Houellebecq : le devoir d’être abject
« Acceptable comme tout écrivain de valeur,
Houellebecq ne l’est pas. Son encre est trempée dans le cyanure, sa littérature
est dangereuse, parce qu’elle dit le pays dans lequel nous vivons », Marc
Weitzmann, Houellebecq, Aspect de la France
« Merci d’être né, Michel », Pierre Cormary,
Houellebecq, notre frère
Les romans de Michel Houellebecq font écrire, parler, sourire, hurler.
Mais sont-ils réellement lus ? On a l’impression à y regarder de près que
tout le soufre qui entoure chaque nouvelle parution d’un opus de l’écrivain le
plus « déprimant » du moment, équivaut à de passionnelles polémiques
destinées à faire vendre des journaux, ou à faire hurler des indigents. Rien de
ce qui est dit autour de l’auteur ne concerne l’auteur. Rien de ce qui est
écrit à propos de ces œuvres ne concernent ses œuvres. On se retrouve malgré
soi coincé par une critique méta-textuelle qui interprète, extrapole, s’alarme
sans jamais se soucier du texte lui-même. Le nouveau Houellebecq intitulé La Possibilité d’une île, n’a évidemment pas
échappé à cette destinée funeste...
Houellebecq, le cynique
Houellebecq
est un monstre. Ou devrais-je plutôt dire derrière Pierre Cormary que
Houellebecq est « Le seul écrivain français qui ait compris
l’époque ! Le seul qui mérite vraiment d’être lu »[1] ? Houellebecq dénonce l’échec d’une
civilisation ! Tous ses personnages, généralement des hommes médiocres,
souffrent, cherchent désespérément l’amour de l’autre. Mais les illusions de la
libération sexuelle, l’individualisme primaire qui s’est installé dans les
rapports humains, chacun revendiquant pour lui seul son droit au plaisir, le
sadomasochisme, la compétition sexuelle, la négation ou mutilation du corps
d’autrui, autant de murs, autant de fossés qui séparent les individus. Autant
de limites posées par la gestion des intérêts privés, l’égoïsme. Le tout à
l’ego. Autant de remparts à l’amour ! Oui ! Ca n’est pas seulement la
société de consommation, et la fausse libération sexuelle qui sont les ultimes
coupables de nos déchéances amoureuses. Société délétère incapable d’enseigner
l’amour désintéressé de son prochain ; une société qui véhicule une image
fausse, illusoire des corps ; une société qui stigmatise les beaux corps.
C’est la faute au moi. Un « moi » pour Houellebecq, qui n’existe pas.
Nous ne savons pas nous trouver. Le moi n’est qu’un objet en souffrance
focalisé par la mort. De fait, chez Houellebecq, tous ses personnages sont aux
prises d’une spirale irréversible. Tout d’abord, l’attachement à l’ego :
origine de toute souffrance. Nourri par la compétition sexuelle, il l’est
d’abord par la mort. Mort et souffrance. « Il est faux de prétendre
que les être humains sont uniques, qu’ils portent en eux une singularité
irremplaçable. (...) C’est en vain, le plus souvent, qu’on s’épuise à
distinguer des destins individuels, des caractères[2]. » Notre mort et notre souffrance ne se
partagent pas ; elles sont notre pleine essence. Le reste ne demeure dans
la mémoire qu’à peine plus qu’un roman qu’on aurait lu[3]. Cette association inextricable à notre fin
tragique annoncée ne permet pas l’amour. Et pourtant ! Qu’ils soient
misérables, pleins de haines, froids, médiocres : tous les hommes rêvent
d’amour. Reste que les hommes et les femmes en rêvent. Mais peuvent-ils seulement
atteindre leur désir ? Les quinquagénaires salivent sur des nymphettes
dont les corps sont très beaux, bandants, mais vides, creux. De petites
« garces » de 17 ou 18 ans incapables, bien souvent par connerie
crasse, de sortir de l’amour de leur petite personne sans existence, sans
importance[4]. Des crétines aussi belles que stupides. Plus
tard, lorsqu’elles seront devenues des femmes, elles prendront « des
calmants, (feront) du yoga, (iront) voir des psychologues ; (les femmes)
vivent très vieilles et souffrent beaucoup. Elles vendent un corps affaibli,
enlaidi ; elles le savent et en souffrent. Pourtant elles continuent, car
elles ne parviennent pas à renoncer à être aimées. Jusqu’au bout elles sont
victimes de cette illusion. À partir d’un certain âge, une femme a toujours la
possibilité de se frotter contre des bites ; mais elle n’a plus jamais la
possibilité d’être aimée. Les hommes sont ainsi voilà tout »[5]. Mais sommes-nous seulement programmés pour
l’amour ?
Houellebecq est cet écrivain cynique, sans concession sans
compromission. Écrivain qui dénonce son temps, qui refuse de travestir la
réalité, qui jette sur les événements et les comportements, un regard froid et
lucide, un regard glacé...
Et
Houellebecq est au fait de notre réalité. Avec la sortie d’Extension du
domaine de la lutte[6], il espérait encore changer le monde,
depuis, il n’espère même plus. Il ne se voit plus en conflit avec le monde[7]. Probablement parce qu’il sait que la
littérature aujourd’hui ne changera plus rien...
Houellebecq
est donc tout simplement de cette race des pessimistes. Oui ! Des grands
pessimistes post-Schopenhaueriens qui ont beaucoup de mal à se guérir.
Et
si...
Et
si finalement Schopenhauer avait raison ? Et si la vie n’était qu’un
pendule oscillant entre souffrance et ennui ? Question que Houellebecq se
pose irrémédiablement. Qui paraît hanter tous ses romans depuis le premier, Extension
du domaine de la lutte[8]. Lui, dont la plume souhaite rendre ses
lettres de noblesse au philosophe allemand armé d’un irréversible pessimisme,
et que Nietzsche avait, selon les mots mêmes du romancier, si mal compris...
Houellebecq, le moraliste
À
l’instar de Camus, de Dagerman ou de Sartre, Houellebecq est la conscience de
son temps, de toute une génération dont il est devenu le porte-parole. Il est
notre miroir. Un miroir qui renvoie une image si abominable qu’elle nous
interpelle et nous effraie. Une image si insupportable qu’elle nous révolte.
Houellebecq n’est pas un écrivain monstrueux. Juste un monstre qui met le doigt
sur notre condition humaine et détestable. Il est la victime de la vindicte des
« faibles », des hommes du ressentiment qui ne supportent pas d’être
ainsi mis à jour. Il pourrait être comparé à ce messager dans la tragédie
grecque antique, qui, apportant une mauvaise nouvelle à la cité, se voit la
cible de la colère de tous car, ne pouvant détruire le message, tous s’en
prennent naturellement au messager. Je vous avoue donc être complètement
désespéré par toute ces lectures si convenues, bâclées, banales qui voient en
Houellebecq lui-même, un écrivain désespérant et atrophié par le désespoir
morbide d’un suicidaire qui déteste la vie. Quand on ne lui reproche pas
d’écrire des romans de gare saturés de scènes pornographiques et de réflexions
pseudo-métaphysiques, telle cette perle : « Je m’étais dit que
les hommes étaient vraiment de braves bêtes, parfois, dès qu’il était question
de la chatte »[9], on reproche à l’écrivain francophone d’être
désespéré. Quelle belle vérité !
Mais
pas de méprise ! Michel Houellebecq n’est pas l’auteur du
« désespoir ». Il n’est pas un auteur pour suicidaire sous Prozac.
Michel Houellebecq est un écrivain dé-sengagé, tragique, désespéré. Écrivain
non de l’absurde, mais dont l’absurde ne lui est en rien étranger. Cet absurde
né de cette absence d’espoir. « L’homme se trouve devant
l’irrationnel. Il sent en lui son désir de bonheur et de raison. L’absurde naît
de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du
monde », écrivait Camus dans Le Mythe de Sisyphe[10].
Nous
avons découvert Houellebecq dans sa dimension tragique.
Je
lui appliquerais d’ailleurs volontier cette brillante formule de Nikos
Kazantzakis : « Je ne crains rien, je n’espère rien, je suis
libre ». Voilà la représentation parfaite dont Houellebecq se fait de
la vie[11]. Une représentation à la fois morale, éthique,
existentielle, et métaphysique. Parce que osons - contre la fronde - le dire une
bonne fois pour toute : Houellebecq est un « moraliste »[12]. Un vrai ! Un de ceux que l’on pourrait
ranger aux côtés de La Rochefoucault ou de La Bruyère.
Et
pour illustrer cette idée, prenons l’exemple de son troisième roman, Plate-forme[13] : l’écrivain dépeint le cheminement
initiatique d’un homme à Bangkok, qui s’abandonne aux plaisirs du body massage,
avant de décider, avec son amie Valérie, rencontrée là-bas, de proposer un club
« où les gens puissent baiser ». Certes, pas entre eux. Non !
Michel le personnage principal, ne pense pas à un club échangiste, si répandu
ces dernières années en Occident. Pourquoi ? Eh bien tout simplement parce
que selon l’anti-héro houellebecquien, « il doit certainement se
passer quelque chose, pour que les Occidentaux n’arrivent plus à coucher
ensemble ». La vision de cette dégradation des rapports est
parfaitement vue par le personnage de Houellebecq. Michel veut en réalité, leur
proposer des autochtones : parce que celles-ci « n’ont plus rien
à vendre que leur corps, et leur sexualité intacte ». Pas de lutte
des sexes, pas de hargne, seul le bon rapport avec le partenaire compte.
N’est-ce
pas Houellebecq qui encensa les Thaïlandaises, à la sortie de son roman,
faisant valoir leur savoir-faire en matière sexuelle, les considérant comme des
femmes, à l’inverse des occidentales, qui savent réellement donner de l’amour
et du plaisir aux hommes ? En effet...
Les
mauvaises interprétations, incapables de s’élever, peuvent démarrer. Eh bien,
contrairement à toutes ces lectures convenues de « bien-pensants »,
il ne faut certainement pas voir dans ce roman, une apologie du tourisme
sexuel, mais bien la dénonciation de la déliquescence du monde occidental,
causée par l’ultralibéralisme, que Houellebecq avait déjà entamée avec Extension
du domaine de la lutte[14].
Faire
le constat d’un déclin de la sexualité étendu à l’ensemble des couches
sociales, aux hétérosexuels comme aux homosexuels, épargnant à peine les jeunes
ou les adolescents (lorsqu’ils baisent). Constat d’autant plus fort, que Michel
Houellebecq remarque, à juste titre, que l’absence de sexe entraîne
irrémédiablement d’autres dérives : « If you have no sexe, you
need ferocity. That’s all[15]... »
Nous
sommes bien loin de l’immoralisme dont on le taxe sans arrêt. Je l’ai déjà
dit : Houellebecq est cynique ; il n’attend plus rien des hommes. Et
il n’a même plus le désir de changer quelque chose... Un roman ne changera
jamais rien !
Pour
rajouter à l’infamie, Houellebecq use d’une écriture grise[16]. Sacrifie le style au profit des idées. Des
idées au service d’une vision politique du monde.
Houellebecq, le politique
Dans
un texte de toute première catégorie, Sortir du XXe siècle ?[17], Michel Houellebecq écrit la chose
suivante : « La littérature ne sert à rien. Si elle servait à
quelque chose, la racaille gauchiste qui a monopolisé le débat intellectuel
tout au long du XXe siècle n’aurait même pas pu exister. Ce siècle, bien
heureusement, vient de s’achever ; c’est le
moment de revenir une dernière fois (on peut du moins l’espérer) sur les
méfaits des « intellectuels de gauche », et le mieux est sans doute
d’évoquer Les Possédés, publié en
1872, où leur idéologie est déjà intégralement exposée, où ses méfaits et ses
crimes sont déjà clairement annoncés à travers la scène du meurtre de Chatov.
Or, en quoi les intuitions de Dostoïevski ont-elles influencé le mouvement
historique ? Absolument en rien. Marxistes, existentialistes, anarchistes
et gauchistes de toutes espèces ont pu prospérer et infecter le monde connu
exactement comme si Dostoïevski n’avait jamais écrit une ligne. Ont-ils au moins
apporté une idée, une pensée neuve par rapport à leurs prédécesseurs du
roman ? Pas la moindre. Siècle nul, qui n’a rien inventé. Avec cela,
pompeux à l’extrême. Aimant à poser avec gravité les questions les plus sottes,
du genre : « Peut-on écrire de la poésie après
Auschwitz ? » ; continuant jusqu’à son dernier souffle à se
projeter dans des « horizons indépassables » (après le marxisme, le
marché), alors que Comte, bien avant Popper, soulignait déjà non seulement la
stupidité des historicismes, mais leur immoralité foncière. »
Comme Dantec, Houellebecq ne retient des années 70, qu’un vilain
souvenir, vomissant cette pensée de gôche, intelligentsia précaire aux fausses
valeurs. Cette gôche à vomir, gôche caviar, incarnée par l’icône Mitterrand,
grand homme politique qui fit entrer la gôche à l’Élysée en 1981, puis la
droite en 1984. Valeurs périmées aussi vite que cueillies de l’arbre, cette
gôche mitterrandiste qui sut, avec quel brio, trahir tous ses partisans,
préparant, ô ! ironie, avec quel talent subtil, l’entrée en grandes
pompes, du grand capital dans notre belle France moderne des années 80,
l’entrée par ricochet de l’aliénation de l’individu à la machine
économique ; gôche, parti le plus bête du monde, qui ne sut faire
autrement que travailler contre son propre camp en préparant de façon
irréversible, une très belle extension du domaine de la lutte pour tous les
travailleurs, les futurs diplômés, les générations à venir, générations
Mitterrand qui furent trahies !
Michel Houellebecq a évidemment raison de vouloir faire la guerre
à ces histrions de fortune, ces intellectuels hallucinés qui avaient la haute
prétention, cette méprisable vanité de remettre à zéro les compteurs de
l’histoire ; il s’agit donc de faire le procès de ces intellectuels de
gôche, vite, avant que tous les ouvriers de France, tous les employés, tous ces
gens d’ « en bas » comme certains disaient benoîtement, désespèrent
des valeurs sociales-démocrates, et se mettent à voter pour des ultra-libéraux,
voire pis, des fascistes populistes de tout horizon.
Par l’incipit de ce texte magnifique, Houellebecq ne fait que stigmatiser le
fait qu’il appartient à une génération qui fut marquée profondément par le
vocabulaire creux et pompeux du marxisme, dénonçant avec justesse combien tout
ce qui prétend libérer l’individu l’aliène au contraire. Grand Héraut de notre
médiocrité moderne, Houellebecq dénonce le schéma du modèle privé : toutes
ces relations humaines non rentables que la société de consommation balaye sous
le tapis ; il brasse des thèmes complexes et dérangeants tels, la
solitude, la frustration comme principe constitutif de nos personnalités fin de
siècle, la lutte à mort pour la satisfaction de nos désirs consuméristes, dans
un univers où la logique libérale organise tout, du travail à la sexualité,
rien n’échappant aux « eaux glacées du calcul égoïste ». Un
Houellebecq certes controversé. Un Houellebecq qui ne demeure pas figé dans ses
idées. Probablement même, un Houellebecq qui parle à une génération « désenchantée » :
les 30-45 ans. Il est à noter que son premier roman est encore très marqué
extrême gauche. Une marque de fabrique qui ne se trahit tout de même pas par
son examen sensé et critique de la « libération sexuelle » en tant
que moteur de toute relation entre individus, dans sa vision très
« hobbesienne » ou très « darwinienne » de notre société
« postmoderne ».
Houellebecq, l’écrivain
postmoderne
Et
puisque je cite ce concept-clé de ces dix dernières années : le
« postmoderne », posons-nous une question : ne faudrait-il pas
précisément aborder son nouveau roman, ainsi que toute son œuvre, avec cette
idée en tête : Houellebecq est le chef de file d’une littérature
« postmoderne » ? En effet ! Il est également un écrivain
qui écrit contre le vice, le nihilisme, et l’immoralisme rampant qui agitent
notre époque, s’installant insidieusement. Écrivain « postmoderne »
car il n’assassine pas la forme du roman, il ne vilipende pas les techniques du
roman. L’essence du roman est éteinte depuis Nathalie Sarraute[18] et le nouveau roman qui lui firent la peau.
Houellebecq est le plus important écrivain de son temps, car il a saisi tous
les signes, les enjeux de la postmodernité dans laquelle nous nous engouffrons
tête baissée. La définition de « postmoderne » que j’emploie est
celle d’une notion valable pour quelques millions d’Occidentaux pour qui la vie
est rapide, rationnelle, efficace, propre, désenchantée et magique ; pour
qui la modernité est assumée et existentielle et non vécue sur le mode de
l’imposition d’un quotidien technique et instrumental. La prolifération des
« post », « néo », « high-tech » révèle ce
sentiment d’une modernité assumée et vécue au second degré. Est post-moderne
donc ce qui permet le retour du passé sur le mode de l’instable, du changement
et du progrès propre au modernisme ; le retour du passé n’étant pas pour
autant retour au passé. Et même s’il existe plusieurs acceptions de ce
concept, bien sûr, c’est l’acception philosophique que je retiens, celle
qu’emploie Jean-François Lyotard dans La
Condition postmoderne[19].
Et je le redis : Michel Houellebecq est le plus grand
écrivain « postmoderne » de ce siècle naissant, - aux côtés de
Maurice G. Dantec. À eux deux, ils sont les écrivains les plus pénétrants, les
plus incisifs lorsqu’ils décrivent notre époque contemporaine et sa décadence.
Ils réforment les codes en vigueur, ils transforment à leur manière la
littérature : Houellebecq en vidant la langue française de toute fioriture
stylistique et inutile, et en réinventant le roman journalistique selon Zola,
en l’innovant, faisant de ses romans de véritables dynamites littéraires à
thèses multiples. Soit ! « Il fait tâche ! » Mais auprès de
qui ? Des professeurs de lettres moribonds ? Des censeurs de la
pensée correcte ? Des chiens de guerre toujours alléchés par le scandale
et la chair fraîche ? Ne serait-ce pas finalement une formule qui cache
une réelle incompréhension du sillage dans lequel s’est à présent inscrit la
littérature française, trop souvent au point mort, enfermée dans les clichés et
le « psy-cul », vilaines histoires de fesses, telles celles de
Catherine Millet, Virginie Despentes et consœurs, inventant une littérature
féminine et féministe, en réponse à la littérature machiste masculine, mais qui
n’est en fait qu’une vague imitation décadente, quand ce n’est pas la prose
sordide d’une Christine Angot singeant maladroitement le style de Duras, et
nous racontant ses cunnilingus échangés avec une lesbienne ou ses aventures
ordinaires d’une décérébrée ordinaire et platement banale ?
Un
roman de Houellebecq paraît, si on ne s’y approche pas de plus près, écrit
systématiquement sur le même thème. Les personnages sont stéréotypés, les
situations presque caricaturales. Tous les caractères de l’œuvre
houellebecquienne paraissent englués dans un réel sordide. Les romans sont des
narrations de faits, de scènes dénuées de toute fiction. L’histoire,
l’intrigue, le nœud même qui caractérisait le roman jusque-là semble évacué au
profit d’une peinture sociologique d’une complaisance exacerbée. Et ce réalisme
attaché à la plume de Michel Houellebecq semble rejeter dans les termes mêmes
de la conséquence du choix de peindre le réel avec une fidélité que seul Balzac
connaissait, une façon de rejeter définitivement l’art. Lire et apprécier
Houellebecq, c’est accepter que l’art du roman, - si son âme est encore parmi
nous ! -, n’est plus la réinvention même du réel, mais la mimésis
la plus parfaite. Une sorte de traduction du monde tel qu’il est, ou prétendu
telle...
Houellebecq
transfigure le banal, dénonce la haine ordinaire, le racisme rampant, celui qui
est véhiculé par une pensée molle, celle de l’homme du ressentiment pour
reprendre la formule nietzschéenne. Michel Houellebecq dispose de cette
distance, cette acuité sévère qui lui permet de rationaliser les comportements
ou des sentiments ressentis par le nombre sur le mode du « vécu ».
Michel Houellebecq est le diaporama d’un malaise « civilisationnel »,
d’une dépression généralisée. Il est comme la chouette de minerve de Hegel qui
prend son envol à la tombée de la nuit. Son regard se fait synthèse d’une catastrophe
générale, témoin des catacombes de l’Occident, fin d’un empire économique,
technique et philosophique.
Houellebecq, le visionnaire
Dans
l’hystérie collective qui entoure la « sulfureuse » parution d’un
nouveau roman de Michel Houellebecq, tout et n’importe quoi est dit :
« infâme écrivain », « politiquement incorrect »,
« misogyne », « raciste », « petit bonhomme animé par
la vengeance et la haine du genre humain ». Bref, le moins que l’on puisse
dire, c’est que l’on y voit finalement assez peu clair. Devrait-on dire de
Houellebecq ce que Malraux disait de Céline ? « Grand écrivain, mais
pauvre type » ? Dans le même registre, faudrait-il, comme certains le
firent avec Céline, distinguer l’œuvre de l’artiste ?
La
question qu’il faudrait avant tout se poser est la suivante : qu’est-ce
qui fait courir, et surtout parler Houellebecq ? Lucidité ?
Cynisme ? Désespoir ? Haine ?
Quand
après avoir écrit un roman[20] dénonçant ce qu’il appelle la
« bêtise » d’une religion, précisément l’islam, sa dangerosité sur le
plan politique et idéologique, et qu’il réitère en personne répondant à la
revue Lire : « (La) religion la plus con, c’est quand même
l’islam. Quand on lit le coran, on est effondré[21]... ! » On a l’impression que tout
est clair !
Oui !
Cela semble clair ! À certains moments, c’est probablement la haine qui le
fait parler... Oui ! C’est en effet possible ! Il est probable
qu’avec Houellebecq, nous sommes bien dans la vengeance, comme le prétend
Patricola[22]. Reste que l’islam se doit encore d’en passer,
à l’instar de son aîné le christianisme, par son « siècle des
Lumières ». Il n’en demeure pas moins non plus qu’un certain islam, dans la confusion des débats, se présente, avec ses
controverses autour du voile, les attentats meurtriers perpétrés par des
minorités intégristes qui prônent un islam idéologisé, comme un islam politique
qui mène en fait un combat contre la République et contre la démocratie, ne
faisant que très peu cas de la vie humaine.
Michel
Houellebecq serait alors cet « iconoclaste de la République des
lettres »[23] dont parle Patricola, que cela ne changerait
pas grand-chose au côté visionnaire de son œuvre, à sa grande lucidité et son
acuité en matière d’observation de notre monde contemporain. Les attentats du
11-Septembre 2001, de Bali en 2002, et récemment de Londres montrent bien que
certaines « interprétations » de l’islam font problème... que la
lucidité de l’écrivain est une sorte de fil directeur à sa sulfureuse plume.
Houellebecq, le misanthrope
Sans
jamais se laisser aller au moindre psychologisme, Houellebecq fonde ses romans
sur le moule anglo-saxons, notamment celui de Bret Easton Ellis. Il dénonce la
cruauté ou la méchanceté qui courent depuis le début de l’humanité. Dès
l’enfance, on a le sentiment que l’homme est « programmé » pour faire
souffrir ses congénères. Cette vision très hobbesienne l’amène à introduire
dans ses romans des descriptions crues, sans nuances qui nous montrent combien
en Occident, si l’on n’y prenait pas garde, en observant simplement nos
contemporaines, en analysant l’histoire et sa violence accoucheuse du progrès
tel que l’écrivait Karl Marx, on glisserait progressivement vers une sorte de
misanthropie crasse.
Emplis
de compassion pour les multiples victimes qui jalonnent ses œuvres, nous
acceptons alors volontiers de suivre Houellebecq sur le chemin vers lequel il nous
entraîne, le seul qui soit encore un chemin d’espoir pour nous tirer de la
« barbarie » si on en croit l’auteur : celui de l’eugénisme. Ca
n’est pas une « solution finale ». Pas un « eugénisme
fasciste ». C’est un projet scientifique qui permettrait l’invention et
non la sélection. Inventer une espèce humaine qui serait enfin délivrée du désir
sexuel et de la mort [24].
Une
idée novatrice qui se trouve reprise et continuée par le nouveau roman de
Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île [25].
Dans
Les Particules élémentaires [26], Michel, le scientifique, imaginait
une espèce asexuée et immortelle. Dans ce nouveau roman, l’idée de
l’immortalité est reprise. Le personnage principal, Daniel1, qui est par
ailleurs un artiste célèbre pour ses sketchs comico-haineux, - un de ces
personnages houellebecquiens englués dans une vision du monde cynique et
décalée, qui admet que ses sketchs véhiculent bien la haine raciale et la
haine de son prochain, car, quand on fait rire, on vous donne le droit d’être
abject - couche sa vie sur le papier afin que ses futurs clones puissent en
prendre connaissance et ainsi éviter de nombreuses erreurs. Houellebecq ose
ainsi aborder avec beaucoup de discernement le sujet si controversé du clonage.
Bienvenu dans l’ère du « post-humain ». Ce que Daniel25 dans le
dernier roman de Houellebecq, appelle le « néo-humain ».
Voilà
donc la grande novation houellebecquienne, à peine tentée si l’on peu dire par
l’avant-dernier, Plate-forme[27] : l’anticipation. Des « néo-humains »
en quête d’immortalité. Evidemment ! Le désir d’éternité ! Qui n’en a
jamais rêvé ? Plus que jamais notre société consumériste, individualiste,
nihiliste, athée, incapable de se penser dans la pérennité du groupe, pose cette
alternative comme salvatrice. L’éternité comme dernier espoir d’accès au
bonheur ?
On connaît la fameuse « quête » du bonheur en laquelle Houellebecq ne
croit pas [28], ou ne croit plus, lui qui, par ce livre, se
pose une autre question fondamentale, celle du sens de la vie ? Heidegger
avait, jadis, en son temps, repris la vieille question antique : « Pourquoi
y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Une question fondant
toute la recherche du sens. Un sens que la secte des Elohims bien évidemment se
pose, et pose dans ce roman.
L’intérêt de citer cette rencontre entre le narrateur et le prophète
des Elohims pour Houellebecq reste bien entendu de souligner les limites de la
science, de la technique et surtout des religions. Religions qui, dans ce
roman, sont réduites à de vulgaires phénomènes de pure consommation.
Mais
la vie éternelle est-elle seulement une possibilité envisageable ? Et
aurait-elle pour autant un sens ? Simone de Beauvoir dans Les Hommes
sont tous mortels [29] en dénonçait déjà la supercherie. L’homme
ne mérite pas un tel destin ! Car c’est le destin le plus funeste qui
soit !
Quand
à Houellebecq, s’il ne montre plus beaucoup de compassion pour ses
« frères » humains, il continue tout de même de les créditer d’une
faculté qui leur confère toute leur dignité : l’émotion. Faculté que la
vie éternelle leur ôterait définitivement :
« Je compris également que l’ironie, le comique, l’humour devaient
mourir, car le monde à venir était le monde du bonheur, et ils n’y auraient
plus aucune place [30]. »
L’émotion, serait donc la rançon à payer pour obtenir le bonheur ? Et
Houellebecq en écrivain désespéré au sens grec du terme règle la question sans
illusion.
L’homme
aussi évolué qu’il soit, scientifiquement, techniquement, culturellement,
resterait quoi qu’il prétende, une bête, un infrahumain, un post-humain dont
les sentiments auraient disparu, et ne seraient pas plus heureux qu’autrefois.
L’homme ainsi ne mériterait donc pas la vie éternelle, car il ne sait que
produire violence et souffrance sur ses propres frères ; en bref, un homo
sapiens à peine plus évolué que ses congénères, qui est pour lui-même le plus
nuisible des êtres vivants.
Houellebecq,
à l’image de ses héros, ressent le mal de vivre. Un mal de vivre sûrement
inspiré de la décadence, du nihilisme contemporain, du délitement de la morale.
« Elle avait raison : je suis un tout petit enfant infirme, très
malade, et qui ne peut pas vivre. Je ne peux pas assumer la brutalité du
monde ; je n’y arrive tout simplement pas [31]. »
Pour
survivre, rester vivant en ce monde qu’il juge derrière Schopenhauer, n’être
qu’« une souffrance déployée » [32], Houellebecq n’a qu’une seule parade, qu’une
seule carte : la poésie. Il est peut-être même l’un de nos
derniers poètes. Mais grâce à elle, grâce à la poésie, il peut
« survivre ». Survivre par l’écriture. Une écriture qui lui permet, -
et nous permet - de ressentir quelques moments d’infini.
Houellebecq
a donc compris la leçon : il ne doit pas mourir. Il doit tenir bon !
Car, « un poète mort n’écrit plus. D’où l’importance de rester vivant » [33].
- les unes considérées comme mignonnes par les garçons de leur âge, les autres comme insignifiantes ou franchement laides ; il n’empêche que pour n’importe lequel de ces jeunes corps un quinquagénaire aurait été prêt à payer, et à payer très cher, voire le cas échéant à risquer sa réputation, sa liberté et même sa vie », La Possibilité d’une île, p. 84, Fayard, 2005.
[16] Jean-François Patricola, Michel
Houellebecq ou la provocation permanente, p. 112, Ecriture, 2005.
[17] Lanzarote et autres textes, Librio,
2002.
[18] Marc Alpozzo, Y
a-t-il un avenir du roman ? A
propos de Nathalie Sarraute, Lekti-ecriture, 29
mars 2005 : http://www.lekti-ecriture.com/contrefeux/article.php3 ?id_article=135
[19] Jean-François Lyotard, La Condition
postmoderne, Rapport sur le savoir, Les éditions de Minuit.
[20] Plate-forme, Flammarion, 2001.
[21] Lire, n° 298, septembre 2001, p. 31.
[22] Jean-François Patricola, Michel
Houellebecq ou la provocation permanente, Ecriture, 2005.
[23] Jean-François Patricola, ibid, p. 64.
[24] Michel Houellebecq, Les Particules
élémentaires, Flammarion, 1999.
[25] Fayard, 2005.
[26] Opus. cité
[27] Flammarion, 2001.
[28] « N’ayez pas peur du bonheur, il n’existe
pas », « Survivre » in Rester vivant et autres textes,
Librio, 1999.
[29] Folio Gallimard
[30] La Possibilité d’une île, Fayard,
2005
[31] La Possibilité d’une île, Fayard,
2005
[32] « D’abord, la souffrance », in Rester
vivant et autres textes, Librio, 1999.
[33] « Survivre », in Rester vivant
et autres textes, Librio, 1999.
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