« Donna Donna » : Joan Baez, le veau et l’hirondelle
En France, tout le monde connaît ce « tube » de Claude François. Ou plus exactement croit le connaître. Car à l’origine, cette chanson a été composée sur un texte yiddish dont les paroles sont très éloignées de la bluette aux allures de berceuse du défunt chanteur français. À cet égard, la version anglophone de Joan Baez est beaucoup plus proche du texte original. Un texte chargé de sens où il est question d’un veau et d’une hirondelle…
Oublions la version gentillette de Claude François pour nous pencher sur celle qu’a rédigé autrefois le Biélorusse Aaron Tseitlin pour l’intégrer en 1940 dans sa pièce « Eterka ». Initialement dénommée Dana Dana ou Dos Kelbl (Le Veau), cette chanson écrite en yiddish peut être comprise de différentes manières. Encore faut-il entendre les paroles de ce chant. Traduites en français, elles donnent ceci :
Sur une carriole gît un veau / Ligoté avec une corde. / Haut dans le ciel vole une hirondelle / Qui s’amuse et virevolte dans tous les sens. / Le vent rit dans les blés. / Il rit et rit et rit. / Il rit toute la journée / Et la moitié de la nuit. / Dona dona…
Le veau crie, le paysan lui dit : / Qui t’a dit d’être un veau ? / Tu n’avais qu’à être un oiseau, / Tu n’avais qu’à être une hirondelle. / Le vent rit dans les blés. / Il rit et rit et rit. / Il rit toute la journée / Et la moitié de la nuit. / Dona dona…
Les pauvres veaux on les attache, / On les traîne et on les égorge. / Qui a des ailes peut s’envoler / Et n’est le valet de personne. / Le vent rit dans les blés. / Il rit et rit et rit. / Il rit toute la journée / Et la moitié de la nuit. / Dona dona…
En règle générale, cette chanson est perçue comme une œuvre dénuée de toute connotation religieuse. Le veau entravé y incarne ceux qui sont prisonniers d’une vie monotone dont ils sont impuissants à s’échapper, ou bien encore ceux qui subissent un pouvoir autoritaire privatif de libertés. À l’inverse, l’hirondelle symbolise ceux qui parviennent à sortir des routines en quête d’une vie sans contrainte, ou ceux qui échappent à l’oppression politique pour vivre pleinement leur liberté. Pour la majorité des artistes qui l’ont interprétée et de ceux qui la connaissent et l’apprécient, soit dans la version yiddish, soit dans une traduction fidèle à son esprit, Donna Donna est une ode à la Liberté. Cela vaut aussi bien pour les artistes klezmer* – les klezmorim – de la diaspora juive, que pour les musiciens folk qui, dans le sillage de Joan Baez en 1960 et Donovan en 1965, ont repris ce titre au plan international. Citons, entre autres pour la version yiddish, le groupe Bratsch et la talentueuse chanteuse Talila en France, ainsi que Ben Zimet (un temps époux de la précédente) au Canada.
À noter que certains ont vu dans cette superbe chanson une allégorie du sort réservé aux Juifs déportés vers les « camps de la mort » durant la 2e Guerre mondiale. Cela n’a évidemment aucun sens : les paroles de Donna Donna ont été écrites en 1940. Or, si l’on avait conscience de l’ostracisation des Juifs dans l’Allemagne nazie et la Pologne occupée – où se mettaient en place les ghettos de Piotrkow, Lodz et Varsovie –, nul n’avait encore connaissance des monstrueux plans d’extermination qui allaient être mis en œuvre dans le cadre de la « Solution finale ». Qui plus est, que symboliseraient l’hirondelle et le reproche du paysan au veau : « Tu n’avais qu’à être un oiseau » ? Un Juif peut-il choisir, sauf à renier son identité, de n’être pas un Juif ?
Bien que très minoritaire, il est une autre interprétation de Donna donna que certains exégètes voient comme un chant à caractère religieux. Pour eux, le veau symbolise le corps, le matérialisme, les pulsions terrestres ; et l’hirondelle symbolise l’âme, la libération spirituelle, l’élévation vers Dieu. Dans « The Jewish magazine » de juin 2010, Meindel Weinberger décrit l’angoisse du veau comme étant la crainte d’une mort conduisant vers l’inconnu (comprendre un possible néant) ; a contrario, il interprète la joyeuse insouciance de l’hirondelle comme une certitude pour l’âme d’entrer au Paradis. Quant au vent, il rit de l’absurdité du combat perpétuel de l’Homme entre ses désirs terrestres et sa quête d’élévation spirituelle. Mais pourquoi le vent rit-il toute la journée et seulement la moitié de la nuit ? La réponse est évidente aux yeux de ces exégètes : parce qu’une moitié de la nuit, enseigne la Thora aux Juifs, est consacrée à l’introspection.
Que l’on choisisse de considérer Donna donna comme une ode à la Liberté ou un message religieux, une chose est sûre : les paroles de ce chant n’auraient pas été aussi souvent reprises et aussi souvent fredonnées si elles n’étaient servies par une magnifique mélodie. On doit celle-ci au talent de Sholom Secunda, un compositeur qui, dès 1932, s’était déjà fait connaître avec un autre grand succès du répertoire yiddish destiné à une comédie musicale : Bei mir bistu sheyn. Une chanson popularisée ensuite dans une version anglophone par le superbe trio vocal des Andrews Sisters, puis dans une version mixte yiddish-anglais par le non moins superbe duo formé par les Barry Sisters (ex-Bagelman Sisters).
Yiddish, anglais, français : chacun ses goûts ou sa préférence culturelle. Voici ci-dessous quelques liens musicaux consacrés à cette très belle chanson dont l’icône de la musique folk américaine a fait un titre universellement connu. Excellente écoute !
Joan Baez (anglais) Donna Donna
Donovan (anglais) Donna Donna
Nehama Hendel (yiddish) Dona Dona
Claude François (français) Donna Donna
Klezmer R’s (yiddish) Dona Dona
Esther & Abi Ofarim (anglais) Donna Donna
Chava Albserstein (yiddish) Dona Dona
Einat Betzalel (yiddish) Dona Dona
Ben Zimet (yiddish) Dona Dona
* Cf. Musique klezmer : de Pitchi Poï à New York
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