Le dernier jour d’Yitzhak Rabin : la plaie ouverte d’un conflit qui ne finit pas
Le film d'Amos Gitaï, Le dernier jour d'Yitzhak Rabin, est sorti dans l'indifférence totale en Israël. Il interroge pourtant sur les conditions dans lesquelles se construisent les extrémistes pour qui bâtir une paix durable avec les Palestiniens n'est que synonyme de trahison du peuple juif.
4 novembre 1995. A l'issue d'une manifestation de soutien aux accords d'Oslo sur la place des Rois d'Israël (rebaptisée depuis place Rabin), le Premier ministre, qui cumule son poste avec le portefeuille de la Défense, descend les marches de l'hôtel de ville pour rejoindre sa voiture. Alors qu'il atteint la portière, il reçoit dans le dos trois balles d'un pistolet semi-automatique manié par un ancien étudiant en droit âgé de 25 ans, Yigal Amir. Dans une reconstitution à l'identique de la scène de l'assassinat – qui avait été filmée depuis le toit du centre commercial Gan Ha'ir par un photographe amateur, Roni Kempler –, puis à travers une immersion dans la voiture qui emmène le blessé à l'hôpital, Gitaï fait revivre au spectateur les derniers instants du Premier ministre travailliste.
Au cours des investigations de la commission d'enquête qui s'ensuit, il apparaît nettement que les recherches ne porteront que sur l'établissement des « défaillances opérationnelles », c'est à dire des failles dans le dispositif de protection et de sécurité du Premier ministre. À la jeune enquêtrice qui tente de remonter aux causes profondes qui expliquent la montée de la violence religieuse et la recrudescence d'extrémistes, le président de la commission, Meir Shamgar répond que seuls les aspects techniques, matériels seront recherchés. La jeune femme évoque le non-respect par Israël des conventions de Genève et de La Haye au sujet de l'occupation des territoires palestiniens, l'appropriation et la destruction de biens palestiniens par les colons, la complaisance des autorités israéliennes vis-à-vis de l'implantation de colonies qui ont quadruplé en quinze ans, passant de 31 en 1977 à 120 en 1993, et de 4 400 colons à 100 500. Est également soulignée la responsabilité morale de certains rabbins qui participent activement à la radicalisation des jeunes en véhiculant des appels au meurtre visant aussi bien les Arabes que les artisans d'Oslo.
Tour à tour, les témoins sont auditionnés : le chauffeur, le garde du corps, le chef de la sécurité de la manifestation, le chef de la police… Certains éléments intriguent et indignent le président de la Cour suprême, comme la durée anormalement longue d'acheminement du blessé à l'hôpital Ichilov, situé à 500 mètres du parking de l'esplanade des Rois d'Israël, sur un parcours encombré par les forces de police. Il pointe les importantes défaillances sécuritaires et le manque de préparation qui ont permis que survînt l'assassinat.
En parallèle, on suit l'interrogatoire et l'emprisonnement du jeune meurtrier. Celui-ci ne regrette pas son acte. Il s'est sacrifié pour le peuple juif, menacé par la politique dangereuse de Rabin. Le vieux psychologue qui s'entretient avec lui est ulcéré par son attitude arrogante et hautaine. « Le peuple juif ne t'a pas mandaté pour tuer le Premier ministre ! Comment peux-tu prétendre faire le bien de ton peuple en tuant celui qui a été choisi par la nation entière ? » Le vieil homme est atterré à l'idée que la violence ait pris autant d'empire dans « la seule démocratie du Proche-Orient ».
Gitaï opère un flashback pour peindre le climat qui a immédiatement précédé le meurtre de Rabin. Par le biais d'images d'archives disséminées tout au long du film, le cinéaste s'attache à montrer le déchirement provoqué par la disparition du principal artisan israélien des accords d'Oslo. La société israélienne de 1995 est travaillée par des divisions béantes entre les partisans d'une paix négociée brandissant des pancartes « Peace now » (« shalom akshav ») ou réclamant deux Etats, et ceux qui manifestent aux cris de « Rabin, par le feu et par le sang, nous allons t'expulser ». Pour ces derniers, Rabin est un traître au peuple juif, un « moser » sur qui est déclenchée la « din moser », la loi sur le délateur, et la « din rodef », une loi talmudique qui vise à éliminer celui qui met en danger les juifs.
Ces questions sont débattues dans de petits groupes de juifs très religieux qui n'acceptent pas les accords d'Oslo, qui seraient une amputation du territoire sacré d'Israël. Aucun gouvernement ne serait légitime pour acter une décision de ce type. Au cours de la discussion, la condition juive de Rabin lui est déniée. Intervient une femme qui se prévaut de sa qualité de « psychologue clinicienne » et insiste sur le fait qu'elle offre à l'assistance une expertise scientifique du cas très préoccupant que représente Yitzhak Rabin, un « schizoïde déficient mental […] totalement coupé du réel », qui n'entretient avec la rationalité que des liens distants. À la question d'une femme qui cherche à savoir s'il existe d'autres dirigeants atteints du même mal, l'experte ne cite qu'un nom, celui d'Hitler. On est saisi par l'ironie d'une scène où toutes les personnes présentes placent une loi religieuse interprétée par leurs soins au-dessus de la loi civile, mais adhèrent à l'idée que celui qui est coupé du réel, c'est Rabin.
Benyamin Netanyahou, à l'époque jeune leader du Likoud, apparaît à de nombreuses reprises sur les images, au milieu de manifestants qui griment le Premier ministre en uniforme de SS, entouré de croix gammées, ou portant de keffieh de Yasser Arafat ou haranguant une foule qui appelle violemment Rabin à la démission. L'actuel Premier ministre assure n'avoir jamais encouragé la violence. Mais la charge du réalisateur contre sa complaisance présumée envers les extrémistes et son encouragement assumé du processus illégal de colonisation résonne amèrement avec une actualité politique israélienne qui s'est déportée sur la droite. De nombreuses critiques en provenance de l'extrême droite israélienne se font jour, qui dénoncent les positions du président Rivlin, pourtant figure historique du Likoud, favorable aux colonisations et hostile à la création d'un État palestinien.
Dans un pays militariste, crispé par la guerre, et où les chances données à la paix se raréfient de jour en jour, l'héritage de Rabin est paradoxalement convoqué régulièrement dans la presse écrite. Pourtant, le film de Gitaï est sorti dans une indifférence totale en Israël ; il n'est resté à l'affiche que deux semaines et n'a suscité aucun débat public. Il interroge sur l'état d'esprit d'une société meurtrie, malade d'un conflit qui ne finit jamais.
26 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON