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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Hélène Grimaud et les mains qui marchent jusqu’au ciel

Hélène Grimaud et les mains qui marchent jusqu’au ciel

J’ai eu l’occasion de l’entrendre jouer son récital sur Bach à New York le 28 février 2009 et au Théâtre des Champs-Elysée le 9 juin 2009. Si les artistes sont les nouveaux chamans comme l’écrivait le mythologue Joseph Campbell, c’est assurément ce qu’est la pianiste Hélène Grimaud. Lorsqu’elle a joué Bach, je l’ai vue en action. J’ai vu une chamane traverser le feu sans brûler. Pendant une heure et quart, négligeant sa fatigue, elle a joué sur des cendres brûlantes, et plutôt que de laisser les touches du piano lui roussir les doigts, elle faisait crépiter les sons à une allure surhumaine. Car il y a quelque chose de surhumain dans cette technique sensible et maîtrisée. J’observai son visage médiumnique. Elle murmurait le thème de chaque morceau sans doute, mais je la voyais dialoguer avec l’invisible. Les chamans, ces voyageurs de l’âme, avaient le don de converser avec les esprits pour ranimer une âme morte ou égarée. Ce n’est pas seulement l’âme d’un compositeur qu’Hélène Grimaud réincarne sur scène à travers son jeu, c’est celle du spectateur qu’elle rappelle à la vie. C’était la mienne.

Les chamans sont des poètes ; ils avaient la force de donner sens à l’expérience d’être en vie. N’est-ce pas ce qui fascine tant chez Hélène Grimaud ? Celle qui ose accomplir chacune de ses passions, de la musique aux loups, de la préservation des compositions musicales les plus grandes à la préservation des loups, c’est le même souffle qui l’anime. Dans tout ce qu’elle accomplit, il y a une nécessité de préserver. Même lorsqu’elle écrit, elle préserve des paroles ; l’enseignement des autres s’ancre dans ses livres bien davantage qu’une parole sur soi. Elle trouve une manière intime de les jouer sur une page à la place du clavier. Ou, c’est au monde sauvage qu’elle redonne surtout sa place, jusque chez son lecteur. Impossible de ne pas se demander comment elle parvient à préserver ses propres forces.

A-t-on idée de la solitude de la pianiste, de l’épreuve qu’elle traverse, entrant sur scène absolument seule devant l’instrument ? En un instant, elle doit capter son audience et arracher au piano la diversité, la complexité d’un chant. Hélène Grimaud y fait entrer les accords frissonnants de l’hiver, la ferveur des orages, le silence même d’un souffle retenu. Elle est vêtue de blanc face au Steinway noir, elle joue sur les contradictions déjà inscrites dans le clavier. C’est l’union des contraires, le principe même d’une expérience mystique. La femme et le piano. L’humain et la création humaine. Le visible et l’invisible. Le tangible et l’intangible. La raison et la folie d’une composition et plus encore peut-être d’une interprétation au bord du précipice. Hélène Grimaud joue de tout son être, et ce qui frappe sur son visage, c’est l’empreinte mystérieuse de l’extase. Son corps réservé, contenu, tous ses muscles tendus dans l’exécution des morceaux. La scansion frappante de ses mains animées d’une vie quasi séparée. Le contraste est saisissant avec l’intensité de la musique obtenue, sa vitesse d’exécution, son art de sculpter au vol des sons dans l’air.

Si tant d’émotions passent en écoutant ces grands compositeurs à travers Hélène Grimaud, c’est en raison de ce voyage sur un fil si ténu tendu entre deux falaises, cette précipitation à nous entraîner sur le pont de l’épée, le pont étroit, privilégié, blessant, ardu, qui conduit au-delà de toute dualité : alors ces musiciens morts sont vivants, la création est toujours recommencée. Et l’art d’Hélène déclenche en moi une synesthésie particulière : je vois des vers apparaître sous mes yeux. C’est Nazim Hikmet qui me revient soudain : “Je suis dans la clarté qui s’avance/ Mes mains sont toutes pleines de désirs/ Le monde est beau... Etre captif, là n’est pas la question/ Il s’agit de ne pas se rendre/ Voilà”. Je ne suis plus captive et j’ai quitté pour un temps l’étroitesse de mon propre corps. 

Hélène Grimaud a les mains qui marchent jusqu’au ciel. Elle fait battre les paupières du coeur surtout quand on les a refermées.

Laureline Amanieux, ©.


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9 réactions à cet article    


  • Gabriel Gabriel 17 août 2009 10:20

    Bonjour,

    Il est un besoin impérieux de rêve afin de se ressourcer. Certains artistes nous permettent ce voyage. Hélène Grimaud est de ceux là. Peut-être qu’une bonne partie de son charisme, de son aura sont le fait de sa proximité avec la nature, de sa complicité avec les loups. La maîtrise de l’instrument à ce niveau là est magique.

    Merci de cet article


    • ZEN ZEN 17 août 2009 10:28

      Sûr que Léon va arriver, lui qui a magnifiquement parlé des « yeux d’Hélène »

      Cette grande pianiste reste pour moi un mystère...


      • Marcel Chapoutier Marcel Chapoutier 17 août 2009 14:08

        Hélène Grimaud joue en public « le clavier bien tempéré » (ce n’est pas précisé mais bon !) de JSB (je pense qu’elle a joué l’intégrale du premier livre du moins je l’espère), c’est courageux de sa part, peu de pianiste se lancerait dans un tel défi, j’applaudi des deux mains. En plus elle l’a enregistré, j’en ai écouté un petit bout ça avait l’air pas mal du tout.

        Mais vous vous mèprenez, le chaman dans l’affaire n’est pas la belle Hélène, mais le colossal JS Bach (c’est le père de toute la musique européenne)... Mlle Grimaud a l’intelligence de mettre sa technique et sa sensibilité à son service et non pas le contraire. Vous avez été envoutée par la musique de ce compositeur hors norme, et Hélène a fait le médium avec grand talent...


        • ZEN ZEN 17 août 2009 14:13

          Le meilleur interpréte est celui qui s’efface devant l’oeuvre

          Qui a dit ça ?


          • Laureline Amanieux Laureline Amanieux 17 août 2009 14:42

             

            Merci pour tous vos commentaires ! C’est vrai qu’il s’agit dans cet article davantage d’un portrait de l’interprète en action que d’une analyse de son jeu de musicienne ou d’un éloge de Bach même si j’ai été en effet envoûtée par sa musique. Je suis très reconnaissante de manière générale à celui ou celle qui réussit à créer cette rencontre avec l’Art que ce soit un artiste, un inconnu dans la rue ou un professeur faisant vivre Platon pour ses élèves qui pour beaucoup n’auraient pas ouvert un livre de lui. J’espère montrer tout cela dans mes articles, à bientôt !

            Laureline.


            • monbula 17 août 2009 15:19

              Rachmaninov, Askénasy et Grimaud:dans le 2ème concerto, on y est bien.

              On l’entend rarement sur France Musique qui par effet de mode, préfère les interprètes français.


              • Jordi Grau J. GRAU 17 août 2009 18:47

                Il y a quelques mois, j’avais emprunté un CD à la médiathèque local. Je crois que c’était du Bach. L’interprétation était bonne, mais ne m’avait pas bouleversé outre mesure. En revanche, j’avais été très énervé par le livret où l’on voyait Hélène Grimaud faire des poses comme une starlet. Je déteste cette starification du monde de l’art. Ce n’est pas parce qu’on est beau qu’on est forcément un grand artiste. Peut-être qu’Hélène Grimaud est les deux à la fois, mais elle devrait se souvenir qu’elle est d’abord une artiste. Bien évidemment, je ne lui jette pas la pierre : elle est seulement complice d’une société du spectacle qu’elle n’a pas créée.


                • herbe herbe 17 août 2009 19:43

                  J. GRAU j’ai eu aussi le privilège de la voir interpréter BACH cette année.
                  Ne vous fiez pas au livret, cette apparence de pose statique est insuffisante pour se faire une idée juste.

                  Elle irradie de cette beauté toute artistique. L’artiste en état de grâce et au sommet de son art.
                  Elle est entière et intègre et on ne peut lui faire grief de cette harmonie !

                  Ceci dit la société du spectacle utilise une dimension réduite à l’image comme à son habitude, est c’est un grand classique pour un système qui va faire jouer le marketing comme à son habitude.
                  Sauf que dans ce cas on ne peux opposer comme souvent (quand un contenu est tout pourri, on soigne l’emballage), dans ce cas l’emballage même si il est à vrai dire de luxe ne vient que souligner et mettre en valeur la qualité du contenu artistique ...

                  Alors si on parle de complicité elle serait de mon point de vue plus subie que choisie mais n’est ce pas le cas pour beaucoup d’entre nous ?
                  Je vais ressasser mon vieux leitmotiv : je ne sais pas encore comment mais il faudra pour lever toute suspicion, tout en offrant à chacun un moyen d’existence, en finir avec les systèmes de dépendances économiques qui font que personne ne peut arriver à l’autonomie véritable. Souvent nous ressemblons à cette mère au foyer qui voudrait bien demander le divorce mais n’a pas encore les moyens économiques de réaliser son vœu alors fait les arrangements qu’elle peut ...


                • le-Joker le-joker 18 août 2009 10:16

                  Il existe peu d’interprêtes qui touchent la grâce lorsqu’ils jouent, Hélène Grimaud fait partie de ces êtres qui atteignent des sommets lorsqu’ils jouent, composent ou créent.

                  Je n’ai à ce jour vu qu’une seule pianiste jouer de cette façon il s’agit de Maria Joao Pires mais Hélène Grimaud a cette grâce et cette beauté merveilleuse qui font d’elle une artiste à part.
                  Quel homme pourrait être insensible à son charme et son talent ?

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