« Ici sont Les Dragons » Ariane Mnouchkine sonne une charge indignée au Théâtre du Soleil
Avec '' Ici sont les Dragons '' Ariane Mnouchkine s'attaque à du « Lourd » en l’occurrence aux impérialismes destructeurs du XXème siècle engendrant les guerres du XXIème comme celle en Ukraine détonatrice de sa nouvelle création collective.
En proie à une colère noire et très remontée contre Poutine, un immense portrait apparaît d'entrée de jeu en fond de scène, molesté par la récitante du spectacle en salopette bleue qui, ayant sommé le public d'éteindre les portables, se précipite vers le dirigeant russe en l'injuriant et en lui intimant l'ordre de dégager tout en le fustigeant sauvagement avec ses poings.
Sous ses coups, la toile se disloque, le visage de Poutine annonçant l'envahissement de l'Ukraine se déforme monstrueusement. L'auditoire est d'emblée pris à partie par un règlement de compte impitoyable à l'égard du président russe.
Après s'être inspirée des formes du Théâtre asiatique et renoué avec le Japon grâce à '' L'île d'Or '' en 2022, Ariane Mnouchkine, foncièrement écoeurée par l'invasion ukrainienne, retrouve la nécessité d'un Théâtre qui rejoint la réalité sociale et politique du monde.
Avec le même enthousiasme et la même énergie vitale qu'à 30 ans quand elle créait 1789 puis 1793, spectacles collectifs sur les révolutions françaises, elle décide de monter une fresque populaire en trois volets intitulée « Ici sont les Dragons ».
Qui sont ces Dragons ? « Dictateurs, chefs, tyrans totalitaires, mangeurs d'humains, cyclopes aveugles, peintres ratés, grands seulement par leur ambition illimitée, ils ont les armes, champions olympiques dans la pratique du Mensonge.... » dixit Hélène Cixous, auteure et dramaturge travaillant en harmonie avec Ariane Mnouchkine, accompagnant le processus de création collective du Théâtre du Soleil.
Aujourd'hui, Vladimir Poutine est ce Dragon, ogre parmi d'autres qui cherche à asservir et détruire l'indépendance de l'Ukraine. D'où ce projet titanesque pour tenter d'éclairer le chaos de ce conflit qui a éclaté le 24 février 2022 et pour cela, il fallait remonter le cours de l'histoire jusqu'en février 1917.
Avec sa troupe d'une quarantaine d'artistes cosmopolites bouillonnants de talents, c'est donc un spectacle sur toute l'année 1917 qui nous est présenté avec d'infinis détails. La deuxième époque envisagée par la suite se déploiera jusqu'en 1945, épopée qu'elle souhaite ardemment poursuivre jusqu'à nos jours. Saluons le courage inébranlable et indestructible d'une passionaria de 85 ans !
1ère époque 1917 est sous-titrée : « La victoire était entre nos mains » d'après le titre du tome 1 des '' Carnets de la Révolution russe '' de Nikolaï Soukhanov, l'un des fondateurs du Soviet de Petrograd. On remarquera que le verbe " être " est au passé révélant par là un échec probant.
Après le passage à tabac du faciès de Poutine sous les cris d'orfraie de " criminel-assassin ", Cornélia la narratrice traverse à nouveau le plateau pour s’installer dans une fosse à l'avant-scène et s’imposer en tant que metteuse en scène comme un double d'Ariane Mnouchkine au milieu d’un empilement de livres qu’elle va ouvrir afin de nous donner les moyens de comprendre la succession des événements durant cette année fatidique.
'' Tout commence toujours par une guerre '' s'inscrit en lettres lumineuses sur un ciel crépusculaire tandis que des panneaux enneigés glissent sur le plateau recouvert d'étoffe blanche. Les défaites successives de la Russie lors de la Première Guerre mondiale sont l’une des causes de la révolution de Février annonçant la fin de l'Empire Russe.
Au long d’une vingtaine de tableaux précisément datés et titrés, déroulés comme on tournerait les pages d’un livre d’Histoire nourri d'archives, de documentaires, de lettres, on assiste à la naissance d'un mouvement populaire à Pétrograd en février 1917, sous l’effet conjugué d’un hiver particulièrement rude, d’une pénurie alimentaire et de l'épuisement lié à la Première Guerre mondiale.
Soldats enlisés dans la neige, bruits de bottes, cris de femmes réclamant du pain, les scènes défilent à grande vitesse, les ouvriers se mettent en grève, les matelots s'insurgent.
C'est la grève générale. La révolte prend de l'ampleur, le tsariste Nikolaï Il abdique, le choeur des cosaques et des paysans explose, un gouvernement provisoire s'installe, des Soviets se forment.
Lénine revient de son exil en Suisse dans un « train plombé » qui arrive le 3 avril en gare de Pétrograd, figuré par un train miniature qui crache de la fumée et traverse le plateau manoeuvré par un comédien.
Emmenés par le triumvirat Lénine-Trotski-Staline, les Bolcheviks prennent le pouvoir avec l'invasion du Palais d'Hiver dans la nuit du 25 au 26 octobre 1917. Ce Palais qui reflétait la toute puissance de la Russie impériale était devenu le siège du gouvernement provisoire. Ce dernier dirigé par le socialiste Kerenski est jugé trop bourgeois et sera à son tour renversé.
A la fin du spectacle, ce Palais grandiose est réduit à la taille d'une petite maquette dont les minuscules silhouettes recroquevillées en terre cuite sont projetées sur l'écran par le téléphone de Cornélia, comme le symbole d'un monde marqué par le sceau de la barbarie « La démocratie n’aura duré que huit mois ».
Le venin toxique de la terreur se propage déjà avec la Tchéka, la redoutable police politique ; une république oligarchique autoritaire se met en place... à suivre donc au prochain opus 2/3 d'ores et déjà fort attendu à La Cartoucherie.
Cette saga historique retracée comme une leçon d'histoire est sans doute un peu trop didactique et donne une vision partiale et manichéenne des évènements. Mais l'imagination foisonnante d'Ariane Mnouchkine compense le côté pédagogique et partisan par une forme théâtrale toujours pleine d'une fantaisie épique.
Les décors facilement escamotables se déplacent à la vitesse de l'éclair. On passe de l'enfer des tranchées sous les assauts des canons aux barricades, des grilles d'un Palais investi par les insurgés aux estrades du Comité Central d'où on harangue le peuple ; on passe des quais aux gares de Moscou et de Finlande à Pétrograd sur fond de toiles peintes, de vidéos projetant le majestueux port au bord de la Neva et de cieux flambant d'incendies.
Clémence Fougea a composé les pluies, les tornades, les chevauchées, les attaques, les canonnades qui intensifient tous ces mouvements d'ensemble.
En contrepoint à cette effervescence, trois '' babayagas '', créatures fantastiques - référence à la mythologie slave - arpentent le plateau à plusieurs reprises portant une lampe dans les ténèbres pour échapper à la terreur.
Récurrents chez Mnouchkine, les masques omniprésents donnent aux personnages des dégaines de pantins articulés s'exprimant par le biais d'une voix off ; on entend parler russe, allemand, anglais, français, ukrainien... le tout dûment surtitré.
Le burlesque se déploie dans la '' farce ukrainienne '' qui met en scène Lénine, Djerjinsky et Trotsky. Les artistes grimés à l'effigie des héros bolcheviks qu'Ariane Mnouchkine se complaît à caricaturer se livrent à une funeste pantomime.
Lénine, vêtu d'un ample pyjama blanc, tel un pion gesticulant dans son petit lit de fer, écume de rage à l'annonce à la radio de l'indépendance de l'Ukraine.
Soulignons que sous ces masques, les comédiens sont interchangeables et que Lénine est joué par une femme dans cette saynète facétieuse ainsi d'ailleurs que ses deux autres comparses.
« 1917 : La victoire était entre nos mains 1/3 » a donc des allures de manifeste idéologique assez appuyé et discutable mais c'est surtout une quête philosophique et poétique des responsabilités humaines que la troupe du Théâtre du Soleil toujours renouvelée communique avec une énergie sans faille et un brio époustouflant.
« Ici sont Les Dragons » Un défi hallucinant porté par la magnificence du spectacle vivant !
Photos 1 à 9 © Lucile Cocito
Photo 10 © Theothea.com
ICI SONT LES DRAGONS - "1917 : La Victoire était entre nos mains" 1/3 - ***. Cat'S / Theothea.com - de Hélène Cixous - mise en scène Ariane Mnouchkine - avec La troupe du Théâtre du Soleil - Cartoucherie / Théâtre du Soleil
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