Le troisième sexe existe-t-il ?
Biologiquement, non, bien que les hermaphrodites puissent y être assimilés. Mais ils ne se reproduisent pas. Il faut quitter la pure physique biologique pour parler de « troisième sexe ». Il y a belle lurette que l’on sait que tout ce qui est humain n’est pas réductible au génétique ni à l’épigénétique. L’être humain est un animal, certes, mais sa très longue enfance en fait un être particulièrement marqué par son environnement, notamment par ses relations avec les autres. Le sexe est largement une donnée psychologique, donc sociale. Nos sociétés changent, les rapports sexués aussi. Depuis que sévit la mode du jeunisme, de l’adolescentrisme, de l’éternel vingt ans, nos sociétés deviennent androgynes. Ce « troisième sexe » - ni macho ni nympho - est une construction sociale. Elle a existé chez certains peuples dans l’histoire, elle se développe aujourd’hui chez les individus qui se retrouvent médiateurs ou tout simplement « sympathiques ».
« Médiateur » : le mot est devenu brusquement à la mode depuis que le président Sarkozy semble en faire l’alpha et l’oméga de sa nouvelle politique. Elle consiste probablement à poursuivre son idée tout en confiant l’intendance à des spécialistes de la communication. Quoi de mieux qu’un « troisième sexe » pour éviter les travers agressifs (trop reprochés aux mâles) ou les travers maternants (tellement reprochés à Ségolène) ! L’éducation, le rang dans la famille, la position sociale, placent certains individus dans cette situation intermédiaire.
Les Eskimos Inuit avaient pour usage de travestir certains de leurs enfants pour les élever comme s’ils appartenaient au sexe biologique opposé. A la puberté, la physiologie reprend ses droits et ces enfants changent symboliquement de sexe, adoptant les vêtements et les tâches conformes à leur statut issu de la nature. Mais leur polyvalence, cette capacité qu’ils ont acquise de prendre des points de vue opposés, d’une sphère symbolique à l’autre de la société, leur donne une souplesse de relations et une ouverture d’esprit qui est très valorisée. Les Eskimos vont jusqu’à leur prêter un pouvoir particulier de médiateur, non seulement dans la société, mais aussi entre le monde des vivants et celui des esprits.
C’est une même capacité à franchir les frontières qui caractérise les « berdaches » amérindiens. Ils ne sont pas tous homosexuels, bien que travestis. La culture française, au contraire de l’anglo-saxonne, adore trancher dans l’absolu les catégories et étiqueter de façon définitive les comportements. L’anthropologue Margaret Mead a étudié la division sexuée du travail en Océanie. Elle montré dès les années 1930 que la répartition des tâches entre sexes était plus culturelle que naturelle. Les ethnologues français, trop marqués par Freud ou contaminés par Engels, aimaient à confondre sexe social et sexualité génitale. Une couche de plus sur la morale ambiante, catholique et bourgeoise, avec ce travers caporaliste envahissant jusque vers 1968 qui assimilait allègrement pratiques sexuelles et rôle social. Pour eux, les berdaches étaient homos - beurk ! et point à la ligne. Mauss ne voyait par exemple chez les Inuit qu’un ‘communisme primitif’ où chacun s’envoyait en l’air avec quiconque durant les mois d’hiver. Alors que les études des années 1960 ont montré qu’il s’agissait de toute une cosmologie où des ancêtres et des amis disparus reviennent dans les âmes de certains enfants nouveaux-nés, qui sont élevés comme eux même s’ils sont de sexe biologique différent. Ou bien, lorsque l’équilibre de la famille entre garçons et filles est trop accentué, certains enfants sont élevés comme s’ils étaient de l’autre sexe pour le partage des tâches.
Chez les Sioux, quelques hommes étaient travestis depuis leur adolescence à la suite d’une expérience initiatique ou parfois d’un rêve. En Polynésie, la confrérie des Arioï, réunissait des mâles qui visaient à capter et à contrôler les pouvoirs surnaturels féminins en étant éduqués comme des filles, en jouant le rôle de conteurs, de danseurs et de bouffons, et en ayant des relations sexuelles avec des adolescents mâles. Les Arioï pouvaient se frotter le ventre avec qui ils voulaient mais sans le droit d´enfanter.
Ce chevauchement de la frontière des sexes, génitalement pratiqué ou seulement symbolique, devient une composante de la personnalité adulte, rendant les individus autonomes et polyvalents. Ils deviennent alors chamane, ce personnage d’androgyne métaphorique. Selon Sabine, à Tahiti, les ‘mahu’ sont souvent d’excellents animateurs, cuisiniers, graveurs, etc. Dans nos sociétés, ce sont les médiateurs. Comme les chamanes, ils gèrent les crises et les rapports sociaux comme ils ont dû gérer leurs propres conflits et déséquilibres symboliques. Christian Blanc, Raymond Soubie, Carlos Ghosn, Barack Obama, sont des hommes élevés différemment des autres, ayant connus des univers culturels différents et divers. Jules Verne dans ‘Deux ans de vacances’ où des enfants se retrouvent naufragés sur une île, livrés à eux-mêmes, met en scène un beau caractère de médiateur en la personne du jeune Briant. Michel Serres appelle « tiers instruit » ces chevaucheurs de frontières, gauchers contrariés, voyageurs, polyglottes, psychologiquement androgynes…
Il ne s’agit pas bien évidemment de sexe biologique (j’entends déjà les ricanements abêtis des boutonneux), mais de rôle social et culturel (eh oui, faut réfléchir un peu, ça fatigue). Ces gens sont des passeurs, des intermédiaires, en bref des médiateurs. Le troisième sexe existe, à condition de ne pas le réduire à la bite ou au cul.
Sabine : les îles du troisième sexe
Rencontrer un troisième type : mahu et raerae
Jules Verne, Deux ans de vacances, Livre de Poche
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