La femme qui aima Géricault
Présentant l’exposition de 2006 du musée des Beaux-arts de Lyon, intitulée « Géricault, la folie d’un monde », Anne-Marie Romero écrit ceci : « Né en 1791, mort à 32 ans, Théodore Géricault n’a connu qu’un monde troublé, l’Empire honni, la Restauration vécue d’abord comme un immense espoir, vite déçu, la Terreur blanche. Haines, vengeances, désillusions dans une Europe saignée à blanc par les guerres. Mais ce représentant du premier romantisme, le romantisme politique, comme l’explique Bruno Chenique, fasciné par la mort et le morbide, a aussi été porté par des exaltations, le combat contre la peine de mort, contre l’esclavage, la foi dans l’égalité des races et dans le renouveau de la nation ».
Excellent représentant de l’identité française, Géricault est un témoin de notre histoire. Ses premiers portraits de chasseurs et de cuirassiers à cheval révèlent d’une façon étonnante les états d’âme de la Grande Armée, entre le moment où elle croit encore qu’elle doit porter au monde les idéaux de la Révolution et le moment où elle n’y croit plus. Certes, Géricault n’a jamais fait la guerre, mais il sait, mieux que quiconque, exprimer dans sa peinture les sentiments mitigés de ses amis militaires engagés dans les conflits par des politiques souvent aventureuses.
A l’intérieur de l’Hexagone, les valeurs s’écroulent. On ne fait plus confiance aux responsables politiques. A l’extérieur, le pays découvre avec stupeur les horribles marchandages entre des roitelets africains et des négriers motivés par l’appât du gain. Compromise avec le pouvoir, l’Eglise s’est discréditée. Et pourtant, le sursaut aura lieu, mais en s’inscrivant, non pas dans une foi religieuse, mais dans le grand élan du romantisme.
Le 2 juillet 1816, après la restitution par l’Angleterre de l’ancienne colonie africaine, le navire "La Méduse" s’échoue lamentablement à 150 kilomètres des côtes du Sénégal. Ce navire transportait le nouveau gouverneur, son administration et ses troupes. Lors des opérations d’évacuation, les canots de sauvetage étant en nombre insuffisant, cent trente neuf marins et soldats s’entassent sur un radeau de fortune fabriqué à la hâte. Abandonné à la mer par les canots qui devaient le remorquer, le radeau dérive pendant douze jours avant d’être recueilli par le brick "Argus". Il ne restait que quinze hommes.
Cet événement eut en France un énorme retentissement. Pour avoir favorisé la nomination d’un commandant de navire royaliste incompétent, le Ministre de la Marine fut poussé à la démission tandis que l’opinion se passionnait en lisant les effroyables récits des survivants.
De retour d’Angleterre, Géricault décide d’immortaliser l’événement dans un grand tableau qui va devenir le symbole romantique de la France naufragée mais espérant encore à un avenir commun.
Mon hypothèse est la suivante. Pour "penser" sa composition, Géricault n’était pas seul. Une femme l’accompagnait, une femme nourrie, comme beaucoup d’autres à cette époque, de lectures romantiques.
Alexandrine-Modeste de Saint-Martin, jeune fille noble mais orpheline, peut-être de guerre, a épousé l’oncle de Géricault, un homme d’affaires prospère de "derrière la ligne de front". Il a vingt-huit ans de plus qu’elle. Elle a seulement cinq ans de plus que Géricault. Dans le tableau "Joseph et la femme de Putiphar", elle dit à son neveu : « Couche avec moi... mais ne me fais pas d’enfant. »
Le 21 août 1818 naîtra un enfant de cette liaison, un garçon né de père et de mère inconnus.
Première constatation. Le fait que le mari n’ait pas endossé la paternité de l’enfant prouve qu’il ne vivait plus maritalement avec son épouse. C’est le docteur qui déclara le nouveau-né. Sur mon site internet, j’explique qu’on le fit passer pour le fils de "la grosse Suzanne". Il ne fut reconnu qu’à la mort de Géricault (il ne faut pas oublier qu’à cette époque, l’adultère pouvait être puni de deux ans de prison et peut-être s’agissait-il, en plus, d’un cas d’adultère aggravé).
Deuxième constatation. Cette naissance ayant eu lieu à l’époque où Géricault peignait son radeau de la Méduse prouve que les deux amants avaient des relations suivies et que les différentes esquisses du tableau ont pu être faites et refaites suivant les conseils de la femme. Manifestement, Alexandrine-Modeste Caruel de Saint-Martin est une femme de caractère. Dans le tableau où elle s’est fait représenter montant un cheval pie dans le décor le plus romantique et le plus tourmenté qui soit, elle tient dans sa main droite... une cravache. Cette femme sait ce qu’elle veut ... sublimer les actes de sa vie - et de la vie du monde - en épopées ou en drames romantiques. Elle est peut-être l’inspiratrice, Géricault sera la main qui peint.
Troisième constatation. Ce n’est que bien après la mort de Géricault qu’on identifia comme étant de lui des peintures et des dessins dits "érotiques" qu’on n’aurait pas soupçonnés de son vivant. Pourquoi ce silence ? La réponse est facile : parce que ces peintures et dessins illustrent la liaison fougueuse et cachée des deux amants. Etonnante, cette femme qui demande à l’amant, non seulement de l’aimer mais de peindre leur union !
Cela ne fait aucun doute, Alexandrine-Modeste Caruel de Saint-Martin a aimé Géricault de l’amour le plus romantique qui soit. Cela ne fait également, à mon sens, aucun doute qu’elle a joué auprès de lui un rôle important dans l’éclosion du romantisme.
Mais Géricault, bien que gentil, ne semble pas avoir été particulièrement romantique en amour. A la limite, on pourrait même dire qu’il était vulgaire. Il écrit dans une lettre que les hommes ne sont pas faits comme les femmes, laissant entendre par là qu’il résume l’amour à l’acte sexuel. Une lettre adressée à une madame Trouillard, retrouvée récemment, prouve qu’en 1822, Géricault aimait une autre femme, physiquement, gentiment, et... sans effusion.
Il n’en fut pas de même d’Alexandrine-Modeste Caruel de Saint-Martin. Dans une lettre datée du 17 novembre 1875, Hippolyte, le fils naturel qu’elle eut de Gericault, écrit :
« Cet après midi, de la part d’une dame de 89 ans, décédée il y a deux mois, j’ai reçu ce portrait. C’est celui de cette femme dans sa jeunesse, peint par Géricault. Les décennies s’étant écoulées, le notaire s’est autorisé à me confier qu’il s’agissait d’Alexandrine Caruel, la jeune épouse de Jean Baptiste Caruel, l’oncle de mon père. Ce dernier hébergea longtemps son neveu à Versailles, l’entoura d’attentions, prit soin de ses études, s’intéressant à sa peinture et trouva à le placer dans l’atelier de Carle Vernet. Lorsque la liaison de Théodore et de sa tante fut découverte, le père du jeune Géricault et l’époux outragé décidèrent que l’enfant né de leur passion serait à jamais banni et placé chez des parents nourriciers. On ordonna aussitôt aux jeunes gens de ne pas chercher à le voir, ni à se revoir. Ces dispositions furent exécutées à la lettre. Condamnée par les siens et par la société, Alexandrine, séquestrée, se mura dans le silence le restant de sa vie. J’ai emporté sous le bras le portrait de ma mère. Son front est lumineux, sa bouche sensuelle, ses yeux scrutent un sombre avenir. On dirait qu’ils cherchent à m’atteindre, à transpercer les épaisseurs d’une interminable nuit qui nous sépare à jamais. Je la regarde, je la contemple, ma mère ...Tout cela est beaucoup trop loin. Sans issue. » (cf. vente Tajan du 18/12/2002).
Cet article est un résumé d’un article que j’ai publié sur mon site internet. Je ne l’ai pas écrit pour redire ce que tout le monde sait mais pour dire pourquoi, selon moi, cette exposition a raté, en partie, son objectif.
Car, s’il est vrai qu’on peut laisser entendre que cette femme a joué un rôle déplorable et capital dans la vie de Géricault, il faudrait préciser : déplorable sur le plan d’une vie bourgeoise, oui, mais pas sur le plan de la création artistique. Autre mensonge : celui du notaire qui donne au vieux mari le beau rôle alors qu’il est bien évident que c’est Alexandrine qui a encouragé son protégé.
Enfin, prétendre que Géricault était un antimilitariste farouche, comme Anne-Marie Roméro l’a écrit, est un contre-sens tellement énorme que je suis bien obligé de me poser des questions sur la crédibilité des commentaires journalistiques.
Je plaide pour que justice soit rendue.
E. Mourey
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