Depardon : portraits douloureux
Ça se passe aux Sept Parnassiens, un cinéma Art et Essai, dans le 14e arrondissement de Paris. Le film est projeté dans la salle la plus grande, la plus classe. On s’y installe après avoir mangé des pizzas à la coupe dans un petit snack du boulevard du Montparnasse, tenu par un amateur de BD italien. Autant dire que ce qu’on voit sur l’écran, dès que ça commence, nous dépayse.
C’est une petite route, un ruban étroit qui sinue dans un paysage de moyenne montagne. Au loin, le relief qu’on devine, ça ressemble au Causse. On a lu que ça se passait dans les Cévennes, alors, ça nous aide à situer. Le travelling nous donne l’impression de descendre cette petite route, tranquillement. La lumière est intense et la musique nostalgique.
Le film, c’est La Vie moderne, de Raymond Depardon. Le troisième volet d’une trilogie documentaire sur le monde paysan. Ce qu’on y voit, plus que des paysages, plus que la terre et les animaux, ce sont des gens. Des gens, surtout vieux, et surtout des hommes. Depardon est attaché à ces personnages qu’il connaît très bien (certains depuis plus de vingt ans), et il les filme avec beaucoup d’empathie et de douceur. Lorsque le film se finit, et qu’on les voit, les uns après les autres, dans le générique, en train de regarder la caméra, tous ces gens, vestiges d’un temps qui est en train de disparaître, forcément on est triste. Et si on a bien compris, c’est le message du film. Le monde change, des gens comme ça, il n’y en aura plus. Clac, on ferme la porte, terminé.
Et pourtant, pendant le film, on ne peut s’empêcher de se sentir un peu douloureuse pour eux, pour la dureté de cette vie qu’ils ont eue, pour leurs frustrations. Depardon ne présente pas une vision idéalisée du monde paysan. Dans la première famille à laquelle il consacre du temps, on voit deux vieux hommes célibataires, tous deux plus de 80 ans, qui continuent à s’occuper des vaches et des chèvres, dans leur hameau près du Pont-de-Montvert, chercher des noises à leur neveu qui a une bonne quarantaine, et qui vient de se marier avec une femme du Nord, venue s’installer dans la ferme où ils vivent tous. Lequel montre un visage épanoui et, d’après les questions que Depardon lui pose, semble bien plus heureux que quelques années auparavant.
Dans une autre famille paysanne, en Haute-Saône, c’est un fils là aussi plus tout jeune, qui vit avec ses deux parents, et qui répète, ou laisse deviner en tout cas, parce que l’expression des sentiments, c’est pas trop son fort, que la vie paysanne, il en a soupé ! Aux questions sur ce qu’il aurait voulu faire comme métier, ce qui lui plairait, les vacances qu’il pourrait prendre, il répond toujours par un "rhOpff" évocateur. Et quand on lui demande si ses parents sont gentils avec lui, quand même, il soupire "Ma foi..."
Raymond, le personnage auquel on s’attache le plus, parce qu’il a le regard sensible, parce qu’il parle d’une vache malade avec de l’émotion dans la voix, répète plusieurs fois que "pour mener ce métier de paysan dans les régions accidentées, il faut pas aimer son métier, il faut être passionné !" Et quand le réalisateur lui demande si, lui, il a été passionné, il admet "Il a bien fallu..."
A chaque fois qu’une famille est filmée, c’est l’homme qui est devant et qui répond. La femme ponctue ce que l’homme dit de quelques petites remarques, comme ça, de temps à autre. Je ne sais pas dans quelle mesure ça peut être un parti pris, car on a l’impression que toutes les femmes filmées (jusqu’à la petite fille de 4 ans, qui se blottit contre la poitrine de sa mère tandis que son frère parade et raconte des histoires au réalisateur) sont très timides et n’apprécient pas trop le regard de la caméra. Lorsque dans une scène on voit, pour une fois, l’homme et la femme au même niveau, face à la table de la cuisine, c’est l’homme qui a les avant-bras et les mains largement posés et expressifs, tandis que la femme les a cachés sous la table, le dos un peu voûté. Elle ne dit pas grand-chose, c’est son mari qui a la légitimité pour parler de la ferme, de sa situation... Ils y ont travaillé ensemble toute leur vie et pourtant l’homme dit "mes vaches", "ma ferme". En revanche, lorsqu’on voit à un moment donné une jeune femme, qui a ses propres chèvres et dont le mari travaille dans les travaux publics, elle dit "nos chèvres", "notre étable"...
Devant ces portraits, doux-amers, pendant qu’on entend dans la salle une femme glousser en découvrant les expressions des gens filmés, leurs mimiques, leurs habits (celle-là, elle n’a pas dû en voir beaucoup, des paysans), on se sent saisi par la perplexité. On ne peut pas s’empêcher de songer qu’il ne fait pas bon être une femme dans une famille paysanne qui vit comme ça, comme autrefois, dans un hameau isolé. Et aussi qu’il ne fait pas bon être le fils, ou la fille d’une tribu paysanne, avec l’impossibilité d’avoir une vie à soi, une intimité. Moi, petite-fille de paysans, c’est ça que je me disais... Et j’avoue que je me demandais si j’étais vraiment triste à l’idée de voir disparaître un univers social où certes il y a la proximité de la terre, le sens de la nature, mais aussi le poids des traditions, la lourdeur des rôles que la famille attribue, l’absence totale de vie privée !
Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi Depardon n’a pas choisi de montrer en parallèle à ces vieilles familles paysannes qui disparaissent, de nouvelles traditions paysannes (dans les Cévennes, ça ne manque pas !), celles de jeunes gens motivés, souvent militants, qui sont devenus paysans par choix et pas par imposition familiale, pour retourner à la terre, pour mener une activité qui a du sens, pour vivre dans une région belle, sauvage... Ça aurait pu donner une perspective optimiste au film, qui l’aurait rendu fort différent de ce qu’il est. Mais les paysans de Depardon ont souvent l’air un peu dépassé, ils vivent dans un univers kitsch, et ils parlent le patois... C’est cela qu’il a voulu nous montrer et on ne peut s’empêcher de se montrer un peu sceptique... Parce qu’on sait que, le monde paysan, ce n’est pas forcément ça. Pas forcément que cela.
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