Le 9è art : Soleil levant

En programmant pour la première fois ou presque un dessin anime japonais, Antenne 2 ne s'imaginait sans doute pas qu'une nuée d'esprits « bienveillants » allaient tomber sur le dos de Goldorak. Accusée de terroriser les enfants par certains, la chaine ne cède pas d'un pouce et termine la diffusion du feuilleton. Devant le succès d'audience rencontré, d'autres vont suivre et les autres chaines vont suivre le mouvement, afin d’exploiter le filon. La dérive de certaines chaînes qui programment certaines séries en dépit du bon sens va alors renforcer la méfiance et la défiance d’intellectuels parfois avides de protection de l’enfance, mais toujours de publicité personnelle.
Le succès de Goldorak permet a Antenne 2 de diffuser d'autres oeuvres d'un genre différent. Cobra, Albator et les Maitres de l'Univers séduisaient les jeunes garçons tandis que les filles vibraient aux malheurs de Candy, de Clémentine ou de Lady Oscar. Le succès est tel que très vite, des coproductions sont mises en place afin d'alimenter le marché.
Pourtant, seules les versions animées ont été diffusées dans les années 80. Les éditeurs firent preuve de frilosité pour publier les volumes papiers. A leur décharge, certaines séries se composaient déjà de plusieurs dizaines de volumesde plus de cent pages, ce qui constituait un défi éditorial. Il faudra attendre le pari osé de Glenat avec Akira, puis le succès de Dragon Ball pour que la France s'ouvre massivement au manga qui, a ce moment la, n'était disponible que dans quelques boutiques parisiennes, et en VO de surcroit...
Les "images dérisoires" sont les héritières directes de l'art pictural et dramatique japonais. Les estampes japonaises, bien qu'elles ne soient pas de la bande dessinée, ont défini un style graphique qui perdure encore aujourd'hui. C' est d'ailleurs la diffusion en Europe des estampes de Hokusai qui fait connaitre ce mot pour la première fois en occident. La haute estime que la culture japonaise tient de l'usage de l'image, au contraire de la culture européenne qui privilégie l'écrit, explique le fait qu'au Japon, le manga est considéré comme étant un art majeur, partie intégrante de la littérature. En Europe en revanche, pour un critique littéraire, parler de bande dessinée est une épreuve proche de l'humiliation d'autant plus difficile à soutenir que de plus en plus, des oeuvres d'une qualité manifeste sont désormais produites. Pour satisfaire son ego, le critique a trouvé la parade en inventant de toute pièce le "roman graphique", expression boboesque par excellence...

Historiquement, les premiers mangas datent des années 1860. La société japonaise a subi un violent séisme en étant forcée de s'ouvrir au contact de l'occident suite a une intervention américaine, soucieuse de s'assurer de nouveaux débouchés commerciaux. Le Japon y découvre les arts et les techniques occidentales, qui font passer en une dizaine d'années le pays d'une économie féodale au monde moderne. La presse japonaise prend forme a ce moment là et, reprenant une tradition de la satire présente au theatre, commence a faire la part belle a la caricature et a la satire politique. Le gouvernement, soucieux de son influence, fait limiter les pouvoirs de la presse en 1925 par la loi dite de "préservation de la paix". Pour continuer à exister, la satire se déplace des caricatures aux séries dessinées balbutiantes. Le gouvernement militaire, en 1940, y mettra fin en mobilisant les dessinateurs aux fins de propagande pure.

La défaite de l'empire constitue une véritable césure. La société japonaise voit une bonne partie de ses croyances, de ses convictions, de ses traditions remises en cause. Le déboussolement est total. Si on y ajoute l'arrivée massive de magazines et de produits culturels américains, on comprend pourquoi 1945 constitue une coupure dans la production dessinée : de 1868 a 1944, le manga est, visuellement, une transcription quasi parfaite du theatre traditionnel japonais. Les scènes sont très statiques, les personnages systématiquement au centre de l'image, en pied.
L'arrivée massive du comics strip et des comics book fait l'effet d'une bombe dans la scène dessinée. Ozamu Tezuka est le premier dessinateur a comprendre les évolutions nécessaires et le potentiel énorme que l'occupation américaine peut apporter.
Si le manga s'inspirait, dans sa composition, du theatre et plus en arrière de l'estampe, Tezuka fait du cinema la fondation du nouveau manga. Inspiré et impressionné par la qualité des productions Walt Disney, Tezuka écrit et dessine ses oeuvres comme autant de véritables films sur papier. Le cadrage devient une technique a lui tout seul, permettant de varier les effets, pouvant renforcer ou atténuer un moment intense selon les besoins du scénario. Le découpage donne un rythme jamais égalé et qui, aujourd'hui encore, permet au cinéaste qui désire adapter un manga de se passer quasiment de l'étape du storyboard.

Dans les premiers temps cependant, les auteurs japonais doivent composer avec la censure américaine qui se méfie énormément des anciens ennemis. Certains sujets sont plus que déconseillés. Pour contourner l'obstacle, les auteurs transposent l'action dans le riche passé féodal du pays. Quand la censure américaine se fera plus lâche, les auteurs ne se priveront pas d'exprimer leurs remerciement et leurs critiques acerbes envers une nation qui leur aura apporté la démocratie, la liberté d'expression et la mort atomique...
Le manga entre dans son ère industrielle. Tezuka ouvre la voie avec des titres tels que Astro Boy ou Black Jack. Saisissant parfaitement le potentiel de la télévision alors naissante, Tezuka supervise, en même temps qu'il écrit ses nouvelles oeuvres, les adaptations en dessin animé de ses premiers ouvrages. C' est la naissance de l'Animé, une caractéristique typiquement japonaise. Si un manga a suffisamment de succès, une adaptation télévisée est lancée. Si le dessin animé plait au public, l'oeuvre investit les salles de cinema, soit au travers d'une série d'épisodes remontés et enrichis de scènes inédites, soit par le biais d'aventures totalement inédites, mais respectant la continuité de la série originale. Le développement du marché de la video dans les années 80 a encore élargi le spectre de diffusion, privilégiant les moyens métrages ( 40 ou 50 minutes ), enrichissant la série originale parfois de dizaines de films supplémentaires... Pour le coup, le système hollywoodien de production cinématographique est largement distancé !
Pour en revenir au secteur papier proprement dit, les chiffres sont éloquents : il est estimé que 60 % des japonais lisent ne serait-ce que un manga par semaine ! C'est un chiffre qui ferait rêver n'importe quelle maison d'édition européenne...
La diffusion du manga au Japon se fait en premier lieu dans des revues spécialisées, telles que Shonen Jump, Shonen magazine. Le tirage des plus gros hebdomadaires est d'environ 2,8 millions d'exemplaires, un chiffre qui là encore ferait fantasmer tout éditeur de presse, même si ce chiffre est désormais inférieur de moitié aux 6 millions du début des années 90. Ce sont de véritables pavés, parfois de 400 pages, qui accueillent entre 5 et 10 séries, tirés sur un papier de basse qualité pour réduire les couts. Les séries les plus populaires sont elles reprises en albums dans des volumes brochés, plus à même d'être collectionnés. La encore, les séries les plus demandées passent sur le petit écran, alors que les séries délaissées par les lecteurs peuvent s'interrompre en plein milieu de la saga...

Pour la France, quelques essais furent lancés a la fin des années 70, la plupart du temps dans des fanzines. Il faut attendre 1989 et le succès surprise d' Akira au cinema pour que Glénat sorte le premier manga avec réussite. Diffusée en kiosque, la série est vite reprise en album. Glénat va d'ailleurs apprendre a ses dépends le risque que l'on prend a publier une histoire encore non terminée : il s'écoule près de trois ans entre la sortie des volumes 11 et 12, l'auteur ayant eu quelques soucis de santé.
Le succès critique et public pousse Glénat a sortir des séries connues comme Dragon Ball et Ranma 1/2. Succès encore, et cette fois l'éditeur prend le risque de sortir des oeuvres de parfaits inconnus, très matures et sans aucun support télévisé pour en assurer la notoriété. Masashi Tanaka livre alors avec Gon la vie dangereuse, burlesque et totalement muette d'un bébé tyrannosaure, alors que Taniguchi reste en milieu urbain mais le dépayse totalement dans ses Quartiers Lointains, ou avec L'homme qui Marche. Le pli est pris. Dès lors, la part du manga dans la diffusion française ne va pas cesser de s'accroitre pour atteindre aujourd'hui un niveau record. Les nouveautés manga représentent en moyenne 40 % du marché de la BD, et 25 % de son chiffre d'affaire.

La quantité est si importante que les libraires désormais peuvent, et doivent, pour plus de facilité, classer les titres non seulement par ordre alphabétique, mais également par genre, tout comme un rayon littérature normale est différencié entre le polar, la comédie, la biographie ou l'essai proprement dit.
Le classement japonais défini une quinzaine de catégories. Ici, c'est un peu plus simplifié car on ne tient pas vraiment compte des sous-genres.
Le shojo, par exemple, désigne les séries destinées en priorité aux jeunes filles. Les héroïnes y sont soit des lycéennes enamourées, ou des guerrières ou des magiciennes luttant contre les forces du mal.
Le pendant masculin, le shonen, reproduit le même schema, sauf qu'a la place de la lycéenne amoureuse, le héros y est souvent un jeune garçon qui doit parcourir un chemin initiatique que les romans picaresques ne renieraient pas.
Le seinen regroupe les séries adultes, sexuellement explicites ou non. Le yaoi ou yuri traite de l'homosexualité masculine ou féminine. Le Hentai va de l' érotique au porno.
Physiquement, un manga est dans la quasi totalité des cas en noir et blanc. Le système économique de production et de diffusion ne laisse que peu de temps au mangaka pour faire autre chose. Le plus souvent, les premières pages d'un nouveau chapitre sont en couleurs afin de bien illustrer la césure. Même Akira est sorti en noir et blanc. La première édition couleur, aujourd'hui introuvable, est du fait des éditeurs américains et français.
La plupart du temps aussi, le manga se lit dans le sens japonais, de droite a gauche. Les éditeurs choisissent de respecter le sens originel afin de ne pas dénaturer l'oeuvre, et aussi pour faire des économies, et pour éviter de voir des étrangetés lors de l'inversion des planches : on peut ainsi voir dans l' Histoire des 3 Adolf, publié dans le sens occidental, les nazis saluer du bras gauche... Et voir des personnages mourir d'une balle en plein coeur, du coté droit...
Ces incongruités mises a part, ce qui frapper en premier lieu le nouveau lecteur, c'est de voir que les personnages, même dans les séries se déroulant en Asie, ont pour la plupart des traits occidentaux, ainsi que de grands yeux très expressifs.
La taille exagérée des yeux est un grand classique du dessin de type manga. Agrandir les yeux permet de leur donner une expressivité accrue et de pouvoir jouer plus facilement avec les émotions. Tout ou presque passe par le regard.
En ce qui concerne les traits occidentaux, les spécialistes sont assez partagés. Certains y voient une fascination pour l'occident, d'autres un moyen de favoriser l'exportation des mangas en jouant sur l'identification et une plus forte personnification. La multiplication, depuis Akira, des mangas avec des personnages aux traits typiquement japonais, semble donner tort aux tenants de la seconde hypothèse.
Malgré ( ou à cause de cela ? ) le succès du manga, la bande dessinée japonaise a encore mauvaise presse.
Dès la diffusion des premiers Goldorak, le genre fut accusé de troubler, de choquer, de traumatiser le jeune public.
Il y avait deux bonnes raisons à cela.
La première venait du choc culturel que le public français subissait. Les séries japonaises font la part a l'aventure, a l'action, mais ne masquent rien ni n'édulcorent la réalité. Quand il y a un combat, la mort, ou tout du moins les blessures plus ou moins graves, sont inévitables. Pour les associations parentales, c'est inacceptable. Il n'y a qu'a voir ce que les programmes jeunesse français proposaient a l'époque : a part les rediffusions d'Aglae et Sidonie, du manège enchanté ou de Saturnin, les jeunes n'ont rien a se mettre sous la rétine. L'arrivée de Téléchat est la seule production notable qui marque encore les esprits aujourd'hui encore. Mais face aux voyages d' Albator ou aux filles légèrement vêtues et mammairement favorisées de Cobra, les productions hexagonales du moment font quelque peu pitié a voir.
En plus du choc, il y avait également l'incompréhension qui parfois faisait que le public ne comprenait pas le pourquoi de certaines scènes, ou de certaines réactions.
Tout lecteur de manga aura inévitablement été surpris par des expressions faciales qui, semble t-il, n'ont rien a faire là. Grands yeux exorbités, mi-clos, ou visages marqués d'un sentiment inconnu.
La raison en est simple : le Japon n'est pas l'occident. Le pays a développé un art théâtral qui a codifié au fil des siècles des allures, des apparences qui symbolisent un état d'esprit d'une façon qui nous est totalement étrangère. Les masques du No symbolisent des concepts ou des sentiments tels que la joie, la colère, l'envie ou la passion. Le manga, d'une certaine façon, est l'héritier du theatre traditionnel dont il en a gardé certains codes graphiques qu'il continue d'exploiter aussi bien sur le papier que sur l'écran. Il s'ensuit donc, pour qui ne possède pas ces clés codées, une certaine surprise, une incompréhension, voir même un rejet.

La seconde raison du rejet du manga vient d'une véritable stupidité de la part des programmateurs d'émissions pour la jeunesse de TF 1.
Afin de surfer sur la vague de grands succès devenus des classiques de l'animation comme Capitaine Flam, Ulysse 31 ou les Mystérieuses Cites d'or ( qui sont également des coproductions franco-japonaises ), les responsables des chaines de télé privées se sont mis a acheter de tout, et surtout, a tout diffuser de façon totalement anarchique : dans une même émission jeunesse, on avait a la suite des séries destinées aux plus jeunes entremêlées a des séries destinées a un public plus mature, voir même adulte !
La raison en était simple : dans l'esprit des responsables, un dessin animé, c'était forcément un truc pour enfant. Afin de remplir les grilles, l'acheteur se contentait d'un regard rapide sur le dossier de presse avant d'acheter, ne visionnant parfois que quelques extraits avant de l'inclure dans la grille des programmes.
Les association parentales eurent dés lors beau jeu a dénoncer "Ken le survivant" , une série diffusée tardivement en soirée au Japon, et passée a l'heure du gouter en France...

Les responsables tenteront bien d'adoucir le trouble en censurant les scènes les plus violentes, mais au dépend de la qualité et même, de la compréhension... Comment suivre une histoire si des scènes essentielles à l'intrigue manquent ?
Fort heureusement, ces péripéties n'auront au final aucune influence ou presque sur la diffusion du manga papier. La part énorme de vente montre bien que le public est friand de ce que les intellos qualifient stupidement de "japoniaiseries" , preuve s'il en est que l'intellectualisme est plus une posture idéologique qu'un véritable courant de pensée et de philosophie.
Le futur du manga est d'ors et déjà assuré. Non seulement le marché se renouvelle par la mise en vente de nouveaux titres de haute qualité, mais en plus, le manga investi le cinema occidental. Non seulement par le biais de reprises, mais aussi par celui d'adaptations qui mettent en lumière des titres peu connus auprès d'un public qui n'est pas encore familier. L'empire a lancé sa contre attaque, et gageons que cette fois, la Force est avec lui...
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