La mort est mon métier par Robert Merle
Robert Merle est un écrivain français que je découvre avec grand plaisir. Je viens de terminer son ouvrage intitulé « La mort est mon métier ». Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’écris d’emblée combien j’ai véritablement apprécié cette lecture : ce livre a été lu d’une seule traite tant je voulais découvrir la suite des événements. L’histoire est passionnante et le style de l’auteur nous entraîne avec brio dans les méandres de l’âme humaine.
L’usage du pronom personnel je fait incontestablement penser à un journal intime. Effectivement, dans ce genre d’ouvrage qui adopte le style roman-biographique à la première personne, nous nous retrouvons littéralement dans la tête du narrateur. Cet effet de style contribue grandement à s’imprégner de l’histoire. Etant donné que le scénario se montre réaliste et extrêmement bien construit, nous voulons connaître la suite page après page, même si paradoxalement nous savons déjà la fin. En revanche, nous ignorons les motivations réelles du protagoniste…
Celui-ci se nomme Rudolf Lang. Dans sa préface, Merle écrit : « Il a existé. Il s’appelait en réalité Rudolf Hoess et il était commandant du camp d’Auschwitz ». L’auteur prend le soin de préciser que « l’essentiel de sa vie nous est connu par le psychologue américain Gilbert qui l’interrogea dans sa cellule au moment du procès de Nuremberg ». Ces rappels nécessaires dévoilent la démarche intellectuelle de Merle. Il confie également que « le bref résumé de ces entretiens - que Gilbert voulut bien me communiquer - est dans l’ensemble infiniment plus révélateur que la confession écrite plus tard par Hoess lui-même dans sa prison polonaise ».
La raison paraît évidente mais nous préférons malgré tout l’écrire : « Il y a une différence entre coucher sur le papier ses souvenirs en les arrangeant et être interrogé par un psychologue ». De ce fait, nous nous trouvons en présence d’un roman qui s’appuie, entre autres, sur le rapport certifié d’un psychologue. Merle explique ce qui suit : « La première partie de mon récit est une re-création étoffée et imaginative de la vie de Rudolf Hoess d’après le résumé de Gilbert. La deuxième - où, à mon sens, j’ai fait véritablement œuvre d’historien - retrace, d’après les documents du procès de Nuremberg, la lente et tâtonnante mise au point de l’Usine de Mort d’Auschwitz ».
Selon l’analyse de Merle, il demeure important de comprendre que dans son travail « Lang n’était pas un sadique. Le sadisme a fleuri dans les camps de la Mort, mais à l’échelon subalterne. Plus haut, il fallait un équipement psychique très différent ». Il ajoute un élément capital à prendre en compte, et qui pourrait bien éclairer ceux qui s’intéressent à cette période : « Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l’impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l’ordre, par respect pour l’Etat ». Combien de personnes qui liront cette chronique ou ce très bon roman, n’auraient pas agi de la même façon si elles s’étaient trouvées dans la même situation ? Vaste question à laquelle nous pouvons longuement réfléchir…
Quoiqu’il en soit, le livre permet de suivre un Allemand dans ses différentes pérégrinations. Nous le découvrons à l’aube de l’adolescence dans une famille bourgeoise et catholique où l’imposante figure paternelle écrase les membres de celle-ci. Même la servante ressent de la peur à la simple vue de l’ombre tutélaire du père d’Hoess. Ce dernier impose une discipline stricte, souvent dénuée de charité voire d’amour, reposant sur la bigoterie la plus formelle - forcément insupportable - et l’autoritarisme. Le petit Rudolf a réellement peur de son père. Cet adolescent perdra d’ailleurs rapidement la foi. Et les passages racontant cette longue étape éclairent bien la nature humaine…
Son histoire personnelle défile, et l’Histoire entre avec fracas dans sa vie. Il n’a pas 16 ans mais il désire déjà s’engager dans l’armée pour défendre sa patrie. Plusieurs de ses ancêtres ont porté l’habit militaire. Merle décrit très bien la camaraderie, les combats sur le front en Turquie et cette démobilisation honnie de 1918. Blessé et décoré pour ses actes de bravoure, il finit par rentrer chez lui. Mais les militaires ne voulaient pas de cette paix inique. Ils estimaient pouvoir remporter la victoire. Ils se sont sentis trahis par leur gouvernement. L’auteur évoque cette société allemande éprouvant une gêne, un mal être et même bien plus à l’endroit de ces soldats aux tenues rapiécées, qui portaient encore sur leurs visages les profonds stigmates de la guerre. Le héros du livre n’échappe pas à ce déclassement social : sa famille aussi le rejette et il connaît le froid, la faim, l’exclusion…
Maintenant, grâce au talent d’écriture de Merle, nous visualisons aisément tous ces soldats se regroupant dans les Corps Francs. Ils éprouvent les plus grandes difficultés à subvenir à leurs besoins primaires car la crise économique frappe violemment l’Allemagne. Les communistes renforcent leurs positions : ils imposent leurs lois dans les usines. Merle nous invite à suivre son personnage principal, malheureux et quelque peu taciturne recherchant sa place dans une société qu’il ne comprend plus et qui ne fait pas attention à lui. La suite se devine : un mouvement politique « refusant le diktat de Versailles » émerge petit à petit. L’ancien soldat se rapproche de cette organisation, car il y retrouve des confrères ayant combattu lors de la Première Guerre mondiale. Il grimpe les échelons par son sens inné du devoir. Grâce à son efficacité dans les missions qui lui sont confiées, il est bien vu par ses chefs. Il devient par conséquent un homme sur lequel Himmler sait pouvoir s’appuyer pour différentes besognes…
Les péripéties racontées par Merle se révèlent vraiment très captivantes, car elles n’évacuent pas la question économique et sociale, que beaucoup s’évertuent à balayer d’un revers de main quand il s’agit d’étudier l’Allemagne des années 1920. Il faut avoir à l’esprit que cette défaite ne fut guère acceptée, sans compter l’humiliant Traité de Versailles qui sera un des grands arguments présentés par les nationaux-socialistes pour unifier une société éclatée.
Notre but n’est pas d’excuser ou de défendre, mais de replacer les faits dans leurs contextes pour ne pas commettre d’anachronismes. Merle agit exactement de la même manière et cela nous a beaucoup plu. Pas de morale, pas de jugement jetés à l’emporte-pièce : Merle ne blâme ni ne condamne Rudolf Lang. Il décrit sobrement le parcours d’un Allemand vivant sous la République de Weimar… qui aura des responsabilités écrasantes au cours de la Deuxième Guerre mondiale.
Dans les périodes troublées, difficiles, les gens peuvent vraiment agir en dépit du bon sens des jours normaux, en dehors de toute logique et donc en oubliant le Bien. Il est particulier, pour ne pas dire plus, de diriger Auschwitz et de loger à quelques centaines de mètres dans un grand confort avec sa famille. Après une journée de travail forcément peu commune, il faut imaginer le chef de camp rentrer chez lui, embrasser sa femme et ses enfants, et participer au dîner comme si de rien n’était, alors que « la mort est son métier »…
C’est cette histoire dramatique et terrible que Merle conte avec une indéniable maîtrise.
Franck ABED
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