« L’Ennemi intime » ou « Inside Man », l’homme de l’intérieur...
J’ai vu L’Ennemi intime (France, 2007, 1 h 48) de Florent-Emilio Siri, film intéressant, très intéressant, sans être un grand film pour autant. Il lui manque un certain souffle épique, un certain lyrisme qui aurait pu le faire monter plus haut.
Pour autant, précisons que la catchline de l’affiche n’est pas tout à fait mensongère : "Le Platoon de la guerre d’Algérie". Alors, certains, légèrement fines bouches, pourront se dire que cette comparaison n’est pas forcément au service du film français avec cette idée en tête que le film d’Oliver Stone ne serait pas si terrible que ça. Je pense qu’ils ont tort, arrêtons-les tout de suite ! Un Platoon, sans atteindre la puissance filmique et dramaturgique d’un Voyage au bout de l’enfer, d’un Apocalypse Now ou d’un Full Metal Jacket (je prends exprès des films américains traitant de la même guerre, celle du Vietnam), est un bon film, qui n’évite pas, certes, par moments, l’écueil d’un certain pathos psychologisant à tendance lacrymal. Pour autant, un Kubrick himself pensait le plus grand bien de Platoon, petit rappel donc (ça vient de notre Bible à tous ou... presque, le Kubrick par Michel Ciment, éd. Calmann-Lévy, 2001, page 245) : "J’ai vu Platoon un mois avant de finir le montage de mon film. Je l’ai aimé et je pense que c’est un très bon film. La seule influence qu’il a eu sur Full Metal Jacket, c’est que nous n’étions pas très heureux du son que nous avions obtenu pour les fusils M-16 et, lorsque j’ai entendu les M-16 dans Platoon, j’ai trouvé qu’ils faisaient à peu près les mêmes bruits que les nôtres." Et toc ! Eh oui, la référence à Platoon se tient car dans L’Ennemi intime, la confrontation entre un homme idéaliste au départ, Terrien, lieutenant, alias Benoît Magimel, et son sergent Dougnac (joué par Albert Dupontel, bien habité, tourmenté à souhait), plus désenchanté, plus sombre, plus orienté vers le "mal", fait bien sûr penser au "duel" idéologique entre deux supérieurs qui se livrent une guerre personnelle, sur fond de chaos et de haine, entre ennemis intimes, au sein de la guerre du Vietnam, c’est, souvenez-vous, Willem Dafoe contre Tom Berenger.
Alors, pour en revenir au Siri, son film sur la guerre d’Algérie vaut largement le détour. Ce film est un film sur la guerre plutôt que de guerre au sens strict, ou bien on pourrait dire que "c’est un film de guerre contre la guerre" (dixit le réalisateur lui-même connu pour s’être illustré plutôt bien avec un film (d’action) de genre, Nid de guêpes (2002), et... moins bien avec Otage (2005), son film américain avec Bruce Willis. Son Ennemi intime présente un curieux mix entre un certain naturalisme (il y a une recherche de vérisme, de réalisme documentaire notamment dans les scènes brutales et sèches de combat, on a un film sec, minimaliste, tendu, resserré sur lui-même) et, de l’autre côté, on a un film qui tire vers un certain onirisme, on peut d’ailleurs penser à Jarhead, je me réfère par exemple à une séquence forte, lorsque suite aux bidons lancés par l’armée française (en fait, du napalm, ni plus ni moins), on voit au sol, dans une ambiance fantomatique et flottante faite de fumées rasantes et de corps charbonneux et carbonisés, quelque chose de terrifiant, d’horrible, c’est le visage d’une Kabylie meurtrie dans sa chair, via la folie des hommes, l’horreur, l’horreur, l’horreur...
Ce qu’on peut regretter, c’est que ce film, misant d’ailleurs avec talent sur le visuel et l’esthétique, lorgne par moments vers un "esthétisant" quelque peu regrettable. Un exemple, par moments, il y a des reflets (certainement numériques) présents dans les yeux des personnages, couleur acier, sans doute pour insister sur leur conflit intérieur, leur côté animal, et je trouve que c’est inutile, le jeu des acteurs, qui fait corps avec une mise en scène tendue, suffisait, pas besoin d’un surlignage lumineux qui attire notre oeil de spectateur vers un punctum luminescent dont on se serait aisément passé. On peut aussi préciser, défaut technique davantage que péché esthétisant, que la bande-son n’est pas toujours clairement audible, il n’est pas rare de ne pas tout comprendre de ce que disent les personnages, dommage. En outre, par moments, on tombe quelque peu dans un côté tire-larmes façon Platoon, qui est trop téléphoné, trop attendu - je pense par exemple à la séquence où des soldats français survivants revoient leurs camarades morts grâce à un film en noir & blanc tourné par leur caméraman, mort lui aussi. Ici, l’émotion est surlignée, on balise un peu trop le terrain, la musique d’Alexandre Desplat envoie les violons (!), et c’est dommage, on a un air de déjà-vu quelque peu édifiant. De même, le collier de barbe d’Aurélien Recoing, style capitaine Haddock, est à revoir d’urgence !
Cependant, L’Ennemi intime est un film ambitieux. Pour son côté sec, tendu, minimaliste, on peut d’ailleurs penser, du fait d’un certain dénuement esthétique (qui n’est hélas pas maintenu tout du long dans le Siri), au Flandres de Bruno Dumont, un film, on s’en souvient, ne traitant pas directement de la guerre d’Algérie, mais dont le décor rocailleux, aride, et les exactions commises par les forces militaires rappelaient bien entendu les zones en eaux troubles des actions militaires françaises commises en Algérie du temps de sa lutte armée pour son indépendance, fin années 50-tout début des années 60, il s’agit surtout de l’année 1959 pour être précis dans le Siri. Mais le film de Dumont est plus fort, plus troublant encore, certainement parce que le fait qu’il s’agisse d’une guerre abstraite fait qu’il tend plus vers une dénonciation de la guerre d’une manière universelle, on quitte "l’anecdotique", l’illustration plan-plan, pour laisser à l’oeuvre dans le film, une pensée, bien désenchantée sur la nature humaine et ses affres, celle de Bruno Dumont. Et, jusqu’à l’os, c’est l’humain, ni plus ni moins, comme un Kubrick, que met à jour Dumont dans son film sur la guerre, puissant parce que décharné, sans concession, sans fioritures. Mais ici, la barre est placée haute, je pense que Siri, pour être clair, va moins loin, mais son film présente pour autant des qualités indéniables.
Comme dans Il faut sauver le soldat Ryan de Spielberg, Siri ne s’embarrasse pas à montrer le front arrière, des cartes d’Etat major, des réunions de grands chefs du QG, etc., il introduit juste un déroulant au début pour narrer les faits historiques et, à la fin du film, il présente un texte très court où l’on apprend qu’au cours de cette guerre d’Algérie, 27 000 soldats français sont morts, pendant qu’en face entre 300 000 et 600 000 (je crois que ce sont les chiffres donnés, à vérifier) Algériens, soldats comme civils, y ont laissé leur peau. Tout le film, sinon, c’est d’être, en première ligne, au coeur des ténèbres, dans le coeur de l’action grâce à une caméra fluide, au sein des balles rasantes et sifflantes, dans un lieu assez fermé pouvant d’ailleurs faire penser, de par ses paysages désertiques et ses montagnes recouvertes d’arbres à l’identique, à un décor de western (par moments, cet Ennemi intime, avec son histoire d’hommes, on dirait même un « jeu » grandeur nature entre cow-boys et Indiens, dont la « guéguerre » filmée privilégie, souvent (à tort ?), le film d’action sur le film d’Histoire - il y a comme un hiatus ou, pour être moins critique, un curieux mixte). On voit quasiment tout du point de vue du lieutenant Terrien (Magimel), et on suit les patrouilles, les escouades, de l’intérieur, dans la mêlée, dans la mélasse. On nage d’ailleurs en plein merdier. Ce film montre efficacement le bourbier de cette sale guerre, la guerre d’Algérie, et de ce sale boulot à faire, notamment par les soldats français, âgés, pour beaucoup, d’une vingtaine d’années seulement. Des deux côtés, la violence est extrême, l’homme est un loup pour l’homme, c’est oeil pour oeil, dent pour dent, les deux forces en question ne se font aucun cadeau et ce film montre bien cela, me semble-t-il.
Je crois que la phrase-clé du film est celle-ci (elle est prononcée d’ailleurs par un officier) : "Quand on reçoit un ordre inacceptable, on doit le refuser". Voilà, c’est un film sur une guerre psychologique, cette idée d’une tempête sous un crâne pour des hommes, en plein bourbier, voyant les frontières vacillées entre le bien et le mal, quel camp choisir ? Faire la guerre contre qui ? Contre les Algériens ? Contre les Français d’Algérie ? Contre les "Algériens français" ? Contre l’Algérie ? Contre soi-même ? C’est donc surtout d’une guerre personnelle dont il s’agit, sur fond de guerre historique, celle d’Algérie - selon cette idée que le mal est peut-être à l’intérieur de nous. On a un homme sous influence, Terrien, entre ordre et désordre, entre soumission et révolte. Schéma classique : l’ennemi est moins celui qui est en face - l’autre, "l’étranger" - que celui qui est en lui et qui le ronge, un ennemi intime, donc. En outre, Terrien est impressionné par le professionnalisme de son sergent Dougnac, un être de sang-froid, ancien d’Indochine semblant revenu de tout, et qui calme pour autant ses démons en jouant du clairon, isolé, au campement, dans la nuit noire. Ombre parmi les ombres. Une sorte de mort en sursis, d’être pour la mort.
Cette idée de désobéir à un ordre inacceptable, c’est d’ailleurs au départ ce que pense le "héros" du film, Terrien/Magimel, puis après, celui-ci évolue dans sa lecture du drame (la guerre), il est au départ idéaliste (« Vous verrez, vous changerez... comme nous tous », lui dit-on), et ce film montre bien comment un homme avec un idéal, pris dans un engrenage, se transforme peu à peu en "monstre". Il découvre l’horreur (notamment les exactions et les tortures des soldats français dans les villages de
Aussi, je pense que ce film, L’Ennemi intime, a le mérite d’avoir été réalisé, d’exister en tant que tel, et on le sait, ils ne sont pas légion les films de guerre made in France réussis, on a notamment Capitaine Conan de Bertrand Tavernier, une sorte d’exception française, ou encore, sur cette sale guerre d’Algérie, on a certes des films mais qui, pour la plupart, datent de 30, voire de 40 ans ! Je pense à La 317e section bien sûr, de Pierre Schoenderffer, un classique, ou encore à R.A.S. d’Yves Boisset, à
In fine, on peut cependant regretter que ce film ne soit pas tendu de bout en bout, tel un élastique, comme le brut de décoffrage Flandres de Bruno Dumont. Certains, sur AgoraVox, ont-ils vu L’Ennemi intime ? Et qu’en pensez-vous ?
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