Les Somalis sont quasiment tous musulmans sunnites. Je ne parlerai donc pas spécifiquement de l’islam dans cet article car il est omniprésent dans la société somalie, mais il reviendra de façon récurrente. Par contre, je m’attarderai sur le khat ou qat, un végétal particulièrement apprécié dans la région et contenant des amphétamines. Avec le chameau, en perte de vitesse, il s’agit d’un des trois piliers de la société somalienne actuelle. La guerre civile pourrait en être le quatrième, mais loin d’être celui de la sagesse. Ce qui est surtout passionnant, au-delà des pirates, des massacres et des exploits guerriers, c’est l’économie de guerre qui paradoxalement profite d’une certaine manière au pays. On est loin des litanies nombrilistes de Frédéric Mitterrand, tant dans son film que dans son livre. Enfin, il y a les clans car, sans les clans, la société somalienne n’existerait pas.
Le khat est un arbuste de la famille des Celastracées (Catha edulis ou Celastra edulis) qui pousse surtout en Ethiopie à une altitude de 1 500 à 2 000 mètres à la fraîcheur et l’humidité et dont seules les feuilles sont mâchées et mastiquées par les Somalis, les habitants de Djibouti (qui utilisent fréquemment le terme salade), certains Ethiopiens, Erythréens et les Yéménites. Les effets sont ceux de l’amphétamine base, le principe actif étant la cathinone, un alcaloïde, uniquement stable dans les feuilles fraîches, ce qui en limite le transport, les feuilles devant être consommées dans les trois jours suivant la cueillette. Excitation, logorrhée, insomnie et après un usage excessif, désorientation, voire bouffée délirante sont hélas le prix à payer en cas de surconsommation. Le khat potentialise les effets de l’alcool, du Valium et du cannabis, pouvant alors entraîner, outre les bouffées délirantes, de véritables psychoses quelquefois irréversibles. Mais à usage modéré, une ou deux fois par semaine et pas plus de deux bottes à chaque fois, c’est un moyen comme un autre de socialiser, d’échanger des idées et de vaincre la timidité et la réserve.
Le khat n’est donc pas un hallucinogène quand il est pris à doses raisonnables. En Somalie, au Somaliland, Puntland, à Djibouti et au Yémen, il est devenu un véritable art de vivre. Au Kenya et en Ouganda, il est aussi présent, mais surtout sous sa forme miraa, dont on mastique les tiges plus fines que celle du khat éthiopien et, dans ces deux pays, la composante compulsive est moindre. C’est la drogue des conducteurs de camions qui sous son influence sont capables de rallier Mombasa sur l’océan Indien au Burundi ou à l’est du Congo, d’une seule traite, sauf les douanes, soit trois à quatre jours de conduite ininterrompue. Après, ils s’écroulent de sommeil et repartent plus calmement pour le retour. Mais, dans la Corne de l’Afrique, les amateurs sédentaires, en majorité des hommes, mais aussi quelques femmes (pas les jeunes filles) attendent l’arrivée des avions pilotés par des Russes (les compagnies privées sont de plus en plus impliquées dans ce commerce et ont remplacé peu à peu Ethiopian Airlines qui en avait le quasi-monopole), des camions ou des pick-up chargés de la précieuse marchandise. Certains ne peuvent rien faire sans en avoir mâché, d’autres y dépensent plus de la moitié de leurs revenus. Bref, le khat est une vraie institution, un besoin essentiel pour plusieurs millions de personnes. Par contre, à Kampala et Nairobi, de jeunes femmes aux vêtements aussi légers que les mœurs, s’attablent et broutent le khat à la terrasse de certains bars qui en autorise la consommation.
Avec le khat, rien à voir avec l’ivresse éthylique, cannabique, rien non plus de comparable avec la défonce au crack ou à l’héroïne. Seule comparaison possible, le speed et un peu la cocaïne dans sa dimension de connaissance, de pouvoir parler sans fin et de vouloir refaire le monde. La descente est moins brutale, mais on se retrouve assez mou, le lendemain après une séance de six à dix heures de consommation continue. Comme pour les amphétamines, le khat donne soif et la gorge sèche, alors on boit du thé et on mâche du chewing-gum pour s’aider à saliver. Certains ajoutent du Coca ou du Fanta. J’ai déjà parlé de ceux qui mélangent avec l’alcool, surtout avec du gin éthiopien, mais, là, ça tourne souvent très mal.
Se retrouver tout nu dans la rue en braillant « Goul ed dinn », à peu près je me nourris de la Foi, n’est pas ce qui peut arriver de mieux à un croyant. Et puis, il y a les bavures, on s’énerve vite en discutant et, quand on a en main un AK 47, ça peut très mal finir. Souvent, d’ailleurs on s’excuse d’avoir tué quelqu’un non intentionnellement et on paie le prix du sang à la famille et au clan. On conduit aussi plus sportif et cela aussi peut finir en tonneaux et fractures multiples.
Quasiment tous les hommes somalis en consomment, même les croyants traditionalistes. Par contre, les radicaux des tribunaux islamiques qui contrôlent Mogadiscio, une partie de la Somalie centrale et sud du pays, l’ont interdit, pour raison religieuse. L’Ittihhad-al-Islamiyaa et les mouvements fondamentalistes armés de jeunes, les shabbab pourchassent les consommateurs et brûlent des lots comme ils l’ont fait dès 2006 au sud de Kismaayo. Les Frères musulmans sont théoriquement contre, mais sont moins influents et se manifestent plus mollement. Les Tabliqs, sorte de Témoins de Jéhovah de l’islam, sont beaucoup plus pacifiques, ils sillonnent le pays en prêchant la bonne parole et leur position vis-à-vis du khat n’est pas trop agressive. Tous ces groupes sunnites ont leurs mosquées et leurs imams et, selon l’orientation du directeur de la prière, le khat est honni ou toléré. Tous par contre respectent le Ramadan et n’en consomment pas de jour pendant ce « mois sacré ».
Pour certains chercheurs, khat et libido ne font pas bon ménage. Ils l’ont testé sur le rat !
Selon le journal d’ethnopharmacologie d’Addis-Abeba en Ethiopie, une étude particulièrement passionnante (voir extrait en anglais en note 1) relate les effets du khat sur la sexualité du rat !
Pour ceux que l’anglais rebute, je dirai qu’à petite dose ou avec un petit verre, ce serait même mieux, mais, à forte dose, cela leur inhibe le piston, aux rats ! On est content de l’apprendre. En Somalie, pas besoin de rat pour savoir que le khat rend en général plutôt mou de l’appendice. Probablement pour des raisons pharmacologiques, mais surtout du fait qu’en rentrant chez soi le consommateur abusif a tendance à s’écrouler et à ronfler comme un sonneur quand les effets se dissipent. Par contre, certains ont encore de la vigueur et en font profiter les serveuses de thé qui entourent les séances de consommation. Et, là, j’ouvre une parenthèse, qui me rassure sur l’espèce humaine, que des chercheurs passent des heures en protocoles sérieux pour étudier l’érection du rat, son retard à l’éjaculation sous l’influence d’un toxique, mérite le respect. Restant dans le domaine animal, il faut savoir que la légende nous dit qu’un berger éthiopien ayant observé le comportement d’une chèvre qui avait brouté un arbuste, décida d’en goûter les feuilles et fit la découverte qui modifia le comportement social de toute une sous-région.
Car, si on peut en mâcher en conduisant, ou assis par terre en montant la garde ou en attendant son patron, le nec plus ultra est de le prendre en groupe. Le mieux est d’être assis sur des matelas dans une grande pièce rectangulaire, d’avoir ses bottes de feuilles à portée de main dans un sac plastique et de jeter au sol les tiges et les feuilles trop dures qui ne se mastiquent pas. On reste donc à trois, cinq ou huit à refaire le monde à discuter business, politique ou de choses et d’autres, voire de poésie, car les somalis en sont amateurs. Et puis, on fume énormément pendant ces séances.
Le khat pose encore un autre problème, celui des emballages. Contenu, vendu et consommé à partir de sacs plastiques légers, ces emballages s’en vont dans les rues de villes et à la campagne au gré du vent, se coincent dans les haies d’épineux et dans les arbres. Les chèvres les avalent et il n’est pas rare d’en voir une en éliminer un par voie basse, le sac restant coincé dans l’orifice anal. Heureusement, les Nations unies ont inventé la Journée de l’environnement. En somali, on pourrait traduire par la Journée du sac plastique. Théoriquement, chacun doit en ramasser dans les rues pour dépolluer les villes. La réalité est autre. Comme il existe des agences UN et des ONG internationales, les communautés et les autorités demandent des per diem (sorte de rémunération ponctuelle non salariale) à ces humanitaires pour encourager et motiver les ramasseurs de sacs. La communauté internationale étant déjà sollicitée par les Journées de la femme, de la tuberculose, du sida, de l’enfance, du handicap et j’en passe, les généreux donateurs forcés ne se fendent pas trop en donation pour la Journée de l’environnement et les sacs restent à flotter dans les branches.
Le khat est interdit en France, la communauté somalie étant très peu nombreuse, cela ne pénalise que quelques Djiboutiens. Par contre, il est autorisé en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. Il arrive donc par avion et satisfait un grand nombre d’amateurs qui se sont organisés en réseau pour pouvoir profiter de cette plante comme au pays. Il est tout de même certain que la consommation du khat limite la productivité. Cela n’est pas trop grave dans une société vivant hors des circuits modernes de production là où la rentabilité n’est pas de mise. Cela par contre pose problème pour ceux qui veulent développer une industrie ou une unité de production avec un rendement aux normes occidentales ; certains analystes parlent de fléau social, en particulier pour Djibouti. Les organismes internationaux et les ONG doivent en tenir compte et respecter des horaires matinaux pour leurs employés et leurs partenaires des ministères, des chefferies claniques ou groupes représentant la société civile. Ils en arrivent quelquefois à la conclusion qu’il vaut mieux engager des fondamentalistes qui n’en consomment pas pour obtenir un meilleur rendement. Cette pratique risque à terme de laisser tous les postes-clés aux mains des non-consommateurs avec toutes les conséquences que cela implique. Il est certes souhaitable d’augmenter la productivité, mais cela doit-il être le résultat du noyautage des organismes internationaux et des entreprises du pays par des radicaux islamistes ? Le khat ne pose pas tant la question de l’addiction pour ses usagers à dose raisonnable, qu’un problème socioéconomique du fait de ses répercussions sur la productivité. Le dernier problème posé par le khat est la répercussion du pouvoir d’achat des familles, certains, parmi les moins riches y engloutissent plus de 50 % de leurs revenus. Mais le phénomène est similaire avec la bière en Ouganda (premier consommateur mondial d’alcool avec 17,1 litres d’alcool pur par an et par adulte d’après l’OMS en 2003), au Rwanda et au Congo entre autres.
Doit-on donc interdire le khat ? Mais doit-on interdire le vin en France ? Seul l’abus est préjudiciable à la santé et à l’économie. J’ai toujours été opposé à toute forme de prohibition, génératrice de trafic et de production frelatée. Et puis, à partir moment où les Somalis utilisent leurs propres ressources et ne comptent pas sur la communauté internationale pour pallier leurs lacunes et manquement, pourquoi pas. Par contre, celui qui est grassement payé par une entreprise ou une organisation internationale se doit d’être au minimum présent plus de quatre heures sur son lieu de travail et montrer une efficacité professionnelle à la hauteur de son salaire. Tout le reste n’est que moralisation de la société et ethnocentrisme.
(1) The aim of the present study was to evaluate the effect of sub-chronically administered khat extract with or without alcohol on sexual behavior in male rats. Adult albino wistar male rats were administered either with khat extracts (100, 200, 400mg/kg), amphetamine (1mg/kg), sildenafil (1mg/kg), ethanol (2ml/kg of 2% and 10%), or a combination of khat and ethanol (2%+10%) by intragastric gavage orally for 15 days. Khat (400mg/kg) treated rats demonstrated a statistically significant increase in all sexual parameters except in mounting frequency, intercopulatory interval and copulatory efficiency. Whereas, khat (200mg/kg) treated rats showed a statistically significant increase only in ejaculation latency (P<0.01). In marked contrast, low dose (100mg/kg) of khat extract was found to significantly reduce both mount latency (P<0.05) and intromission latency P<0.01) thereby enhancing sexual motivation/arousal in male rats. Similar results were obtained when khat extract (200mg/kg) and ethanol (10%) were administered concomitantly despite the inhibitory effect observed in male sexual behavior when administered alone. From the present study it can be concluded that higher doses of the extract inhibit sexual behavior in male rats. In contrast, low dose of the extract as well as the concurrent administration of the extract followed by ethanol was found to enhance male rat sexual motivation/arousal.