qui est relativement lettré, qui est assez bien élevé, qui est gentil et qui peut les rendre très heureuses. Et je vous interdis de porter des jugements, de ce genre de jugements (…). D'abord parce qu'un livre est une écriture, est un ton, c'est un univers. ». Rejetant l'alibi de la littérature, Denise Bombardier a néanmoins enfoncé le clou : « Et je crois que si monsieur Matzneff était plutôt un employé anonyme, dans n'importe quelle société, je crois qu'il aurait des comptes à rendre avec la justice. ».
Pour conclure, Gabriel Matzneff a eu le dernier mot, sans convaincre sinon de sa grande vanité : « Les termes qu'a employés ma voisine de droite, je les trouve inadmissibles, je les trouve injustes surtout, et elle n'a vraiment pas lu mon livre, elle l'a feuilleté. (…) Peut-être que pour faire plaisir à madame, il faudrait que je me tire une balle en public sur cette scène, n'est-ce pas ? (…) Je ne le ferai pas. Mais vraiment, je trouve que ce n'est pas extrêmement très honorable, chère madame, de profiter d'une émission en direct pour venir insulter un écrivain, et d'une manière aussi légère et aussi grossière. C'est tout ce que je puis dire. Cela dit, c'est le public qui dira, et si ce livre est encore lu dans x années, ça sera grâce à son écriture, à son style. Parce qu'un écrivain, c'est d'abord une écriture. Et avant d'apporter des jugements moraux sur un livre, on apporte d'abord des jugements esthétiques et artistiques. ».
Denise Bombardier, un peu moins de trente ans après cette émission, dans une chronique publiée le 10 janvier 2020 au "Journal de Montréal", est revenue sur cette idée que le progressisme et l'art ne devaient pas être un alibi à l'abject : « Rien n’est plus démodé que la mode. C’est pourquoi se vanter d’être à la mode est une posture ridicule qui peut nous entraîner dans des dérapages, voire des culs-de-sac à nous dénaturer sans possibilité de retour à nous-mêmes. (…) Il en est de même des idées à la mode sur lesquelles s’abattent tous les obsédés cherchant à s’affranchir des interdits, des tabous et des codes sociaux, moraux ou culturels dont ils se croient prisonniers. Par ignorance, ou par confusion d’esprit, ces gens sautent à pieds joints dans ce qu’ils croient être le progrès et la supériorité sur les honnêtes gens, qui respectent les règles et incarnent la vie ennuyeuse et ratée du "monde ordinaire". Ces amateurs à la recherche de toutes les nouveautés parfois illicites et sexuellement déviantes et criminelles se proclament libres et s’estiment au-dessus de la mêlée. Ils se regroupent, car ils se reconnaissent dans des signes et des comportements douteux qui les remplissent de plaisirs plus ou moins pervers. Ils se rient des autres, se congratulent et vivent en quelque sorte en sectes. Ainsi goûtent-ils aux fruits enivrants du pouvoir, de la domination et de l’exclusion de ceux qui ne sont pas eux. ».
Mais les "ogres" sont toujours démasqués un jour ou l'autre : « Attirés par les marginalités diverses, ils tombent facilement dans la victimisation, un statut qu’ils recherchent et leur permet de culpabiliser d’éventuels futés qui arriveraient à les démasquer. Ces abuseurs, exploiteurs et manipulateurs se croient au-dessus des lois, et dans leur omnipotence ils sous-estiment leurs victimes, qu’ils méprisent. Leur réputation leur permet, croient-ils, d’acheter les "faibles", qu’ils ont soumis à leurs vils instincts et à leurs désirs irrépressibles et insatiables. Un jour, à force de se gaver de puissance, ils commettent un impair impardonnable, celui de se prendre pour Dieu lui-même. Alors, les langues se délient, car les vraies victimes retrouvent la force d’affirmer leur vérité et leur dignité flétrie. ». On retrouve le mot "flétri" ainsi que l'excellent sens de la formule de l'écrivaine.
Et la chronique se termine par ces mots très forts : « C’est ainsi qu’on voit ces ogres de toutes espèces marcher en déambulatoire dans les lieux où justice sera rendue, ou venir affirmer encore une fois leur parole criminelle enrobée dans des mots qu’ils appellent "l’amour", dans l’espace public d’où ils disparaîtront à jamais avec leurs amis et protecteurs. Mais personne n’a envie de se réjouir. Trop de dégoût habite ceux qui ont souffert et ceux qui se sont indignés de ces comportements abjects. ».
Merci, Madame Bombardier, d'avoir su exprimer si clairement votre colère trente ans avant la vague qui est aujourd'hui en train d'emporter "ces ogres" aux "comportements abjects". Vous pouvez reposer en paix avec ce sentiment d'avoir courageusement fait votre devoir d'alerte le moment venu, car c'est en grande partie grâce à des personnes comme vous que la société à évoluer vers plus de protection pour les enfants.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (08 juillet 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Denise Bombardier.
Victoria Amelina.
Edgar Morin.
Pierre Loti.
Jean-François Kahn.
Michel Houellebecq.
Éric Zemmour.
Bertrand Renouvin.
Charles Hernu.
Éric Tabarly.
Henry Kissinger.
Roger-Gérard Schwartzenberg.
Philippe Sollers.
Jacques Rouxel.
Jacques Maritain.
Aimé Césaire.
François Léotard.
John Wheeler.
Mgr Jacques Gaillot.
Mgr Albert Decourtray.
Le Petit Prince.
Maurice Bellet.
Stéphane Hessel.
François Cavanna.
Art Spiegelman.
Molière.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.
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