Jean-Edern Hallier, l’enfant de Don Quichotte
Dix ans que Jean-Edern Hallier a déraillé. Faux aveugle, faux persécuté, faux fou, directeur de journal agité, l’écrivain pamphlétaire étreignait beaucoup et embrassait énormément, dans tous les sens des termes.

Dans notre époque si peu épique, proche d’une certaine glaciation et d’un certain réchauffement, qui ne remue la queue que dans des forums, des blogs ou quelques émissions de gaz médiatique, une chose est sûre : Jean-Edern Hallier n’existe plus. Vous pouvez chercher, il n’est plus là. Sous les meubles, sous la moquette, sous les interdictions en tout genre et les recommandations multiples, il n’est plus là. Derrière les vigiles de la bonne morale et les censeurs de tout ce qui fait rire, les gardiens de temples détruits depuis belle lurette et les donneurs de leçons des importances hebdomadaires, il n’est plus là. Hallier n’existe plus. Du tout. Son vent a disparu. Ce vent breton, sans doute, mi-fêtard, mi-souleveur de jupes, annonciateurs de simulacres de tempêtes ou de réelles furies, ce vent imprévisible ne souffle plus, nulle part. Tout a, du coup, tiédi. Tout s’est réchauffé, donc, comme sorti du micro-onde, fumant, et mou.
Aujourd’hui on réédite, on décongèle. D’anciens romans, Fin de siècle ou L’évangile du fou, qu’on soulignait à l’époque, pour se les relire en bref, et de faux textes posthumes, ridicules et inutiles, comme ces Fax d’outre tombe qui n’enquiquineront que les asticots. Et encore. Cerise sur la barbaque : un certain Dominique Lacout a convaincu le frère d’Edern, Laurent Hallier, de commettre un livre enquête pathétique censé démontrer que le cycliste fou de Deauville était mort assassiné au volant de sa bicyclette. Assassiné par qui ? La DST ? Un proche de Mitterrand ? Mazarine ? Les fils cachés de Don Quichotte (encore eux !) ? Aujourd’hui, donc, sous prétexte de célébrer, on grille le bouffon royal pour le transformer en vulgaire saucisse de barbecue. Ce qu’il n’a jamais été.
Hallier, écrivain haut de gamme, intelligent, cultivé et drôle, pourvu en son sommet d’une tête de mule bien solide, qui s’agitait souvent pour démontrer le bien-fondé de ses accusations, ou à quel point son interlocuteur était plus con que lui. Animateur télé, il était capable de balancer les mauvais livres par-dessus son épaule, comme on jette les ordures dans la benne. Lesdits cons avaient poussé de grands cris (Sacrilège ! Sacrilège !) là où il n’aurait bien sûr fallu qu’applaudir, à deux mains, voire plus, à ce service rendu aux libraires, aux lecteurs et aux critiques, qui leur facilitait la tâche. Tant de sous-livres publiés, imprimés, pour finir de toute façon au pilon, autant les jeter directement, par-dessus son épaule, comme par-dessus bord, d’un geste qui signifiait ce qu’il voulait dire : on n’a pas le temps de s’ennuyer. Animateur télé, toujours, Hallier ne s’encombrait pas d’un public de moutons tondus de près et dressé aux applaudissements télécommandés, mais s’était fait installer un enclos avec de vrais animaux dedans, une mini-ménagerie sans rires en boîte, sans chichi, sans tralala. C’était sur la 6, et ça n’a pas duré très longtemps.
Il était comme cela Hallier, il ne durait pas très longtemps. Ni dans ses admirations, ni dans ses scandales, ni dans ses rancoeurs, il s’emportait, et puis retombait, pour s’emporter à nouveau. Il pouvait parler de tout, avec n’importe qui. A Brive-la-Gaillarde, souvent invité à la Foire du Livre, il créait l’animation dès la descente du « train du livre », bourré comme un wagon de la poste, et s’entretenait de carottes, de salades et de choux avec les premiers agriculteurs venus. Il connaissait les grands et les autres. Sa littérature sur le bout des doigts et son humanité au fond des yeux. Par commodité pour les jeux de mots faciles, beaucoup le traitèrent de « fou », Hallier. Il semblait l’être, par moments, quand il faisait le zozo, quand il élucubrait à l’envi sur les grotesqueries des uns, les mesquineries des autres. Il était de ceux qui ne s’en laissent pas compter, à qui on ne la fait pas. Il était souvent le digne fils de Don Quichotte (encore lui !), prêt à voir dans tout moulin à vent un chevalier à combattre ou une Bastille à prendre, un pouvoir à renverser ou une damoiselle à sauver. Il était de ces chevaliers qui poursuivent l’inaccessible étoile, pas de ceux qui plantent des tentes en attendant l’obole. Pour toutes ces qualités, on aimerait qu’il pédale encore.
Mais pour L’Idiot, surtout. L’Idiot international, son chef d’œuvre, son Sancho Pança. Un journal qu’il fonda en 1971, sous la houlette bienveillante de Sartre et de Beauvoir, qu’il interrompit ensuite avant de le relancer en 1989. L’Idiot, au début des années1990, alors que Nirvana noyait de cupidité nombre de nouveau-nés, et que Bush père déclarait la guerre à Saddam Hussein, L’Idiot était cet hebdomadaire délirant, enivrant et totalement indispensable qui combla de joie quelques milliers de lecteurs, au moins. Une liberté totale de ton, quasiment l’anarchie, totalement le foutoir, des essais de plume et des jeunes auteurs qui perceraient plus ou moins, comme Patrick Besson, Beigbedder, Nabe, Muray, Houellebecq, et d’autres qui enfonceraient quelques clous déjà plantés, ou rouillés, comme Déon, Dutourd, Sollers ou Matzneff, j’en passe mais j’en ai lu. Tout était autorisé dans ces pages, la dérision bien sûr, l’autodérision si jamais, la provocation, la mauvaise foi, l’insulte, la gourmandise, l’avarice, la luxure, l’envie. Tout paraissait, ou presque, mais quand ça ne paraissait pas, ce n’était pas le fait du Prince, comme dans la presse « classique », mais quelques obligations judiciaires rudes à contourner. Le journal déménagea plusieurs fois, poursuivi aussi bien par les huissiers que par les Renseignements généraux, par les syndicats que par la police. (Pas par ton petit-fils.) L’Idiot international était un journal approximatif, une sorte de blog avant l’heure. Mais pas un blog d’anonymes souhaitant devenir journalistes, non, un blog d’écrivains voulant devenir écrivains. C’est-à-dire secoueurs de cocotiers, pas enculeurs de mouche. L’Idiot, c’était une presse libre au service de l’écriture, ou une écriture libre au service de la presse.
Alors oui, c’est vrai, il y avait ribambelles d’articles qu’on qualifierait de « méchants » dans ce journal, des « rentrées dans le lard » inadmissibles pour beaucoup, dégueulasses et parfois peu raffinées, à la baïonnette ou au canon, ou les deux. C’était pourtant très drôle, féroce, et redoutablement efficace. A l’image du tenancier de ce grand bordel, Jean-Edern. C’était l’intérieur de son crâne ce journal, avec toutes ses batailles, ses luttes et ses circonvolutions compliquées absurdes inutiles ou lumineuses. Tout à la fois. Hallier restera le dernier patron de presse à avoir dirigé un journal à son image.
Dix ans après, c’est pas Marianne qui va nous faire jouir, c’est pas Les Inrockuptibles qui nous feront copuler, c’est pas Le Journal du dimanche qui va nous défriser ! L’Idiot international ne se préoccupait pas trop de l’actualité. Ce qui l’intéressait, ce qui le justifiait, c’étaient ses points de vue, louches, presbytes ou myopes parfois, d’autres fois clairvoyants, perspicaces ou visionnaires. Il ne racontait pas le monde, mais déroulait son histoire, sans jamais tracer de ligne très claire, sans leçon, sans morale, sans pétition, sans « conscience citoyenne ». Il permettait tout, se permettant tout lui-même. Il ne respectait rien plus que nécessaire. Une sorte de cauchemar absolu pour des types comme Gérard Miller, au hasard, ou Sylvain Bourmeau, au hasard, ou Bernard-Henri Lévy, au hasard.
Dix ans après son dernier coup de manivelle, donc, Jean-Edern Hallier n’est plus là. Il n’est plus nulle part. Et ce n’est pas l’exhumation de son œuvre datée qui y changera quoi que ce soit. L’époque n’est plus aux idiots, elle est aux crétins. Ca n’a rien à voir.
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